Astonishing playfields – un monde rêvé

Si l’on veut considérer le monde rêvé comme un terrain de jeu subjuguant, ou comme notre jardin merveilleux, un lieu de découvertes surprenant, ce n’est pas en se l’appropriant ou en le niant égoïstement que l’on peut y parvenir. Ce n’est pas non plus un retour à la nature, un primitivisme, ou une soumission à des supposées lois du vivant, autant de façons de redevenir animal à défaut d’avoir su être humain, qui feront de notre planète un lieu hospitalier.

Si la planète peut et doit être un monde ouvert, il doit l’être pour tous, c’est-à-dire à la fois que son potentiel d’aventure (de choix de vie et de modes d’existence) doit être le même pour l’ensemble des humains, mais aussi que ce terrain de jeu doit profiter à tous (la capacité d’édiction des règles doit devenir un subtil équilibre universellement partagé).

Le monde des origines

Nos lointains ancêtres étaient projetés dans le monde comme les passagers clandestins d’un vaisseau spatial dont ils devaient strictement tout découvrir – de qui ils étaient au monde dans lequel ils vivaient. Ce monde était pour eux moins un terrain d’aventures et d’exploration qu’un milieu sauvage (animal) inhospitalier, lieu de dangers mortels où vivre et survivre signifiaient la même chose.

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« L’aventure » façon retour à la nature va rapidement virer au cauchemar (Delivrance – Boorman, 1972)

Les écologistes-extrémistes qui rêvent d’un retour à une telle « communion » avec la nature risqueraient bien d’en être fort surpris.

 

Le monde d’aujourd’hui

Le monde d’aujourd’hui tend à devenir totalement artificiel et en rupture complète avec la nature. Cette dernière devient un loisir, elle est organisée comme telle : on asservit des parcs entre quatre avenues et trottoirs bitumés et on les protège derrière de hautes grilles, on balise et on cartographie des sentiers comme le plan d’un parc d’attractions, on monétise des safaris, des treks, des ascensions et autres « explorations » diverses pour petits et grands, débutants ou « aventuriers » confirmés…

Le monde est ce terrain de jeu matérialiste pour hédonistes : c’est un potentiel de divertissement, comme la littérature, comme tout ce qui, correctement agencé, peut présenter un caractère distrayant. Car le dogme occidental actuel stipule que nous devons multiplier nos expériences pour vivre heureux.

Le paradoxe, c’est qu’en nous éloignant de la nature, en la domestiquant comme on le fait d’un animal de compagnie, on ne grandit pas en tant qu’homme, mais on se rabaisse plutôt comme une bête. Dans la lutte permanente pour sa survie, l’homme apprenait à s’élever, par nécessité, au-delà de sa condition d’animal. La curiosité, l’inventivité, l’habileté, la transmission et la vie sociale étaient autant de caractéristiques mal dégrossies mais vivaces, qui ne demandaient qu’à être aiguisées, et auxquelles l’homme, irrésistiblement conduit par sa condition, se soumettait autant qu’il comprenait qu’il en soumettait ainsi le monde, à son avantage. Le feu, l’élevage, l’agriculture : inventions strictement humaines, même si certains projettent leur anthropocentrisme sur le règne animal, et emploient des termes impropres – je pense par exemple à « l’élevage » des pucerons par les fourmis, qui est désigné scientifiquement comme un comportement nommé « mutualisme ». Ce que l’homme primitif a eu de génie pour améliorer les conditions de son habitat et s’approprier son territoire, nous le dépensons en enfantillages stériles dans le but de jouer à ressentir ce dont notre modernité nous a privés. Et en cela, nous sommes aussi bêtes que le jeune animal sauvage qui découvre par des jeux comment il devra survivre à son environnement ; à ceci près que l’animal grandira et que nous, nous sommes censés avoir déjà grandis : toute cette activité ludique nous ferait plutôt régresser…

 

Une attitude de refus vis-à-vis de cette agitation frénétique et vaine consiste à retrouver « le lien qui nous unit à la nature » : séminaires de méditation, isolement en pleine nature, zénitude, hippies modernes et bouddhisme version occidentalisée – le catalogue du « refus » est aussi fourni que celui du « loisir ». L’objectif est le même, bien que les moyens diffèrent : l’éloignement du boulot, des territoires urbains et même (!) de son smartphone. Sas de décompression pour travailleurs au bout du rouleau. La routine reprendra ses droits, quand le « calme intérieur » sera revenu. Stages d’apprentissage à respirer, illumination de la « pleine conscience », voyages intérieurs guidés par un chaman… parenthèses lugubres de célébration d’un moi hypertrophié – ou comment favoriser la progression de la maladie. Le baume psychologique bourgeois par excellence – que l’on obtient aussi en consultation auprès de charlatans logés à de prestigieuses adresses, et qui publient quantité d’ouvrages qui promettent le « bonheur » et la « paix » (toujours celle de soi-même et de son nombril).

 

Deux voies faussement antagonistes qui se rejoignent en réalité concernant la dépossession de soi en tant qu’homme disposant de facultés latentes infinies (que l’on fait nier ou que l’on limite au cadre du loisir pratiqué) et la restriction de l’espace mental, de l’horizon ontologique (la conception de son être) à sa propre personne (une négation de l’altérité, c’est-à-dire une conception de l’autre comme un miroir déformé). Ces deux vecteurs de déshumanisation conduisent non seulement à inhiber l’homme dans toute sa grandeur et sa complexité, mais éclipsent plus globalement le rapport avec la réalité : le monde vu par soi et pour soi est un fantasme individualiste, leurre de liberté ou de libre arbitre, mais véritable enfermement idéologique et psychologique.

Car le monde d’aujourd’hui n’est ni le terrain de jeu que l’on nous vend en prospectus, ni le représentant féroce d’une nature hostile à laquelle il faut survivre : le monde d’aujourd’hui est un terrain d’affrontement, quand ce n’est pas de guerre. Sartre écrit, dans Qu’est-ce que la littérature ? :

Quand nous avons eu l’âge de faire notre tour du monde, l’autarcie avait tué les romans de grand tourisme [par exemple, ceux de Morand, voir ci-dessous] et puis, nous n’avions plus le cœur à voyager : ils s’amusaient à trouver partout l’empreinte du capitalisme, par un goût pervers d’uniformiser le monde ; nous eussions trouvé, sans nous donner de peine, une uniformité beaucoup plus manifeste : des canons, partout. […]

C’est un monde très humain, fait d’affaires humaines, et qui convoque comme jamais un retour de l’homme aux commandes, qui requiert comme jamais que l’homme retrouve son humanité. C’est un monde qui pose cette question : tenez-vous à votre humanité ?

Ou préférez-vous vous vautrer dans une boue tiède et nauséabonde, nommée nihilisme ou relativisme, que vous engloutirez et où vous déféquerez à la fois, qui vous engloutira et que vous assimilerez en même temps, qui deviendra la masse informe et grouillante d’une chose vivante nouvelle, ni animale ni humaine, qui aura mille yeux mais ne verra qu’elle, qui aura mille narines mais ne sentira plus sa propre puanteur, qui aura mille bouches et mille dents pour s’entre-dévorer, et mille estomacs pour se digérer ?

 

Le monde à souhaiter

Face à ce cauchemar, que devons-nous souhaiter ?

Ne dépassons pas l’idéal ambitieux de voir le monde comme un territoire d’aventures exotiques ; mais l’exotisme est une chose qui se tarit à mesure que l’aventure n’en est plus une, mais devient promenade et visite. L’exotisme existe parce que des hommes font des choix différents d’autres, qui surprennent les uns, choquent les autres, inspirent, fascinent, rebutent, mais surtout : nous changent. L’exotisme est la pluralité. Et la pluralité signifie des hommes variés, et changeants : des hommes établissant des politiques (au sens le plus large : société, civilisation, etc.). L’exotisme n’existe qu’à la condition d’une action humaine délibérée : celle de l’aventure, entendue comme changement, création, doute, refus, ambition, tentative, etc. L’aventure ne naît pas du néant : il faut le goût de l’aventure, c’est-à-dire celui de l’homme premier, inventeur de son monde, mais aussi la structure d’un monde dans lequel l’aventure est permise, et même favorisée.

Or quoi de plus opposé à l’aventure que la rigidité d’un monde qui se ferme en frontières et cultures que certains souhaiteraient éternelles ? Quelle est cette idéologie absurde de l’immobilisme et de la fin de l’Histoire ? Pour ceux-là, le monde parfait ressemblerait à un cimetière : des rangs ordonnés de tombes, de boîtes bien distinctes et séparées, au couvercle hermétique, ensevelies dans un terreau solide assurant que jamais rien ne bouge. A la fête des morts, congé est donné : les spectres flasques surgissent et déambulent dans les allées proprettes, et, bien que certains recoins du cimetière réputés mal-famés soient fermés à la circulation, on se réjouit du loisir que l’on a de visiter ses voisins. Quand la fête se termine, chacun regagne son tombeau : on remettra ça l’année prochaine !

Sartre écrit, dans Qu’est-ce que la littérature ? :

Remplis de clinquant, de verroteries, de beaux noms étranges, les livres de Morand sonnent pourtant le glas de l’exotisme ; ils sont à l’origine de toute une littérature qui vise à anéantir la couleur locale, soit en montrant que les villes lointaines dont nous avons rêvé dans notre enfance sont aussi désespérément familières et quotidiennes pour les yeux et le cœur de leurs habitants que la gare Saint-Lazare ou la tour Eiffel pour notre cœur et pour nos yeux, soit en laissant entrevoir la comédie, le trucage, l’absence de foi derrière les cérémonies que les voyageurs des siècles passés nous décrivaient avec le plus de respect, soit en nous révélant, sous la trame usée du pittoresque oriental ou africain, l’universalité du machinisme et du rationalisme capitaliste. Pour finir, il ne reste plus que le monde, partout semblable et monotone.

Je n’ai jamais mieux senti le sens profond de ce procédé qu’un jour de l’été 1938, entre Mogador et Safi, lorsque je dépassai en autocar une musulmane voilée qui pédalait sur une bicyclette. Une mahométane à vélo, voilà un objet auto-destructif que peuvent revendiquer tout aussi bien les surréalistes ou Morand.

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La bicyclette, c’est has-been ! Maintenant, c’est le jet-ski !

Tel est le monde projeté par le libéralisme aveugle occidental, grande machine à aplanir totalitaire face à laquelle nous ne devons pas nous soustraire, mais faire preuve de tout l’optimisme créatif et de toute la responsabilité nécessaires. Si le monde est une grande exposition de curiosités conservées dans le formol, il faut occuper le musée en transformant les visiteurs en de libres artistes-architectes résidents, et que le chantier soit permanent, que les salles se transforment, apparaissent et disparaissent, que de nouvelles curiosités naissent, entrent en conflit, et ne cessent pas de nous surprendre et de nous ébranler : car il n’y a qu’un seul musée, et rien en dehors.

Sartre décrit une littérature d’écrivains-voyageurs en qui je reconnais pour ma part l’occidental-type du XXIe siècle : consommateur, pressé, multipliant les expériences, en survol, de vols en vols expéditifs. A l’opposé d’une lenteur qui inviterait, comme en parle Lévy-Strauss, à profiter du voyage plutôt que se déplacer d’un point à un autre : l’errance dans le monde et en soi, attentif à toute chose, divaguer plutôt que vaquer, prendre le temps, voler le temps ; le voyage à la fois comme un parcours initiatique, mais aussi comme une possibilité de changer le monde. Sartre :

[Ces écrivains-voyageurs] suppriment l’exotisme parce qu’on est toujours exotique par rapport à quelqu’un et qu’ils ne veulent pas l’être, ils détruisent les traditions et l’Histoire pour échapper à leur situation historique, ils veulent […] opérer une libération fictive par un internationalisme abstrait, réaliser par l’universalisme une aristocratie de survol.

La concrétisation d’un changement par rapport à notre situation actuelle ne se trouve pas dans une fuite autour du monde – nous ne serions alors pas différents de ces « aristocrates de survol » mais simplement, des aristocrates désargentés : à l’image du back-packer il faut substituer celle du settler. Cela implique des changements bien différents que de changer individuellement son rapport au monde (bien qu’un changement de mentalité constitue certainement pour beaucoup de nos contemporains une étape préalable à l’acceptation du changement) : c’est de la plus haute politique qu’il s’agit, une politique capable de fonder une civilisation.

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