Économie et sociologie : définitions instrumentalisantes, sciences embourbées

L’économie est l’art de faire de la politique en se cachant derrière des chiffres.

La sociologie est l’art de faire de la morale en se cachant derrière des chiffres.

Car on n’a jamais vu deux disciplines académiques être autant instrumentalisées que ces deux-ci.

Le problème scientifique, la politique et la vanité

Dans tous les débats, le fait économique est brandi avec force chiffres, indicateurs ou courbes de tendance pour faire la preuve et soutenir les thèses d’un bord à l’autre. Car l’économie, considérée comme science rationnelle, est par conséquent irréfutable (c’est un objectivisme). Or, l’assommante accumulation de chiffres n’explique rien en elle-même: c’est l’interprétation qui en est rendue qui peut lui donner du sens. Et de fait, ce sont des interprétations tout ce qu’il y a de partiales que l’on nous sert d’un camp à l’autre en aboutissant à des conclusions opposées.

Les économistes eux-mêmes deviennent les premiers soutiens d’une idéologie ou d’une autre : mais depuis quand voit-on des « scientifiques » se mêler de la chose publique sous les feux des projecteurs ? Par exemple, depuis quand le sort de la Grèce est-il moins politique qu’économique ? Peut-être depuis que les politiques n’assument plus d’être ce qu’ils devraient et se cachent derrière leurs « experts » ?

La sociologie suit la même dérive. Comme l’économie s’octroie les finances et le budget de l’Etat, la fiscalité, l’emploi et la compétitivité des entreprises, la sociologie s’accapare tout ce qui relève des domaines du droit, de l’éducation et des cultures pour fonder une morale barbare qui décrit la société telle qu’elle la considère et l’envisage telle qu’elle devrait être.

 

Pourtant, ces deux disciplines s’auto-promulguent « sciences ». Ce faisant, leurs défenseurs ignorent une différence flagrante entre science et non-science : le caractère définitif et inaltérable de la vérité scientifique (par exemple : des axiomes mathématiques ou des lois de physique). Or, il ne peut exister de telles vérités en économie ou en sociologie. Si des vérités en émergent, elles sont limitées au périmètre temporel, culturel, spatial, social et démographique des études menées. En d’autres termes, les modèles ou « lois » établis par ces études ne concernent que les sujets de ces études, et ne peuvent, toute rigueur scientifique sauvegardée, que s’y limiter.

Or, lorsqu’un expert de l’une de ces disciplines oublie cette hypothèse, cette limite à son étude, on voit alors poindre la caractère non-scientifique de ses thèses :

L’extrapolation, c’est-à-dire le passage de l’étude du fait particulier à sa généralisation en loi universelle et conclusive, correspond à la transition entre le raisonnement scientifique vers l’opinion politique et le discours idéologique.

Dès lors, afin de se parer d’atours scientifiques pour affirmer et justifier leurs capacités à transiter du particulier au général, on a vu, en économie et en sociologie, éclore l’utilisation de tout un arsenal mathématique, et plus généralement de méthodes usitées par les sciences traditionnelles (« sciences dures »). Malgré l’apparence ridicule de ces tentatives de réduction de l’humain et de l’activité humaine à des formules mathématiques, la fonction, l’équation et le graphique ne se sont jamais aussi bien porté. Bien entendu, c’est nier le caractère d’évolution permanente des structures sociales et civilisationnelles qui sous-tendent les hypothèses qui conduisent à ces modélisations (la seule chose qui ne change jamais, c’est le changement). C’est nier aussi le caractère insaisissable, ou à tout le moins impossible à modéliser, du caractère humain. C’est par conséquent ignorer volontairement que toute étude portant sur l’humain (en tant qu’acteur socio-économique, non en tant qu’espèce biologique) est par définition limitée dans sa portée et ne saurait scientifiquement être généralisée.

 

Par exemple, les économistes rêveraient que les acteurs se comportent (enfin !) de manière rationnelle : leurs théories pourraient finalement se concrétiser ! Le problème, c’est que les acteurs en question se nomment êtres humains et que la notion même de rationalité est d’une complexité foudroyante (on peut même se demander s’il a jamais existé une rationalité ou une objectivité parfaites). In fine, c’est le marché qui a toujours raison, et les économistes qui sont constamment démentis dans leurs pronostics – terme que l’on emploie pour les paris sportifs – d’un niveau divinatoire comparable à celui des oracles professionnels. En conclusion de son ouvrage Les Etapes de la Pensée Sociologique, Raymond Aron écrit, sur Max Weber :

Son [Max Weber] expérience d’économiste l’a amené à réfléchir sur la relation entre la théorie économique en tant que reconstruction rationalisante de la conduite, et la réalité économique concrète, souvent incohérente, telle qu’elle est vécue par les hommes.

Si les économistes rêvent d’agents rationnels, les sociologues et les psychologues comportementalistes (behavioristes) rêvent quant à eux d’animaux de laboratoire, dociles sujets d’expérimentation répétant inlassablement les mêmes réactions suite aux mêmes stimuli, car, selon les théoriciens du schéma stimulus-réponse :

Les expériences répétées un nombre suffisant de fois et avec un nombre suffisant de sujets dégagent des règles de perception valables statistiquement pour l’ensemble de la population.

Ceux-là ignorent les conclusions auxquelles aboutit Julian Jaynes et continuent d’assimiler et de restreindre l’homme à son animalité.

L’hypothèse de la liberté individuelle, ou du libre arbitre, sape les fondements de la « science » du sociologue, quand celui-ci fait de la sociologie une science du comptage, du classement et de la mise en boîte (catégorisation). Car rien n’est plus embarrassant pour le sociologue (et l’économiste, quand il s’applique à servir les intérêts du marketing, ce qui revient à pratiquer une discipline similaire même si les objectifs diffèrent) que d’être confrontés à des individus rétifs à tout comportementalisme : c’est-à-dire, refusant de réagir à un stimulus comme il serait théoriquement « censé le faire »(selon la thèse du sociologue en question). Plus grave, cet individu (ou sa descendance) pourrait réagir de manières différentes lorsque ce stimulus lui est envoyé, en faisant usage de sa conscience, de ses capacités d’apprentissage, de ses leçons d’Histoire, voire de son esprit critique !

Ces individus non conditionnés sont un problème pour valider les corrélations (Graal statistique du sociologue fan de comptage) : mais il suffit de supprimer ces « observations extrêmes » (que le théoricien nomme malignement « aberrations », d’autres parlent même d’en finir avec les « nuances »…), pour rétablir la « science » : ouf ! On est sauvés ! On peut donc établir sa « loi » et valider sa formule mathématique ! Les moutons seront bien gardés, dormez tranquilles !

 

Alors pourquoi, si la généralisation des observations en théories est vouée à l’échec, tant de chercheurs appartenant à ces disciplines en font un cheval de bataille ?

Premièrement, parce que c’est un fantasme intellectuel : imaginez être celui qui établit des lois immuables sur l’homme et la nature humaine ! Vous seriez traité comme Einstein, un génie de son siècle ! Vous éclaireriez le monde de votre savoir, vous passeriez à la postérité – qui sait, peut-être seriez-vous enterré au Panthéon. Vanités humaines.

Deuxièmement, parce que vous êtes un être de chair et de sang, pas un calculateur froid : le chercheur ne peut accepter d’être enfermé toute sa vie dans un rôle apolitique, de fournir des éléments objectifs mais partiels concernant des sujets globaux auxquels il ne peut apporter de conclusion générale. Le chercheur fait initialement preuve d’esprit cartésien car il est persuadé qu’il va faire éclater par le sujet de ses recherches une vérité absolue qui va bouleverser le monde. Bien entendu, c’est un échec : les résultats de son travail ne dépassent jamais le cadre du petit monde des spécialistes, car aucune approche scientifique ne peut établir de généralisation socio-culturelle ébranlant le champ du politique (l’objectivisme pense le contraire).

L’envie d’exprimer le fond de sa pensée prévaut, tôt ou tard : faire son coming-out idéologique est irrésistible.

Et quelle meilleure manière de le faire qu’en employant sa science pour démontrer que l’on a raison, pas simplement sur le sujet étudié (un travail d’expert, limité mais exact), mais encore sur toute la ligne ? Alors, comme Bourdieu à la fin de sa vie, il abandonne sa rigueur intellectuelle et scientifique pour se livrer à un déballage politique soutenu par ses travaux de recherche passés (ce qui peut leur octroyer une notoriété disproportionnée). Militantisme et espoir politiques mêlés de mégalomanie :

On observe ainsi, chez le Bourdieu des années 1990, un passage de la neutralité professionnelle à la critique de « l’abdication scientiste », et aux interventions publiques des sept dernières années de sa vie.

En résumant la relation entre science et religion de Durkheim, Pareto et Weber, Aron écrit (passage issu du même ouvrage que précédemment) :

Pour Durkheim, la science permet tout à la fois de comprendre la religion et de concevoir le surgissement de nouvelles croyances [c’est l’école française de la sociologie, qui veut refonder la société, objectiviste]. Pour Pareto, la propension à la religion est éternelle. Les résidus ne changent pas et, quelle que soit la diversité des dérivations, de nouvelles croyances s’épanouiront. Weber, lui, vit de manière pathétique la contradiction entre une société qui se rationalise et les besoins de la foi. « Le monde est désenchanté », il n’y a plus de place, dans la nature expliquée par la science et manipulée par la technique, pour les charmes des religions du passé. La foi doit donc se retirer dans l’intimité de la conscience, et l’homme se divise entre une activité professionnelle de plus en plus partielle et rationalisée et l’aspiration à une vue globale du monde et à des certitudes dernières.

Cette dernière phrase doit bien décrire le blues du chercheur en économie ou en sociologie, car la division du travail tayloriste a désormais investi le champ de la recherche universitaire (et plus généralement, toute forme de pensée et de réflexion).

 

Un exemple récent : Todd n’est pas Charlie

Le dernier exemple en date est l’ouvrage d’Emmanuel Todd, Qui est Charlie ? – Sociologie d’une crise religieuse (éditions Seuil), dans lequel on retrouve tous les travers énoncés.

C’est d’abord une vision binaire de la société française à laquelle on doit nécessairement souscrire : d’un côté, les laïcs, et de l’autre, les « catholiques zombies ». Une prédisposition sociale qu’affectionnent particulièrement les mauvais sociologues. Philippe Val, qui critique l’ouvrage de Todd ici (Le Point, 21 mai), fait une belle critique de cet esprit totalisant de la sociologie idéologique :

Vous n’êtes qu’un « zombie » déterminé par votre origine, votre catholicisme inconscient et le système dominant dont vous assurez la pérennité. Vous croyiez que votre humanité se définissait par les petites et grandes victoires sur les déterminismes naturels, sociaux, géographiques, ethniques, religieux ? Vous n’êtes que l’élément d’un banc de poissons dont le mouvement grégaire n’est régi que par l’instinct de survie de l’espèce.

Une tirade à laquelle Tyler Durden (Fight Club) aurait pu souscrire, à sa manière :

Vous n’êtes pas votre travail, vous n’êtes pas votre compte en banque, vous n’êtes pas votre voiture, vous n’êtes pas votre portefeuille, ni votre putain de treillis, vous êtes la merde de ce monde prête à servir à tout.

 

Ensuite, c’est la corrélation entre ces populations asservies aux deux catégories de Todd et la participation aux marches du 11 janvier 2015. Toute son analyse pseudo-scientifique est d’ailleurs fondée sur ces coefficients de corrélation, qui, on ne le répètera jamais assez, n’établissent ni les causes ni les conséquences (exemples farfelus et drolatiques ici).

Les coefficients de corrélation n’établissent ni les causes ni les conséquences ; dit autrement : corrélation n’est pas causalité.

On retrouve bien l’idée de l’interprétation subjective à partir de données brutes, qui se prétend science. Todd, dans une interview face à Laurent Joffrin :

Je fais une analyse statistique […] Je ne suis pas un idéologue, je suis un chercheur empiriste […] Alors démontrez que les cartes sont fausses ! Démontrez que les coefficients de corrélation sont pourris !

(pour ceux qui souhaiteraient approfondir et justement pouvoir démontrer que les coefficients de corrélation sont pourris ou pas : lire ici ou ici – même auteur, les commentaires sont aussi intéressants)

Cet autre article donne l’avis suivant :

L’ouvrage est parsemé de cartes précises et de statistiques conçues comme probantes – dont la lecture est enrichissante par ailleurs. Bref, un contenu présenté comme éminemment scientifique, alors qu’il est émaillé d’un langage outrancier, d’affirmations à l’emporte-pièce, de jugements lapidaires et, pour le coup, d’authentiques anathèmes intellectuels.

Voici donc pour le premier versant des préjugés : ce qu’est le monde, tel que je décide de le voir.

 

Pour le second versant, le monde tel qu’il devrait être, Todd évoque le 11 janvier comme une défense du blasphème contre les plus faibles :

La République qu’il s’agissait de refonder mettait au centre de ses valeurs le droit au blasphème, avec pour point d’application immédiat le devoir de blasphémer sur le personnage emblématique d’une religion minoritaire, portée par un groupe défavorisé.

Il poursuit :

Le racisme, lorsqu’il s’empare des consciences, ne s’arrête jamais à telle ou telle catégorie. La « néo-République » exige de certains citoyens un degré intolérable de renonciation à ce qu’ils sont. [Elle s’avère plus proche] de Vichy […] que de la IIIe République

Comme souvent, ce genre de pamphlétaire est très volubile lorsqu’il s’agit de dénoncer et de crier au loup (la peur fait vendre, mais elle est très mauvaise conseillère), mais beaucoup plus vaporeux lorsqu’il est question d’affirmer sa vision. Cela impose une force créatrice et une pensée systémique qui font toujours défaut au polémiste roquet.

Car que signifie « exiger de certains citoyens un degré intolérable de renonciation à ce qu’ils sont », sinon simplement et béatement soutenir une thèse multiculturaliste ? Et l’on se rend alors compte que tout ce qui sous-tend cette démonstration pseudo-scientifique est une croyance – comme toujours – c’est-à-dire une conception du bien et du mal. Toujours émanant de cet article :

Son propos n’est plus qu’accusateur, pour tout dire simplificateur, et tombe dans la catégorie « haine de soi ».

Et la haine de soi (c’est-à-dire de l’occidental dominateur, asservissant, raciste et néfaste au monde) est souvent la posture des intellectuels occidentaux qui soutiennent le multiculturalisme (comme un moyen de s’auto-détruire dans une expiation salvatrice – langage du fanatique ou du martyr, car cette haine de soi est une forme de suicide relativiste). J’énonce « soutenir simplement et béatement sa thèse » car Todd n’oppose jamais ses propres convictions à une auto-critique salvatrice. Il n’évoque jamais cette question de front, alors qu’elle est essentielle à la compréhension de son ouvrage. Au contraire, il fait usage de son aura médiatique et d’une prétendue analyse statistique « neutre », scientifique, empirique ou factuelle pour diffuser son idéologie. Il s’agit de formes de malhonnêteté intellectuelle nommées dissimulation et induction biaisée (que Schopenhauer a relevées et que je synthétise à ma façon ici). Je critique d’ailleurs moins ici le fond de l’ouvrage de Todd que sa forme et la méthode employée qui illustrent l’instrumentalisation d’une discipline scientifique à des fins idéologiques.

En outre, ce sont des questions bien plus importantes que « Qui est Charlie ? », et auxquelles un scientifique (digne de ce nom) ne se risquerait à prétendre répondre en invoquant des méthodes scientifiques, que celles-ci :

Qu’est-ce que l’altérité ? Qu’est-ce que la tolérance ? Comment et jusqu’où accepter les différences au sein d’une société ? Qu’est-ce que l’on nomme « Frontières » et qui divise le monde des hommes ?

Autant de questions auxquelles il me semble impérieux de répondre, plutôt que de jouer les agitateurs desperados qui allient l’inutilité, l’infotainment et l’outrance pour voler le débat – seulement pour flatter leur vanité et peut-être aussi pour une poignée de dollars.

Pour une poignée de dollars
Économie et sociologie – deux clans, la cité, et des hommes sans vertu

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