La très énorme supercherie du revenu universel

Franchement, en m’enquérant de la question de la pauvreté et du montant de revenu permettant de vivre décemment en France, je ne me doutais pas que j’allais lever un lièvre de cette ampleur. L’ignorance a ses vertus, et je découvre à la fois amusé et pétrifié d’effroi, comme Alice au pays des merveilles, le grand lapin blanc que voici : le revenu universel ! (et ses nombreuses autres appellations)

 

Alice Lapin Blanc
Ce lapin blanc ne cherchait pas l’heure, mais souhaitait fixer le montant d’un hypothétique revenu universel

 

Références et jalons

Mais commençons par le commencement, en posant quelques repères bienvenus – car on verra dans quel fatras on va rapidement se retrouver !

D’abord, qui sait quel revenu mensuel il faut pour vivre « décemment » en France ? L’ONPES (Observatoire National de la Pauvreté et de l’Exclusion Sociale) nous répond très précisément : de 1 424 € par mois pour une personne seule à 3 515 € par mois pour un couple avec deux enfants se logeant dans le parc privé.

Le document [rapport annuel de l’ONPES] révèle les conclusions d’une enquête menée depuis trois ans pour évaluer les «budgets de référence», nécessaires pour «une participation effective à la vie sociale». Cette étude s’inscrit dans une réflexion menée au niveau européen, visant à déterminer «un revenu minimum décent».

On lira l’article cité ci-dessus et le rapport de l’ONPES pour consulter les différentes demandes subjectives effectuées par les personnes interrogées par l’ONPES pour déterminer les « besoins » correspondant à cette « participation effective à la vie sociale », c’est-à-dire, en résumé, vivre relativement confortablement et profiter convenablement de ce qu’offre le niveau de vie en France. Le rapport indique notamment s’appuyer sur la méthode du consensus éclairé, c’est-à-dire de demander leur opinion aux principaux intéressés (les citoyens) plutôt que de concevoir un cadre théorique.

Voilà donc le niveau de revenu auquel le Français de 2015 prétend a minima : en dessous de celui-ci, il se trouverait par conséquent frustré car privé d’un certain nombre de possibilités offertes par la société contemporaine.

 

Autre mesure de la pauvreté, proposé cette fois dans le cadre de la politique de la Ville, en juin 2014, par le cabinet de Najat Vallaud-Belkacem (qui n’était pas encore Ministre de l’Education) :

Ont été retenues les zones où plus de la moitié de la population vit avec moins de 11 250 euros par an et par foyer, soit 60% du revenu médian national (avec une pondération selon le niveau de vie dans l’agglomération). Environ 1 300 quartiers de 700 communes seront désormais concernés.

[…]

Après un premier programme entamé en 2003 qui a concerné 500 quartiers et doté de 12 milliards d’euros de subventions, l’Etat doit lancer à l’automne un second programme avec 5 milliards de fonds publics. En bénéficieront 200 quartiers qui figurent sur la nouvelle carte de la pauvreté et qui présentent les « dysfonctionnements urbains les plus importants ».

Des zones composées de foyers qui gagnent en moyenne un peu moins de 1 000 € par mois sont considérées représenter des îlots de pauvreté pour lesquels doit être entamée une action prioritaire. Ce qui est cohérent avec l’estimation du seuil de pauvreté en France : 987 € en 2012. « En 2012, 13,9 % de la population française vit en dessous du seuil de pauvreté ».

 

Dernier jalon à fixer, celui de la richesse :

Pour nos concitoyens, le riche c’est celui qui gagne en gros deux à trois fois plus que celui qu’on interroge : 4500 euros pour les Français aux revenus les plus modestes (moins de 1 500 euros de revenus par mois), 5000 euros pour les 50% de Français aux revenus moyens (2 500 euros par mois) et 8 000 euros pour les 25% de Français gagnant plus de 3 500 euros par mois.

Point intéressant à noter, l’évolution de la perception de la richesse ces dernières années, selon Odoxa :

La richesse perçue est corrélée à son propre niveau de revenu et surtout a très nettement baissé depuis ces dernières années.

Alors que les Français interrogés en 2011 considéraient que l’on est « riche » à partir d’un revenu de 6000 euros par mois, ce seuil est tombé 4 ans plus tard à 5000 euros par mois. Pour le patrimoine on considérait que l’on était « riche » en 2011 à partir de 1.000.000 d’euros. 4 ans plus tard, ce niveau a été divisé par deux pour chuter à 500.000 euros aujourd’hui.

 

Partant donc de l’analyse statistique et de ce que les gens déclarent, nous allons maintenant entrer dans la sphère nébuleuse de ce que les idéologues décrètent. Attention, ça secoue ! Car j’ai l’impression que ce sujet à la mode accapare de nombreux sujets de thèses pour les doctorants-aspirants-chercheurs et agite un certain microcosme d’économistes et d’agitateurs d’idées qui pensent y trouver un véritable moyen de subsistance : le revenu universel est d’abord leur propre revenu !

 

Confusions et contradictions

Car dès lors que l’on aborde la question de la pauvreté et du revenu, on se retrouve très rapidement confronté à un joyeux n’importe quoi ; entre jeunesse perdue et vieux en déroute, tout le monde cherche son chemin. Les alternatives les plus loufoques sont présentées, la dernière à la mode se nomme revenu universel, ou revenu de base, ou revenu inconditionnel, ou impôt négatif sur le revenu, ou salaire à vie, ou revenu minimum garanti, etc.

Pourquoi autant de désignations pour un seul concept ? Parce qu’il est hautement flou, sinon contradictoire ! Lors d’un colloque au Sénat à ce sujet, voici ce que l’un des participants a déclaré :

Yannick L’Horty a signalé un paradoxe dans les propositions de revenu de base, certaines constituant un changement très radical alors que d’autres sont au contraire très modestes sur le plan de la redistribution.

L’article (dont le lien figure ci-dessus, et dont l’auteur soutient l’instauration d’un revenu de base) conclut :

On peut retenir que si le consensus sur la façon d’envisager la mise en place d’un revenu de base en France n’est pas encore clair, tous les participants semblaient partager les constats qui mènent au revenu de base : la nécessité de repenser l’emploi, la production de richesse, la protection sociale à l’ère de l’automatisation et de l’économie numérique. Dans ce contexte, le revenu de base doit s’imposer comme l’une des pistes sérieuses de réflexion et être débattu.

« Repenser l’emploi, la production de richesse, la protection sociale », et j’ajouterai entre autres « repenser la définition de richesses » : le débat autour du revenu de base (ou comme on voudra le nommer) oblige par conséquent à en arriver immédiatement à discuter d’un modèle de société. En l’abordant par le petit bout de la lorgnette que constitue l’impôt négatif, ou revenu de base, ou revenu universel, ou ses mille autres désignations, on fait du saucissonnage intellectuel : il n’y a aucun sens à discuter d’une mesure particulière si l’on n’établit pas le modèle de société dans lequel elle est censée s’insérer.

D’où la variété extrême des définitions de ce « revenu de base », allant de gauche à droite, des alter aux extrêmes, des libéraux de droite à ceux de gauche, des communistes ou étatistes aux anarchistes : la liste est infinie entre soutiens et détracteurs (« Elle est défendue aussi bien par des altermondialistes que par des libertariens ») ! Quelques exemples visibles sur le lien ci-dessus : Gaspard Koenig et Marc de Basquiat (impôt négatif sur le revenu, texte disponible ici et auquel je consacre cet autre article), associés au MFRB (Mouvement Français pour un Revenu de Base) de Christine Boutin, Dominique de Villepin, la branche Nouvelle Donne du PS avec Pierre Larrouturou, EELV, le FN, etc.

Une infinité de propositions, contradictoires les unes avec les autres : c’est le plus énorme slogan idiot jamais découvert jusque-là ! Slogan qui n’est en somme qu’un instrument de propagande, qui a vocation à attirer le regard, un « gros mot » qui peut faire rêver ou effrayer mais qui ne laisse pas indifférent. Il ne dispose en soi d’aucun contenu : c’est un étendard qui est l’instrument d’idéologies variées. Par exemple, sur la question de l’emploi:

Les arguments en faveur d’un mécanisme d’allocation universelle peuvent sembler contradictoires : si certains cherchent à faciliter l’accès de tous à l’emploi en supprimant les trappes à inactivité, les autres parlent de libérer l’homme de la nécessité de l’emploi. Le québécois Groulx [ouvrage référencé ici] en conclut : « On se trouve devant un paradoxe, où le revenu universel est justifié à partir de cadres idéologiques opposés ; il devient capable d’engendrer des avantages eux-mêmes opposés, sinon contradictoires ».

Or, comme une chose ne peut être à la fois telle et son contraire, on a bien affaire à une véritable imposture intellectuelle !

 

La simplification nuit à la compréhension : morceaux choisis

Si le fait de débattre et d’envisager des futurs divers n’est pas pour me déplaire, utiliser un slogan, ou un symbole, n’est absolument pas la bonne manière de faire : elle ajoute au contraire de la confusion dans ce qui devrait être clair – car il y a des lignes de fractures idéologiques immenses entre tous les différents promoteurs du « revenu de base ». Avant d’étudier ça de plus près, constatons les effets qu’une telle confusion engendre, au travers de cet article, dont les extraits suivants sont issus :

Une des expériences les plus récentes et abouties à ce jour de mise en place d’un revenu garanti a été impulsée par la Namibian Basic Income Grant Coalition (Coalition namibienne pour le revenu de base), dans un village de Namibie. Durant deux années (2008-2009), les 930 villageois de moins de 60 ans d’Otjivero-Omitara, recevaient ainsi un revenu de base mensuel (BIG, pour Basic Income Grant [lien vers le rapport complet]) représentant l’équivalent de 9 euros par mois, sans aucune autre condition que celle d’habiter le village et alors qu’un tiers des Namibiens vivent avec moins d’un dollar par jour.

Voilà un village bien chanceux ! Le Monaco de la Namibie ? Devinez ce qu’il advint :

Plus d’un an après le début de l’expérimentation, […] la mise en place de ce revenu de base a considérablement amélioré l’économie locale.

Sans blague ? Cela s’appelle de l’injection massive de capitaux ! Prenez n’importe quel coin du monde, doublez du jour au lendemain et sans aucune contrepartie le revenu moyen des foyers, forcez les gens à rester sur place, et vous verrez naître un Eldorado ! C’est un peu ce qui s’est passé en Grèce lorsque les milliards des subventions de l’Union Européenne se sont déversés au sein de la population. Le problème grec, c’est que cet argent était prêté, pas donné !

Autre fait intéressant, les revenus issus d’activités de type auto-entrepreneuriale ont bondi de 300 %, et l’effet sur l’emploi a également été observé, avec un taux de chômage diminuant de 60 % à 45 %. Autrement dit, loin de favoriser une forme d’assistanat, ce revenu de base a augmenté l’activité économique dans le village.

C’est avec le micro-crédit que l’Indien Muhammad Yunus a obtenu son prix Nobel : le résultat est ici similaire, puisque hausser très significativement le revenu des plus démunis revient à leur donner les moyens d’entreprendre une activité.

À peine six mois après le lancement du projet, le pourcentage d’enfants en situation de malnutrition avait chuté de 42 % à près de 17 % ! Un an après, ce taux avait même atteint 10 %. […]

L’infirmière du dispensaire local explique qu’avant la mise en place du BIG les habitants étaient incapables de payer les 4 dollars de frais de soins. […] Avec la mise en place du BIG, les résidents sont venus plus souvent car ils pouvaient payer les 4 dollars de frais. […]

« Tout à coup, les enfants portaient des chaussures », dit la maîtresse d’école.

Cela s’appelle donc faire œuvre humanitaire (par des dons d’argent) en sortant les gens de la misère ! On aurait pu obtenir les mêmes résultats en mettant en place une banque alimentaire et un dispensaire de soins gratuit. Par conséquent : quel rapport avec le revenu de base ?

L’article poursuit sur une même tendance, livrant des exemples divers qui n’ont rien à voir avec l’instauration d’un revenu de base, et qui se contredisent :

Le Brésil, justement, montre également la voie, avec la très populaire Bolsa família (bourse famille), une prestation sociale qui vise à donner une bourse aux familles à bas revenu à condition que les enfants soient scolarisés. […]

Il ne s’agit ici que d’une forme détournée du concept du revenu de base puisque la Bolsa família est attribuée en fonction du revenu du foyer, contrairement au revenu de base testé en Namibie. Mais l’expérience démontre cependant la pertinence de l’approche du revenu universel : une approche incitative plutôt que coercitive, et universelle plutôt que conditionnelle.

Faux ! La Bolsa Família est une prestation sociale (dirigée vers les familles aux revenus les plus modestes) de type « éducation contre subvention » : donc très fortement conditionnelle ! Si l’on mettait en œuvre ce genre de pratique en France (par exemple : assiduité et discipline contre versement des prestations sociales), on aurait un tollé des mêmes qui justement défendent l’idée de revenu de base : ou comment les propos de cet article se contredisent totalement !

L’article poursuit sur des expérimentations aux Etats-Unis « avec plusieurs degrés de progressivité fiscale » –  ce qui contredit encore l’idée de revenu de base :

L’objectif principal était alors de tester le comportement des travailleurs. Ces expérimentations ont permis d’observer une diminution du temps de travail de 1 à 8 % chez les hommes mariés, contre 15 à 20 % chez les femmes mariés, tandis que l’effet le plus fort fut constaté chez les mères isolées, chez qui la baisse varie entre 15 et 27 %.

Il évoque ensuite l’exemple du MINCOME au Canada (citation suivante tirée de ce lien):

Seulement deux groupes d’individus ont travaillé moins d’heures : les femmes mariées et les adolescents. Les premières utilisaient effectivement le revenu garanti pour « acheter » elles-mêmes des congés de maternité plus longs. Quand elles quittaient le marché du travail pour donner naissance, elles restaient plus longtemps à la maison. Deuxièmement, les adolescents, et les garçons en particulier, ont réduit leurs heures de travail, car ils ont pris leur premier emploi à temps plein à un âge plus avancé.

Puis l’article initial conclut :

Pour certains, l’effet désincitatif (quitter son travail) reste trop élevé, tandis que pour d’autres, il demeure relativement plus faible qu’attendu, et ne concerne qu’une population très spécifique, les femmes et les mères isolées. Pour l’économiste Baptiste Mylondo, qui travaille sur le sujet depuis plusieurs années, ces expériences sont « une bonne nouvelle, mais cela n’a pas été interprété comme tel à l’époque ».

On ne peut que louer les effets d’un niveau de prestations sociales adapté pour donner aux familles monoparentales (mères isolées) ou non le loisir d’avoir le temps de s’occuper plus facilement de leurs enfants, d’aider les jeunes à poursuivre leurs études (et sans avoir à travailler durant celles-ci) ou d’accéder à des formations professionnelles : on est bien dans ce cas dans l’insertion par une prestation sociale ciblant des catégories bien déterminées, pas dans le remplacement du travail par un revenu reçu inconditionnellement.

En outre, l’expérimentation montre que donner un complément de salaire à un foyer contribue à inciter les femmes à cesser de travailler : c’est le retour à la forme traditionnelle de société où le mari assurait seul les revenus du foyer. Mais l’indépendance financière produit aussi d’autres effets sur le foyer :

L’augmentation des divorces constatée durant certaines de ces expériences fut interprétée comme une menace pour l’« intégrité familiale », et a ainsi fait dériver le débat. Pourtant, ces résultats ont été contestés par l’expérimentation à Seattle et à Denver, qui, sur une plus longue durée (dix ans), a finalement montré une tendance à la réconciliation des couples, ce qui invaliderait cette objection.

L’euphorie de l’indépendance qui se change en regret avec le temps ? Très étonnant ! Car des réactions similaires de séparation ont été observées lors de l’émancipation des femmes grâce à leur accès au marché de l’emploi, garant d’autonomie financière. Et on a rarement vu un couple se reformer après un divorce !

Après avoir abordé le concept du revenu de base sous un angle social, je crois que l’auteur de l’article ne sait pas où il met les pieds en convoquant les très libéraux de droite Marc de Basquiat et Gaspard Koenig :

Dans le cas français, les travaux de Marc de Basquiat sont certainement les plus aboutis. Au terme de six ans de recherche, l’économiste vient de publier une thèse modélisant le financement d’une allocation universelle en France. Selon ses travaux disponibles sur le site allocationuniverselle.com, et qui se basent également sur ceux de Picketty, Saez et Landais, il est possible de financer un revenu de base de 398 euros par adulte et 192 euros par enfant

Depuis 2012 (date de rédaction de l’article que je cite), l’inflation a fait augmenter les montants : Marc de Basquiat et Gaspard Koenig en sont maintenant à 450 € par adulte et 225 € par enfant. Pour information, c’est encore moins que le RSA : 513,88 euros en 2015, qui ne permet déjà pas de vivre correctement sans bénéficier d’autres aides (HLM, tarifs de l’énergie négociés, prestations familiales, etc.). 450 €, c’est aussi moins de 50% du seuil de pauvreté en France (987€, présenté en introduction). Enfin, on est très loin des niveaux de revenus mentionnés dans l’introduction à cet article et qui sont pour les Français des « niveaux de vie décents » (plus de 1400 € pour une personne seule).

Et là, on vient de passer brutalement d’un monde à un autre ! Et on comprend le fossé abyssal qu’il existe entre un revenu de base à vocation sociale et un « impôt négatif sur le revenu » dont le montant dérisoire est sans doute justifié par le projet économico-politique suivant (citation issue de ce lien) :

Un revenu d’existence très bas est, de fait, une subvention aux employeurs. Elle leur permet de se procurer un travail en dessous du salaire de subsistance. Mais ce qu’elle permet aux employeurs, elle l’impose aux employés. Faute d’être assurés d’un revenu de base suffisant, ils seront continuellement à la recherche d’une vacation, d’une mission d’intérim, donc incapables d’un projet de vie multi-active.

En conclusion, je me demande bien pour qui roule l’auteur de cet article ? Veut-il réduire la misère dans le monde ou faire de la pseudo-simplification fiscale un cheval de bataille de droite dure ?

Voilà comment, en refusant d’appeler pas un chat un chat et en ne faisant preuve d’aucun esprit critique, on devient un ennemi pour les thèses que l’on est censé défendre, voire pour d’autres pratiques pourtant vertueuses et efficaces, voire encore un propagandiste des thèses contraires aux siennes !

 

Classement et schématisation des différentes conceptions du « revenu de base »

Cette confusion générale étant illustrée (j’avais prévenu que ça allait secouer !), voici comment on peut tenter d’y voir plus clair. Schématiquement, on peut dresser un graphique permettant de catégoriser les différentes conceptions du revenu de base selon deux axes :

  • axe vertical : critères de versement du revenu de base,
  • axe horizontal : montant du revenu de base.

Avec les niveaux de revenu français (pour une personne seule sans enfant) vus en introduction, cela donne la représentation suivante :

revenu_base_graphique_vide
Catégorisation des différents « revenus de base » à l’échelle française

En y associant quelques exemples de lignes idéologiques rencontrées, voici ce que l’on obtient :

revenu_base_graphique_exemples
Exemples de mises en œuvre du revenu de base proposées

 

Lignes de fractures idéologiques

Les deux lignes de fracture idéologiques sont très claires :

  • versement conditionnel ou inconditionnel : sépare la notion de « prestations versées sur critères sociaux » du « revenu universel » (donc, d’un revenu versé quelle que soit la situation de son bénéficiaire),
  • montant « de survie » ou montant « de vie », voire de « bien vivre » : le versant « droite dure » se situant en-dessous de l’actuel RSA ; le « RSA inconditionnel » étant une généralisation du RSA pour des populations jeunes (moins de 25 ans) ou des personnes en droit de toucher le RSA mais n’effectuant pas les démarches administratives nécessaires ; les revenus supérieurs au seuil de pauvreté, et a fortiori au « revenu minimum décent » sont des tentatives idéales de mettre fin à « l’aliénation par le travail » (c’est par exemple l’idée que défend le Parti humaniste, qui affirme le droit pour chacun de « vivre avec ou sans travail », ou du sociologue et économiste anticapitaliste Bernard Friot qui « prône un salaire à vie allant de 1.500 euros à 6.000 euros qui viendrait sanctionner une qualification »).

Concernant le versement inconditionnel, j’ai marqué un astérisque car le caractère inconditionnel n’est jamais totalement avéré, car il y a toujours au moins la question de la nationalité, ou du lieu de résidence, ou des deux à la fois.

Car, premièrement, si l’on ne considère pas la nationalité de l’individu, alors le revenu de base devient mondial (véritablement universel), mais versé par les seuls Etats qui le mettent en place (faute d’accord supra-national) qui vont rapidement faire faillite.

Deuxièmement, si l’on ne considère pas le lieu de résidence, c’est-à-dire l’obligation de résider dans le pays qui verse le revenu de base, alors n’importe qui peut aller vivre à l’étranger dans un pays où le niveau de vie est plus bas afin de vivre mieux en travaillant moins, voire sans travailler. Dans ce cas aussi, l’Etat qui verse le revenu de base sera ruiné rapidement à cause de la fuite des capitaux.

Si donc l’on considère qu’il faut s’assurer de la nationalité et/ou du lieu de résidence de chaque bénéficiaire, il faut mettre en place des mécanismes de contrôle afin d’éviter la fraude. Ce qui détruit l’un des arguments souvent avancés par ceux qui voient dans le revenu de base une simplification administrative : la suppression des coûts de gestions liés au contrôle des bénéficiaires et à l’étude des critères d’éligibilité aux droits.

Or, ce que l’on fait actuellement pour le versement des prestations sociales (prestations familiales, Prime pour l’Emploi, allocation logement, etc.) et des minima sociaux, qui concerne la moitié de la population française (1 Français sur 2 est couvert par au moins une prestation versée par la CAF, 12 millions de foyers pour la branche famille de la CAF, près de 4 millions de personnes bénéficiant des minima sociaux) la moitié de la population, serait démultiplié à partir du moment où il faudrait contrôler la totalité de la population française concernant leur lieu de résidence, et un nombre indéfini supplémentaire de demandeurs qui ne seraient ni Français, ni résidents en France. En outre, d’autres contrôles seraient nécessaires : les fausses identités (voir par exemple, les fraudes à la CAF : « depuis plusieurs années, la politique de contrôle s’est centrée sur la vérification de l’existence physique des personnes (contrôle de l’état civil) »), les décès non déclarés, et l’âge des personnes, puisqu’un enfant se voit attribuer un revenu inférieur à un adulte. Enfin, le revenu de base version « low cost » ne fait absolument pas disparaître tout ce qui concerne les allocations logement ou les prestations familiales, qui concernent le plus grand nombre de bénéficiaires :

Bénéficiaires des dispositifs d'aide sociale
Bénéficiaires des dispositifs d’aide sociale (source : Minima sociaux et prestations sociales – DREES, 2013)

Par conséquent, concernant le choc de simplification et les économies de coût de gestion mis en avant dans l’argumentaire des promoteurs du revenu de base inconditionnel, j’émets de sérieux doutes.

 

De ces deux lignes de fractures, on peut déduire deux thèses profondément contradictoires pour le revenu de base :

En d’autres termes, soit on a affaire à une approche sociale niaise de type « tout le monde est gentil, donnez à tout le monde de quoi vivre comme un roi sans rien faire et le monde sera merveilleux » (on se demande simplement d’où provient la manne financière illimitée qui financerait ce rêve…), soit à une approche ultra-libérale de remise à plat de diverses prestations sociales au profit d’un revenu de base indigne permettant tout juste de ne pas mourir de faim (donc forçant au fond à travailler, et permettant surtout à des employeurs de proposer des jobs sous-payés avec bonne conscience puisqu’il existerait ce matelas de survie – la « subvention aux employeurs » citée ci-dessus).

Lors d’un colloque sur le revenu de base tenu au Sénat le 19 mai 2015, Baptiste Mylondo (enseignant en économie et philosophie politique à l’IEP de Lyon et l’Ecole Centrale – Paris), déclare que :

Le financement du revenu de base n’est pas seulement une question technique mais avant tout une question politique.

Il considère le montant de 450 euros comme insuffisant pour sortir de la pauvreté (50-60% du revenu médian), pour mener une vie décente (accès aux biens et services essentiels pour échapper à l’exclusion), pour se passer durablement d’un emploi et donc pour pouvoir négocier ses conditions d’embauche.

Mylondo préconise donc un revenu inconditionnel d’environ 1000 euros et estime que cela est possible, compte-tenu de la « richesse à l’excès » de la France qui dispose « à l’évidence des moyens pour préserver tous ses habitants de la pauvreté ».

Voilà qui éclaire bien la fracture idéologique : d’un côté, une ligne de droite, de l’autre, à partir de 1000€ de montant, on considère que la France est « riche à l’excès » (no comment…) et peut donc verser à chaque Français 1000 € par mois sans aucune recherche de contrepartie ; en outre, la société prendrait un sérieux tournant égalitariste, puisque, toujours selon Mylondo :

Le revenu maximum est […] inséparable du revenu garanti : « pour s’assurer que tout le monde ait assez, il faut s’assurer que personne n’ait trop. »

 

La question du travail

Moins idéologiquement gauchiste, Patrick Valentin (ATD Quart-Monde) a présenté le programme de « Territoires zéro chômeur », qui contraste à la fois avec les idées de « travail à bas coût » et de « fin du travail » en replaçant le travail comme vecteur de dignité et porteur de sens pour les individus :

[…] Créer des entreprises dont la mission est de mettre les compétences des personnes qui se sentent privées d’emploi au service de tâches utiles identifiées collectivement par les habitants sur ce territoire.

« Aujourd’hui, l’emploi est beaucoup plus que l’emploi : les gens ressentent la privation d’emploi comme une exclusion, un rejet. Cette privation est dans notre pays un boulevard de la pauvreté, voire de la misère. »

« L’emploi, c’est faire société, c’est être avec les autres. (…) La dignité, pour les gens les plus démunis et les plus exclus, c’est de pouvoir recevoir de la reconnaissance envers leur travail. Ça, on en a besoin, même avec le revenu de base. »

Alors que Patrick Valentin entrouvre enfin le fond du problème, en abordant à la fois les questions d’autonomie, d’initiative locale, d’intégration au tissus social et d’utilité du travail pour un territoire (donc une société), Philippe Van Parijs (fondateur du BIEN, le réseau mondial pour le revenu de base), encore un propagandiste du revenu de base, évoque très pragmatiquement la

« surprenante alliance entre le revenu de base et l’éthique du travail » en affirmant que l’importance du travail n’est pas un argument contre le revenu de base. Le revenu de base permet en effet de résoudre deux problèmes :

  • 1. le piège de la pauvreté : les chômeurs qui parviennent à trouver un emploi perdent les aides qu’ils touchaient auparavant ; ceux qui travaillent à temps partiel gagnent moins qu’en ne travaillant pas du tout. Ce premier problème pourrait être corrigé par l’impôt négatif.

Non mais allô quoi ! C’est déjà fait ! Demande à Hirsch, qui n’a pas simplement changé le sigle RMI en RSA parce que ça sonnait mieux ! Et la Prime Pour l’Emploi (PPE), c’est un pin’s ? Guillaume Allègre, économiste de l’OFCE, déclare :

De fait, le système de protection sociale actuel a les mêmes effets que le revenu de base, avec des fondements qui semblent plus solides. Les minima sociaux ont également pour effet d’augmenter le salaire de réservation des bas revenus : avec le RSA-activité, les minimas sociaux sont déjà cumulables avec les revenus du travail, ce qui permet de lutter contre les effets de trappe.

Qu’une simplification administrative soit nécessaire, cela paraît évident ; mais les gouvernements y renoncent pour des raisons évidentes de financement (en période de disette budgétaire, on ferme les vannes – comme les pauvres votent peu, tant pis pour eux!).

  • 2. le piège de l’incertitude : la prise en compte des nouveaux revenus peut nécessiter des délais administratifs qui peuvent être cruciaux pour les ménages dont l’équilibre économique est très fragile.

La solution : une simple modernisation des outils et processus administratifs de gestion : pas de quoi en faire un fromage ni mener la révolution ! Là encore, on se doute qu’aucun gouvernement n’a envie de moderniser des outils et démarches complexes, et préfère jouer la montre en accordant les droits le plus tard possible.

 

Expérimentations récentes et nébuleuses

Par conséquent, on a un troisième positionnement, qui est couramment rencontré et mis en œuvre dans divers Etats, c’est celui du versement d’un maquis de prestations sociales conditionné par l’éligibilité selon une analyse complexe de divers critères sociaux. L’absence de simplification est une volonté politique forte. Les partisans du revenu universel s’obstinent pourtant à vouloir croire que leur cause progresse ; ils citent quelques exemples d’expérimentations, qui sont loin d’être de véritables tentatives de revenus universels :

Le RSA inconditionnel en Aquitaine :

En Aquitaine, compte-tenu de la difficulté de mettre en place un vrai revenu de base à l’échelle d’une région, il s’agirait d’expérimenter le versement automatique et inconditionnel du RSA à tous ceux qui y ont actuellement droit. « Les règles de calcul du RSA ne changeraient pas (RSA socle à 512 € pour une personne seule et dégressivité de 38% avec l’augmentation du salaire). Par contre, les personnes ayant droit au RSA n’auraient plus aucune démarche à effectuer pour le percevoir ni pour prouver leur recherche d’emploi », explique Jean-Eric Hyafil. Ainsi, tous ceux qui ont aujourd’hui droit au RSA (mais qui ne le demandent pas, notamment les 68% de travailleurs pauvres qui ne sollicitent pas le RSA activité) le recevraient automatiquement.

Il s’agit donc d’une simplification du versement du RSA par l’automatisation du versement en lieu et place des démarches à réaliser par les bénéficiaires potentiels.

Deuxième exemple, en Finlande :

Il n’est pas certain que tout le monde comprenne le concept de revenu de base de la même manière. Ainsi, plusieurs parlementaires défendent un revenu de base garanti sous conditions (de recherche de travail),  de ressources et non universel.

Ce qui revient donc à mettre en place des minima sociaux et des allocations sociales tels que nous les connaissons !

En outre, le projet politique finlandais est non seulement en débat sur la question des conditions d’octroi, mais aussi du montant du revenu de base !

On en est encore aux discussions sur le montant à accorder. L’Alliance de Gauche propose un montant de 620 €/mois, les Verts de 440 €/mois, le député libéral Björn Wahlroos estime qu’il devrait se situer entre 850 et 1.000 €.  Cela dit, selon le Helsinki Times, une somme mensuelle de 1.166 € serait nécessaire pour éradiquer véritablement la pauvreté.

Un projet politique sans même de quoi savoir de quoi il retourne : on annonce le revenu de base sans même avoir tranché sur les deux questions essentielles de son montant et de sa mise ou non sous conditions ! Où comment démontrer l’usage le plus néfaste qui soit du slogan, et mettre en lumière la vacuité politique dans toute son horreur !

 

Ce panorama des diverses conceptions du revenu de base m’a permis d’en mettre à jour les contradictions, mais surtout à en évaluer les limites. Le slogan du « revenu de base » ou « revenu universel » est vide de sens s’il n’est pas associé à une vision d’ensemble qui en définit les principes et son utilité. Les promoteurs du revenu de base dissimulent derrière cette idée d’apparence vertueuse, révolutionnaire et apolitique (c’est leur manière de présenter les choses) l’ensemble de leur doctrine, c’est-à-dire une vision au contraire très politique de la société.

Comme je l’ai écrit, deux visions très classiques s’opposent une fois de plus : la tendance économiste et productiviste d’obédience droitière et capitaliste d’un côté, et la joyeuse fin du travail égalitariste de l’autre. Deux visions qui sont pour moi deux impasses.

Pour tenter de les dépasser, il faut entrer plus en détail dans la question de l’autonomie et de la liberté de l’individu d’une part, et de l’intégration du travail dans la civilisation d’autre part. Enfin, j’essaierai d’établir quelques pistes et ouvertures.

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