Ce que peut nous apprendre la nature (2) : morceaux délectables

A la suite de mon premier article sur ce thème, je souhaitais partager quelques fragments d’un article du magazine Le Point présentant un ouvrage intitulé L’abeille (et le) philosophe (éditions Odile Jacob, de François et Pierre-Henri Tavoillot) qui présente l’utilisation qu’ont fait certains philosophes de l’abeille comme sujet d’étude et de « démonstration argumentée ». Certaines illustrations sont au moins aussi cocasses que celles de Onfray (cf. cet article publié plus tôt).

D’abord, attardons nous sur le titre du livre : L’abeille (et le) philosophe. Qui sous-entend donc que l’abeille est philosophe… premier signe inquiétant d’anthropocentrisme qui annonce un festival ! Attention, donc, messieurs les penseurs, car quand l’abeille aura terminé sa thèse de doctorat, vous allez tous être mis au placard ! Vous pourrez aller butiner ailleurs si on y est !

Mais les auteurs semblent quand même (et contrairement à Onfray qui plonge la tête la première) s’y prendre avec distance. Pierre-Henri Tavoillot déclare :

L’abeille […] ne ressemble guère à l’homme : c’est un insecte plutôt rustique. Mais, comme lui, elle vit en collectivité ; comme lui, elle récolte, transforme et fabrique ; comme lui, elle se protège, combat, se sacrifie et se soigne. Alors la tentation est grande de projeter sur la ruche les interrogations essentielles de l’humanité. D’ailleurs, les philosophes et les poètes ont attribué à l’abeille toutes les vertus possibles : prudente, avisée, fidèle, altruiste, travailleuse, économe, propre, chaste, géomètre, bâtisseuse, prophète et même excellente météorologue. L’homme gagnerait, nous disent ces sages, à s’inspirer de son exemple.

« La tentation est grande » : tentation à laquelle la science nous défend pourtant de succomber. « Attribué à l’abeille toutes les vertus possibles » : en quoi l’animal serait-il vertueux ? Seulement en ce que nous voulons projeter sur lui : notre anthropocentrisme malhonnête. « L’homme gagnerait à s’inspirer de son exemple » : de quel exemple parle-t-on, et qu’y gagnerait-on au juste ? Des rations de miel ?

Winnie l'ourson
Certains philosophes pensaient que l’homme gagnerait à s’inspirer de Winnie l’ourson

Plus loin, Tavoillot évoque Aristote :

Aristote considérait que la ruche était un univers en petit : un microcosme. Aussi, en l’étudiant, il espérait comprendre les mystères du grand cosmos.

Onfray est la réincarnation d’Aristote ! Mais Aristote se pose une question bien épineuse à résoudre au 4ème siècle avant Jésus-Christ :

La question qui le taraude est celle de la reproduction des abeilles. Elle va d’ailleurs occuper les savants jusqu’au début du XIXe siècle, où elle sera enfin résolue. D’une part, on n’avait jamais vu les abeilles copuler ; d’autre part, dans la ruche coexistent les ouvrières, la reine et les bourdons. Comment toute cette diversité fait-elle pour se reproduire ? Voilà l’énigme. Pour Aristote, qui s’acharne à la résoudre, on a là l’image même du cosmos et donc la clé de son mystère. Chez lui, l’abeille est métaphysique !

Ce qui est bien dommage pour Onfray et consorts (je vais arrêter d’accabler un seul homme, car c’est tout une famille de pensée qu’il faut considérer en réalité), c’est que, malgré les découvertes des biologistes et des physiciens (et pas des philosophes) pour résoudre cette question de la reproduction et bien d’autres, cette école de pensée naturaliste perdure au 21ème siècle. Elle persiste dans sa croyance de la possibilité de comprendre et d’expliquer le monde par l’observation de phénomènes biologiques dont ses thuriféraires n’ont pas la formation requise pour les étudier convenablement : cela se nomme, je suppose, de l’obscurantisme.

Qui dit obscurantisme dit religion, et là, justement, c’est Saint Augustin qui s’y colle :

Saint Augustin fait même de l’abeille la clé du mystère de l’Immaculée Conception

Ce qui revient à remplacer le « cosmos » d’Aristote par le Dieu des chrétiens. Tavoillot déclare :

Pour le christianisme, la ruche devient une sorte de parabole : un Évangile pour les nuls, en quelque sorte. Car, en regardant le petit monde des mouches à miel, on comprendra les mystères les plus complexes, comme la virginité de Marie (qui cesse d’être anormale quand on la compare à celle des abeilles)

 

Enfin, il est une utilisation de l’animal bien utilitariste, qui vient conforter tous ceux qui se réclament des « droits naturels » et autres « lois de la nature » auxquels l’homme serait soumis :

La IVe partie des « Géorgiques » [de Virgile] est le chef-d’œuvre absolu de la philosophie apicole. Tout y est : sagesse, vertu, gloire, poésie subtile et précision agronomique. Tout cela est mis au service d’une propagande politique : celle qui vise à soutenir la prise de pouvoir d’Octave, qui deviendra Auguste pour la postérité. La ruche offre en effet l’image apaisée d’une république qui a un chef – on croit alors que la reine est un roi -, soit exactement le nouveau régime qu’Octave entend instaurer pour mettre fin à la longue guerre civile romaine. Napoléon saura s’en souvenir lorsqu’il réfléchira aux nouveaux symboles de l’Empire français. Là encore, l’abeille reprendra du service.

Et dans le monde religieux :

Même l’essaimage sera mis en scène pour préserver du risque de schisme ou d’hérésie. Luther en usera pour se justifier d’avoir quitté une Église devenue étroite.

 

Heureusement qu’il y a la science pour nous aider résoudre les mystères insondables du cosmos et de l’Immaculée Conception :

On commence alors à observer que le roi est en fait une reine et que, pondant les œufs, celle-ci pourrait bien n’être pas si vierge que cela.

La science, qui nous avertit que nous avons moins besoin des abeilles pour nous régaler de miel comme Winnie que pour assurer la pollinisation de 80% des espèces végétales cultivées – condition de notre survie. La science qui, par la génétique, nous démontre que les abeilles sont des animaux peu robustes aux pesticides et que nous devons prendre soin de les protéger :

Le service public nous informe

 

Et je réitère ainsi ma conclusion : l’étude de la nature est le domaine des sciences du vivant et de la physique. Elles nous aident à comprendre les phénomènes naturels terrestres et la nature de l’univers. Mais en rien la nature ne nous apprend ce que nous (hommes) devrions être. J’en déduis une maxime :

Il n’y a pas d’autres lois naturelles que celles auxquelles nous sommes déjà soumis physiquement

Par conséquent, tout individu qui voudrait prescrire une conduite à autrui en prétextant du comportement « vertueux » ou « nécessaire » de tel ou tel animal ou végétal devrait être nommé falsificateur de la raison, propagandiste ou prédicateur. Mais en aucun cas savant, scientifique ou philosophe.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.