Raisonnement porcin

Si nous devons tous aller à l’abattoir, autant profiter du temps qu’il nous reste

C’est ce que doivent se dire les porcs dans leur porcherie, eux qui se gavent de tout ce qu’ils peuvent dénicher.

C’est aussi à cette bassesse, résumée de manière à peine caricaturale, que le matérialiste-relativiste-ENUC asservit son existence. Il passe son temps à calculer comment atteindre le moindre mal, ou obtenir le bien le plus facile : c’est une économie de la vie. De petits calculs en petits calculs, il construit un monde aigri et rapetissé. Il se fait dévot de l’utilitarisme, en considérant que :

Le but et la dignité d’une vie humaine c’est de se consumer dans l’agencement des moyens.

– Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?

 

Cependant, les porcs, comme les ENUCs, ont tort.

D’une part, quelques porcs seront sauvés pour être reproducteurs. Lesquels ? Ceux qui seront sélectionnés par eugénisme, pour leurs qualités de porc (corpulence, taux de graisse, largeur des côtes, masse de la cuisse ou du jarret, etc.). On les appelle verrats : eux seuls bénéficient du privilège de ne pas être châtrés.

D’autre part, c’est raisonner comme des rats dans un labyrinthe. Situation de Rat Race, telle que décrite par Nigel Marsh :

Often, people work long hard hours at jobs they hate to earn money to buy things they don’t need, to impress people they don’t like

(ma traduction : Souvent, les gens travaillent dur, pendant de longues heures, à des tâches qu’ils détestent afin de gagner l’argent qu’ils dépenseront en choses inutiles, pour impressionner des gens qu’ils n’aiment pas)

Pourquoi adopte-t-on ce comportement ? Par facilité, essentiellement. Par paresse. Parce que l’on a perdu de vue ce que signifie choisir et gouverner, choses enfouies par la crasse des habitudes et des héritages. Kant, dans « Qu’est-ce que les Lumières ? », écrit :

La paresse et la lâcheté sont les causes qui expliquent qu’un si grand nombre d’hommes, après que la nature les a affranchi depuis longtemps d’une (de toute) direction étrangère, reste cependant volontiers, leur vie durant, mineurs, et qu’il soit facile à d’autres de se poser en tuteur des premiers. Il est si aisé d’être mineur! Si j’ai un livre qui me tient lieu d’entendement, un directeur qui me tient lieu de conscience, un médecin qui décide pour moi de mon régime, etc., je n’ai vraiment pas besoin de me donner de peine moi-même. Je n’ai pas besoin de penser pourvu que je puisse payer ; d’autres se chargeront bien de ce travail ennuyeux.

– Kant, Qu’est-ce que Les Lumières ?

 

Définitivement, on ne peut pas à la fois raisonner comme un animal et prétendre être un homme. Ni même étudier l’homme à travers l’animal. Dans un article qui présente le travail de Julian Jaynes, chercheur en psychologie, on comprend comment cet homme a changé sa vision des études sur ce qu’est la conscience :

For a while, he [Julian Jaynes] believed that if a creature could learn from experience, it was having an experience, implying consciousness.

(pendant un temps, Julian Jaynes pensa que si un animal pouvait apprendre à partir d’expériences, il possédait la capacité d’expérimenter, ce qui implique avoir une conscience)

Après diverses expériences sur différentes formes animalières, il se ravisa :

« Ridiculous! It was, I fear, several years before I realized that this assumption makes no sense at all. » Many creatures could be trained, but what they did was not introspection.

(« Ridicule ! C’était, je le crains, des années avant que je ne réalise que cette hypothèse n’a aucun sens. » Beaucoup d’animaux pouvaient être dressés, mais leur comportement ne résultait alors en rien d’une introspection)

Sa conclusion est sans équivoque :

A psychology based on rats in mazes rather than the human mind was « bad poetry disguised as science ».

(Une recherche psychologique prenant pour sujet des rats dans des labyrinthes plutôt que l’esprit humain était « de la mauvaise poésie déguisée en science »)

Par conséquent, se considérer soi-même comme un porc d’élevage destiné à l’abattoir, ou comme un rat dans un labyrinthe, au-delà du rabaissement que l’on s’impose, est-ce seulement réaliste ? Est-ce représentatif de notre condition, des questions, problèmes, envies, ambitions, etc. auxquels la vie nous confronte ? Cela peut-il nous aider en quoi que ce soit ? Il faudrait être fou pour le penser. Mais pourtant, beaucoup se sentent inspirés par la bête et adoptent ce comportement.

Despite all my rage, I am still like a rat in a cage

– Smashing Pumpkins, Bullet With Butterfly Wings

Disons que l’on peut raisonner comme ça quand on est un adolescent frustré par son impuissance. Mais dès lors que l’on devient adulte, en pleine possession de ses moyens et en totale responsabilité de soi-même envers le monde, alors nous sommes aussi éloignés des conditions de vie du porc d’élevage ou du rat de laboratoire que du devenir d’une feuille morte tombée de l’arbre.

Se mettre à cette place-là, c’est faire la bête, par croyance et sans conscience. Et raisonner comme une bête, voilà qui n’éclaire en rien le réel (car cette posture est un leurre envers soi), et n’augure surtout rien de grand à mettre au bénéfice de l’homme.

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