Les vendeurs d’avenir

Comment prend-on ses décisions ?

Selon deux types de critères : le premier correspond à ses valeurs et ses croyances propres, ce que l’on croit juste de décider. Le second est l’anticipation de l’avenir. Ce second type de critères se décompose lui-même en deux axes :

  • Ce qu’il est possible qu’il advienne en décidant telle ou telle chose d’une part : c’est notre capacité estimée à influencer le futur.
  • Ce que nous croyons qu’il adviendra nécessairement, et que nous devons prendre en compte dans nos choix : c’est le futur qui s’impose à nous.

Or, moins on est sûr de ses valeurs, moins on croit en sa capacité à influencer l’avenir, et plus on va considérer l’avenir comme un mouvement inéluctable que l’on a intérêt à anticiper afin qu’il nous soit favorable. Est-ce à cause d’une défiance généralisée et d’un manque de confiance en eux que les politiciens font pulluler les vendeurs d’avenir auprès d’eux ?

L’ouvrage La politique des oracles : raconter le futur aujourd’hui de Ariel Colonomos nous dépeint cette situation fort peu engageante. Je laisse le soin à son auteur de le présenter :

Pour Colonomos, les oracles modernes sont donc ces vendeurs d’avenir qui ont l’oreille attentive des dirigeants politiques et des capitaines d’industrie. Le constat le plus frappant et le plus déstabilisant de Colonomos, c’est le conservatisme et le conformisme de la production de oracles (soi-disant « experts », Think Tanks, ou conseillers du Prince, comme Jeremy Rifkin) :

  • Conservatisme, car leurs anticipations sont fondées sur une linéarité des événements historiques ; en d’autres termes, ils utilisent des modèles statistiques de prévision, modèles qui s’appuient sur les faits passés afin d’en déduire des tendances futures : cela s’appelle de l’analyse prédictive. On comprend que ces modèles sont incapables de prévoir des changements systémiques ou de paradigme, mais qu’au contraire ils postulent que le futur est un recommencement du passé. Par conséquent, plus le monde est stable, plus le modèle est fiable. La crédibilité de l’oracle se joue sur sa capacité à entériner le statu quo.
  • Conformisme, car aussi divers soient-ils, les oracles fournissent tous des estimations comparables, avec des variations mineures : un « consensus massif » dit Colonomos. Donc, l’écriture d’une Histoire à sens unique, sans alternative.

 

Comme je l’écris en introduction, il y a deux façons de prédire l’avenir. Or, il semble que la manière volontariste, politique au sens noble, qui promeut des valeurs et met en œuvre une stratégie afin de les concrétiser, ait disparu.

Reste donc la tentative désespérée de ne pas être dépassé par demain.

Et cette tentative est une real-politik qui justifie tous les moyens, y compris celui d’influencer l’avenir, comme on influencerait un marché financier. Par conséquent, si tout le monde suit le consensus prôné par les oracles, il n’est plus besoin de construire l’avenir par des politiques concrètes : le rôle du politique est alors celui d’influencer les oracles. Comme on fait des offrandes aux dieux pour qu’ils exaucent nos souhaits, on cajole les oracles afin que leur prophétie soit conforme à nos attentes, et ainsi, le futur nous est favorable.

Car si tout le monde suit ce que dit l’oracle, alors les prophéties de l’oracle sont auto-réalisatrices.

Voilà comment le monde politique devient un marché comme un autre, qui a toujours raison, que l’on peut tenter de manipuler et qu’il faut suivre comme un mouton de Panurge si l’on n’y parvient pas. L’oracle donne le La de la confiance : quelle dette d’Etat est sûre, quelle entreprise se porte bien, quel Etat est stable, en quoi faut-il investir, etc. L’oracle dit l’économie (qui est devenu le principal mode d’expression politique) et la politique extérieure (diplomatie).

 

Mettons-nous un instant dans la peau d’un oracle :

Vous fréquentez des grands patrons ; ils vous parlent de la stratégie de leur groupe, de leurs investissements en Recherche & Développement et de leurs futurs produits qui seront géniaux et vont changer le monde.

Vous relayez l’information via votre blog et vous l’utilisez dans un de vos livres d’anticipation en proclamant : « j’annonce l’avenir grâce à des sources sûres exceptionnelles ». Votre crédibilité est assurée. Et le patron et sa société y gagnent aussi : vous influencez le marché en sa faveur.

Les marchés financiers, de leur côté, auscultent vos propos et suivent vos opinions : ils misent sur les sociétés sur lesquelles vous misez. Vous êtes une boussole fiable. En outre, votre notoriété vous ouvre les portes des gouvernements : vous êtes un visiteur du soir ; dans l’ombre, vous avisez les dirigeants de grands États.

Les conditions sont alors toutes réunies pour accueillir cette prophétie auto-réalisatrice : le producteur, le marché et le régulateur vont dans la même direction.

Voilà le quotidien d’un oracle. Si vous croyiez que l’oracle de Delphes retranscrivait la parole des dieux, alors vous croirez aussi à ces nouveaux oracles. Mais si, comme moi, vous êtes un poil tatillon et sourcilleux, vous vous demanderez pourquoi ces gens ne sont pas déjà en train de croupir sous les verrous, condamnés pour les chefs d’accusation de trafic d’influence et de délit d’initié. Au lieu de ce sort regrettable pour eux, ces conseillers du Prince prospèrent grassement sous les ors de toute République, démocratie ou dictature, quel qu’en soit le bord politique.

Pourquoi donc ce traitement de faveur ? Par connivence dans la poursuite du mythe de la croissance infinie, qui arrange tout le monde : chefs d’entreprise et marchés financiers pour les profits à venir, politiciens pour résorber le chômage sans sueur, ni sang, ni larmes et conserver le pouvoir, et enfin oracles, pour maintenir leur position. Toutes les forces de conservatisme sont ainsi liguées pour profiter d’un présent permanent, organisé par et pour elles, et dont elles s’abreuvent goulûment et font aussi profiter leur cohorte d’obligés: « pourvu que ça dure ! » est leur cri de ralliement.

Louve romaine - Rémus et Romulus
Des conservateurs en train de ponctionner le présent et d’inhiber le futur

Car on aurait tort de ne blâmer que les oracles et de les accuser de freiner le cours de l’Histoire et des évolutions nécessaires. Ils ne sont qu’un rouage, inventé de toutes pièces. Ils sont les détenteurs d’une parole divine que l’on ne veut pas assumer, et sont donc le produit de choix délibérés. Ce choix, nous l’avons tous fait et continuons de le faire, en tant qu’électeurs, en choisissant la sécurité de la continuité et du conformisme, et en tant que jeunes, en refusant d’écrire l’avenir et en nous laissant bercer d’illusions passéistes.

Nous ne sommes plus gouvernés par des hommes politiques qui font l’Histoire. Nous élisons et réélisons des gestionnaires clientélistes, qui, comme ces patrons d’entreprise interchangeables nommés par le fait du Prince (ex-Ministres, ex-hauts fonctionnaires, ex-membres de cabinets ministériels, etc.), salariés de toujours et n’ayant rien fondé par eux-mêmes, se contentent de suivre le mouvement et d’essayer d’éviter les obstacles – plus guidés par la peur de déplaire que par une vigoureuse ambition conquérante.

C’est le recours aux oracles qui révèle l’esprit conservateur, et non pas les oracles qui fabriquent des conservateurs.

D’ailleurs, celui qui va voir sa voyante veut, la plupart du temps, qu’elle lui raconte ce qu’il a envie d’entendre. En cela, les hommes politiques ne font que se défausser de leurs propres responsabilités en déléguant la prise de décision à ces soi-disant « experts » alors qu’au fond, toute décision est politique, car les moyens qui pourraient être employés pour changer l’avenir sont infinis, à condition d’affirmer une volonté réelle de le faire.

Mme Irma - Bourdon
Dis-moi ce que je veux entendre (Madame Irma – Didier Bourdon)

 

Il n’y a d’ailleurs de véritables experts que ceux qui font et ont les mains dans le cambouis, comme l’oracle d’Omaha, Warren Buffett. Ce Papy Mougeot de la finance sait de quoi il retourne : il étudie consciencieusement les bilans des entreprises dans lesquelles il investit et collabore à leur gestion. Il ne se laisse pas prendre au piège des annonces fracassantes des uns ou des autres. C’est sans doute pour ça qu’il est milliardaire, et figure depuis de longues années en haut de la liste des hommes les plus riches du monde :

À la différence des autres investisseurs, Buffett participe à la gestion des entreprises dont il est actionnaire. C’est en partie pour cela qu’il obtient des rendements plus élevés que la moyenne.

Mais j’affirme aussi que Buffett est un Papy Mougeot pour la raison suivante :

Buffett évite les entreprises de haute technologie, non pas parce qu’elles sont en elles-mêmes moins intéressantes, mais parce qu’il préfère investir dans des secteurs qu’il comprend.

Il déclarait en 2001, « Je peux déjà vous dire que nous avons pris le XXIe siècle à bras-le-corps en investissant dans des métiers d’avant-garde comme la brique, les tapis, l’isolation et la peinture ».

Papy ne sait pas cliquer, et encore moins manier un iPhone. Grand bien lui fasse, me direz-vous ! Cette attitude conservatrice lui a plutôt réussi. En tant qu’oracle, il sait que le futur n’évolue pas si vite. C’est un exemple de parieur prudent, qui diminue ses chances de se tromper. Quand on regarde faire des politiciens qui se mêlent de choses qu’ils ne comprennent pas et conduisent à leur perte, on ne peut que célébrer cette posture. Le problème, c’est qu’elle ne produit aucun futur : c’est un comportement de rentier. Buffet a déclaré, à juste titre :

Les prévisions vous en disent beaucoup sur ceux qui les font, elles ne vous disent rien sur l’avenir.

– Warren Buffet

Prédire que les choses vont se poursuivre « toutes choses égales par ailleurs » (business as usual) n’est qu’une possibilité parmi d’autres. Peut-être (mais c’est loin d’être sûr) celle qui a la plus forte probabilité de se produire. Mais il arrive toujours des événements impossibles à prédire (ou en tout cas, non-anticipés) : attentats du 11/09/2001, crise financière de 2008, explosion de la centrale nucléaire de Fukushima, émergence de l’Etat Islamique et de ses zélateurs, etc. Donc, on joue au loto en suivant des prédictions : encore une fois, il faut précéder l’Histoire en la construisant plutôt qu’en essayant de suivre et d’anticiper un mouvement qui nous échappe.

 

Par conséquent, ce que l’on attend aujourd’hui de la politique, c’est un retour aux sources de la noblesse de sa fonction : une vision fondée sur la compréhension du passé et du présent, sur des valeurs transmises par des discours pédagogiques ouvrant sur des perspectives nouvelles, pragmatiques et explicitement exposées.

Sans cela, le politicien restera encore longtemps le fantoche que décrit ainsi Churchill :

Un bon politicien est celui qui est capable de prédire l’avenir et qui, par la suite, est également capable d’expliquer pourquoi les choses ne se sont pas passées comme il l’avait prédit.

– Winston Churchill

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