Mes aïeux et mon pedigree

Comme j’ai critiqué les influences arbitraires qui gouvernent notre pensée et font de nous des héritiers plutôt que des discordants, il est donc honnête que je procède à l’élucidation de mon pedigree.

Je dois donc ouvrir la porte aux fantômes, à ces images et récits de ma jeunesse que je sais travailler pour toujours mon inconscient.

 

Je hais les voyages et les explorateurs.

– Claude Lévi-Strauss, incipit de Tristes Tropiques

 

 

Je vais vous parler de mes aïeux, qui ne furent ni des voyageurs, ni des explorateurs, mais qui vécurent cent vies chacun, en hommes d’action cosmopolites.

Voici ce que je suis : un pur produit de la mondialisation. D’un père né à Dakar et d’une mère née près des rives méridionales de la Méditerranée, en Algérie, j’arbore un patronyme d’origine germanique bien répandu dans cet Est qui fut tant de fois Allemand puis Français, au gré des querelles guerrières qui agitèrent ce coin d’Europe. Mon ADN est aussi mêlé d’Italie et d’Espagne. Par coïncidence, je suis Français de nationalité.

J’aimerais dire que je suis un « bâtard », si ce terme n’était pas trop négativement connoté. Tout comme à la barbarie, il faudrait savoir céder à la bâtardise une forme de noblesse. Car on gagne à s’abâtardir, comme on gagne à côtoyer le barbare que nous sommes et les barbares que sont les autres.

On se barbarise utilement et avec plaisir à la fréquentation du monde : pas comme un touriste qui accumule des expériences sans suite, mais comme on vivra les ailleurs qui feront de nous tant d’autres.

Vivre cent vies, ce serait mon idéal.

Et cet idéal est profondément ancré en moi parce que j’ai fréquenté des hommes qui en avaient fait l’expérience. Voilà mon influence, et ma confession.

Les récits pittoresques durant les grands banquets familiaux, la tribu autour d’une paella géante au feu de bois, sans auto-censure, francs et directs : c’est ce que je sais de leurs caractères et de leurs vies, ce témoignage sans fard, dans l’intimité et la bienveillance familiale, alors que je n’étais qu’un enfant, un témoin muet ébahi de récits homériques et mythiques, de ces ailleurs qui me semblaient et me semblent encore si lointains.

Arpenter le monde, parfois armé, c’est ce qu’ils firent, pas par divertissement ou pour l’explorer avec une curiosité et une indiscrétion toutes occidentales, mais pour vivre, tout simplement.

Des colons, appelons un chat un chat, mais ce mot a perdu tout son sens quand il est employé en français. Settlers, est le mot anglais dont le verbe, to settle, s’installer, traduit de manière plus juste en quoi consiste ce mode de vie.

C’est la perpétuation d’une Histoire, de l’Histoire du monde avant qu’on ne le voie depuis l’espace, comme un territoire fini, délimité, subdivisé, cartographié au centimètre. L’Histoire de l’exploration d’un territoire inconnu par l’espèce humaine, et des tentatives multiples et diverses de settlements, de sédentarisation et de réglementation des modes de vie, qui ont généré la pluralité des civilisations, des cultures et des langues.

Il y a une chose à laquelle il faut prêter grande attention parce que ça définit aussi des objectifs, c’est la condition humaine. Une part essentielle de ce que nous vivons, nous le recevons. C’est le passé. Ce sont les appartenances qui sont le grand ressort. […] Il y a une humanité une certes, cela ne fait aucun doute. Mais, il y a ce phénomène troublant qui est la division de l’humanité en langues. Il n’y a pas de langage, on ne l’a jamais vu. Il y a bien quelque chose comme tel car on est capable de passer d’une langue à une autre et de traduire, mais la réalité humaine ce n’est pas le langage, ce sont des langues. Voilà qui signale la diversité irréductible. C’est une donnée première, et il convient de réfléchir sur le sens de la diversité humaine sous la forme de la diversité des communautés d’appartenance.

– Marcel Gauchet, entretien dans la revue Le Banquet

Voilà ce que signifie donc coloniser, au sens premier : s’installer sur un territoire, y puiser les moyens de sa subsistance, et établir les règlements et normes de la vie en communauté.

J’ai cette impression d’avoir eu la chance et le privilège de fréquenter les derniers des premiers hommes.

 

Est-ce un fantasme ou une réalité ? Peu importe, certainement. C’est une inspiration et une influence qui ne m’ont jamais quitté. Qu’est-ce que l’on sait vraiment de la vie d’un homme, après tout ? De qui est en face de soi ? Ce que la surface des choses laisse présager, l’impression qu’une présence nous impose. Dans L’Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford, le personnage de Robert Ford dit à un moment, à propos de Jesse James (je cite de mémoire) :

En sa présence, le temps rétrécissait, et la température s’élevait.

Jesse James
Jesse James

 

Qu’est-ce qui fait une légende ? La légende elle-même ou ceux qui s’en inspirent ?

Car il faut savoir qu’une légende n’est jamais que ce que nous voulons qu’elle soit. Elle est comme un récit religieux, c’est une parabole. Il faut faire la part des choses : nul n’est un dieu, ni un diable. Camus, le natif d’Algérie, qui a vécu en ces temps crépusculaires de décolonisation, le dit : « Les Pieds Noirs n’étaient pas le diable ». On pourrait aussi le dire de tous les hommes en général, car aucune généralisation en bien ou en mal n’est permise.

Ainsi, de mes grands-pères, je ne veux retenir aucune leçon morale, ni d’exemplarité. Simplement, la connaissance d’un passé millénaire qui s’est éteint à la fin du XXe siècle, le souvenir indélébile d’une altérité impressionnante.

Et cette altérité est telle : l’aventure humaine, la frontière comme commencement et non point d’arrivée, le changement permanent, le territoire comme moyen et enjeu, l’autre comme problème, c’est-à-dire comme situation ouvrant à problématiques (questions non réglées), le monde comme champ des possibles, à faire soi-même, l’espoir en l’avenir, l’essor.

Il n’y a pas de biographies, simplement des bribes de chaleur humaine : naître dans la précarité, quitter un foyer familial excluant dès son plus jeune âge, arracher des dents aux militaires, devenir militaire, combattre au front, traverser les mers, du Nord au Sud, puis du Sud au Nord, deux fois, en devenant un autre à chaque fois (pour soi-même et dans le regard des autres).

Il n’y a pas de conformité : des hommes, ce sont des individualités, des trajectoires, des cultures. Quels chemins de hasard, entre l’Est et le Sud-Ouest de la France, l’Afrique du Nord et de l’Ouest, l’Italie et l’Espagne ! Quelles différences, après les détours, entre l’agent de grands groupes de l’énergie ou de l’assurance, le financier avisé, et le patron indépendant, l’artisan.

 

Sous quelle influence écrire, dans ce cas ? De cet héritage protéiforme, je retiens la multiplicité, la nécessaire diversité qui n’existe que par une forme d’adversité rugueuse, et non par des ententes lâches et compromissoires qui ne signent que des paix opportunistes et provisoires entre ennemis. Mais je sais aussi que je suis un traître en puissance envers une partie au moins de cet héritage, ce qui n’a rien de gênant, mais au contraire est signe de liberté. D’une part, parce que je ne vivrais rien de ces existences, car le monde est devenu ce qu’il est : tant pis, tant mieux ? De toute manière, le monde de demain reste à inventer. D’autre part, parce que mes thèses seraient contraires aux leurs, assurément, leurs expériences les conduisant à devenir plus fermés qu’ouverts à un monde qu’ils ont fait et qui les a finalement rejetés, preuves vivantes d’un passé que la mode contemporaine ne veut pas assumer – mais qu’elle ne peut que reconnaître.

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