Aimer la culture, détester son enseignement

Faute d’avoir trouvé un guide pour me transmettre une compréhension de la hiérarchie des savoirs, la « haute culture » est longtemps restée pour moi un sujet de dénigrement et d’incompréhension. Il semble même que je me sois longtemps construit par opposition à cette prétendue haute culture, dont les seuls promoteurs que je côtoyais étaient mes professeurs – et sachant l’image que j’avais d’eux, ou qu’ils lassaient à apprécier, je ne pouvais que rejeter ce qu’ils souhaitaient que j’honore.

Ainsi, je n’ai appris à apprécier la culture que tardivement, par mes propres moyens et selon un intérêt lentement attisé, en ayant détesté son enseignement.

Disons-le tout de suite : j’ai perdu du temps en divertissements stériles (jeux vidéo, musique et cinéma grand public, dessins animés et séries télévisées, romans policiers ou de science fiction, etc.) avant de savoir goûter cette source de satisfactions et de plaisirs différents. Mais après tout, n’est-ce pas le rôle de l’enfance, que de n’être qu’innocence et consommation gratuite de joies répétées ? Il ne faut pourtant pas que l’enfant déborde l’adolescent, et encore moins l’adulte. D’ailleurs, les divertissements stériles d’alors sont devenus autrement plus féconds dès lors que j’ai pu les mettre sous l’éclairage nouveau d’une culture extérieure à eux, mais qui exprimait moins une indifférence à cette culture mainstream qu’une négation et une virulente critique de celle-ci. Car s’il faut un jour grandir, il ne faudrait pas non plus grandir trop vite : comme je plains ceux qui ont été privés de ces douceurs enfantines ! Comme il leur manque la nostalgie de cette culture sans culture, la culture de l’insouciance !

Dans ce contexte juvénile, mon ennemi, ce n’était pas la finance, non, mon ennemi, c’était l’enseignant, l’école. Il se réduisait à un mot : l’ennui. L’ennui scolaire, l’impression d’oppression, que ce monde scolaire est une cage alors que le monde est grand et ouvert, qu’on y perd son temps en sornettes et détails alors qu’il y a tant à faire et à explorer, des découvertes, des surprises, des aventures, des rires qui nous attendent. Comment un enfant, pétri de culture bubble-gum, pourrait autrement concevoir l’isolement de pénombre d’une salle de classe ? D’un foisonnement multicolore, on se retrouvait plongé dans la grisaille la plus austère. L’exercice, la répétition, l’emploi du temps, heure par heure, de salle de classe en salle de classe, jour après jour, semaine après semaine, mois après mois, année après année : un découpage spatio-temporel sans relief, un jour sans fin, un temps infini et stagnant ; comme j’étais loin de vivre un parcours initiatique !

Il fallait subir ou combattre. Ce fut le combat : la rébellion à l’encontre des enseignants – une absence totale de respect, un sentiment d’avoir toujours affaire à l’ennemi. On ne pactise pas avec l’ennemi. On ne l’aime pas, et on ne s’en fait pas aimer. On le nargue, en obtenant de bons résultats à moindres frais : c’était ma revanche. En faire le moins possible, juste le minimum garantissant le succès. Résistance passive, désobéissance civile: ne jamais participer volontairement, ne jamais être force de proposition, ne jamais être positif envers l’institution, toujours renâcler, toujours demander « pourquoi ? » et incessamment importuner comme une mouche que l’on ne parvient pas à chasser. Trouver ses espaces de liberté : rire, moquer, discuter avec ses voisins – et envoyer au diable les remontrances, car j’avais déjà compris que le marché a toujours raison, et que les profs ne pouvaient que s’y soumettre : la quantité (les notes) avait raison de la qualité (le comportement). J’avais ce comportement aristocratique de malotru : c’étaient les 400 coups.

Les 400 coups, de François Truffaut (scène finale)

Mais la vie ne s’arrête pas à une course vers la mer : elle y commence tragiquement. C’est justement avec le visionnage de films comme Les 400 coups qu’on le comprend, et que l’on peut grandir.

Quel fut donc le déclic ? Quand les œuvres « sérieuses » sont-elles entrées dans mon champ de connaissances ? Vers seize ans, en crise d’adolescence. Jusque-là, je n’avais été qu’enfant. Sachant me soustraire à l’autorité, j’étais introverti vis-à-vis du monde des adultes, mais à l’aise dans celui de l’enfance. La crise d’adolescence a été un passage douloureux, non préparé et non guidé, entre l’enfant que je n’étais plus et l’adulte que j’allais devenir :

La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.

– Antonio Gramsci, Cahiers de Prison

Phénomènes morbides de l’adolescence : dépression, idées suicidaires, haine de soi et du monde. Je suis certain que cela aurait pu être évité. Pas par davantage de culture, mais par un meilleur enseignement de celle-ci : non pas l’enfermement théorique et disciplinaire du savoir en conserve, mais au contraire l’ouverture au monde, à ses problématiques et à la vie d’homme, c’est-à-dire à la complexité de prendre sa place-au-monde, et non pas cette place conditionnée, étriquée et contrainte qui nous serait réservée d’office, comme si cela allait de soi. Ce mensonge culturel, ce bourrage de crâne insidieux, a été ma première confrontation à la culture : je l’ai recraché, mais, heureusement, j’ai compris que cette cuisine-là était l’œuvre de très mauvais cuisiniers-gaveurs, et qu’il ne fallait pas, en raison de cette mauvaise expérience, rejeter toute cuisine, mais y goûter au contraire avec gourmandise et selon son bon plaisir.

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