Robert Ménard : statistiques ethniques en ridicule

Petite agitation habituelle dans le Landerneau politique : cette fois, il s’agit du méchant, mauvais, horrible, atroce, frontiste, fasciste Robert Ménard qui dirige d’une main de fer cette pauvre ville de Béziers.

Mais rendez-vous compte ! Les fantômes du passé ressurgissent, la bête immonde revient ! Voilà-t’y-pas qu’on compte les gens, dans le Sud de la France ! Et pour quoi faire ? C’est évident, pardi ! De la déportation, de l’extermination de masse ! Ces gens-là sont comme ça, ils seront toujours possédés par leurs instincts de mort !

Si seulement le ridicule pouvait tuer !

A chaque fois que j’entraperçois ce genre de tirades rocambolesques, je me remémore exactement la fin du superbe Croix de Fer (Cross of Iron) de l’excellent Sam Peckinpah : le rire hystériquement moqueur de James Coburn et la citation finale de Bertolt Brecht, en lettres de sang :

Don’t rejoice in his defeat, you men. For though the world stood up and stopped the bastard, the bitch that bore him is in heat again.

(ma traduction : ne vous réjouissez pas de sa défaite, vous autres. Car même si le monde s’est dressé pour en finir avec le bâtard, la salope qui lui servit de mère est de nouveau en chaleur.)

James-Coburn-Cross-of-Iron
Rolf Steiner (James Coburn) – un mec à qui on ne la fait pas

 

Mais de quoi parle-t-on, au juste ?

Ferme-la, tu passes à la télé !

Robert Ménard, maire de Béziers, politiquement apparenté (bien que non encarté) au Front National, a un jour (le 4 mai 2015) eu la malencontreuse idée d’affirmer à la télévision (dans l’émission de débat politique Mots Croisés) qu’il y avait « 64,6% d’enfants de confession musulmane à Béziers », puis d’ajouter :

Ce sont les chiffres de ma mairie. Pardon de vous dire que le maire a, classe par classe, les noms des enfants. Je sais que je n’ai pas le droit mais on le fait.

Cela eut tôt fait de porter un nom : il s’agirait carrément d’effectuer du « fichage ethnique » (on a déjà dépassé le stade des statistiques ethniques).

 

Une approche pas vraiment scientifique…

Premièrement, il y a confusion chez Ménard entre confession religieuse et origine ethnique : par exemple, musulman ne veut pas dire maghrébin.

Deuxièmement, il faudrait questionner la méthode de Ménard, qui s’appuie sur le nom et le prénom des enfants. Mettons que Mohammed (et ses nombreuses déclinaisons) désigne une personne d’origine arabe et que les personnes d’origine arabe sont majoritairement de confession musulmane. Il faut faire cet exercice pour chaque dénomination, avec à chaque fois une double approximation :

  1. la déduction de l’origine ethnique d’une part,
  2. la déduction de la confession religieuse à partir de cette origine ethnique supposée d’autre part.

Sachant ce que peut désigner une « ethnie », ces deux étapes semblent complexes.

Si on réduit ces hypothèses au périmètre de la population de Béziers, on doit quand même pouvoir calculer un taux de probabilité auquel ces assertions sont vérifiées, c’est-à-dire obtenir une fourchette d’estimation relativement large. Ainsi, je me demande comment Ménard peut affirmer le chiffre très précis de 64,6%…

Donc ce qu’a réalisé Ménard, ce n’est pas de la statistique ethnique, ni du fichage, mais plutôt de la divination religieuse.

Si les statistiques ethniques sont interdites en France, qu’en est-il du droit de faire des devinettes et de coller une étiquette sur la tête des gens ? On peut appeler ça délit de faciès, ou délit de mauvaise dénomination dans ce cas, mais il n’y a pas de loi pour l’interdire ; ou alors, il faudrait interdire aux gens de penser à quoi que ce soit lorsqu’ils voient quelqu’un pour la première fois. On pourrait tous se balader masqués, en uniforme, et s’appeler par le même prénom, « France », qui deviendrait le prénom neutre officiel de cet Etat égalitariste. Bref…

Le monde étant ce qu’il est, il y a des noirs, des blancs, des arabes, des indiens, des asiatiques, des papous, des inuits, des turcs, des perses, etc. Au sein de chaque division, il y a autant de divisions que ne décèlent que ceux qui en font partie. Au sein de chacune de ces sous-divisions, il y en a encore plus, entre ceux du Sud et du Nord, de l’Est et de l’Ouest, de la plaine ou de la montagne, etc. Enfin, le monde est divers et pluriel jusqu’au voisinage, entre ceux qui sont du quartier A et ceux qui fréquentent le quartier B, et ceux qui habitent le rez-de-chaussé et les autres du troisième étage… Tant mieux !

On pourrait s’amuser à tous les comptages de la terre, et tirer toutes les conclusions antagonistes du monde (« les chiffres ne mentent jamais », dit-on), mais la seule question qui vaille est : pourquoi ?

 

Seuls les gentils ont le droit de compter les gens

Car parfois, il est de bon ton de faire des statistiques ethniques (quand il s’agit de prouver l’existence de discriminations, par exemple), mais il faut que ce soient les bonnes personnes (celles faisant partie du camp du bien) qui s’y collent, pas d’affreux fascistes !

Les associations à caractère religieux sont autorisées à tenir des fichiers regroupant leurs membres. À ce titre, le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) publiait en 2007 un sondage – qui a fait beaucoup de bruit – sur les populations noires en France et les discriminations dont elles se disaient victimes. […]

Les statisticiens, eux aussi, échappent à la règle. Ils peuvent mener des études sur la diversité, tout en garantissant l’anonymat des personnes. L’Ined (Institut national des études démographiques) par exemple, ne s’en prive pas, au risque là aussi, de susciter la polémique. Michèle Tribalat, démographe, tente dès les années 1990 de catégoriser les ethnies, selon des données qu’elle qualifie « d’objectives » comme le lieu de naissance des parents ou encore la langue parlée. Mais pour beaucoup de ses confrères, les conclusions qu’elle en tire sont plus que « douteuses ».

Certains feraient-ils du déni de réalité au nom de leur idéologie ? Peut-être…

Manuel Valls n’a-t-il pas, durant ses folles années de député-maire d’Evry (commune de la banlieue de Paris à problèmes, disons), soutenu le recours aux statistiques ethniques afin d’assurer un meilleur service aux citoyens en ciblant des zones d’action prioritaires et les populations les plus précaires – comme le font de nombreux pays tout aussi démocratiques que le nôtre (en appelant cela « discrimination positive », ou « affirmative action »). Manuel Valls déclarait alors (fin 2009) :

« Il faut relancer le débat sur les statistiques ethniques et je présenterai un projet de loi en ce sens à l’Assemblée nationale en début d’année prochaine. Pour certains, les statistiques ethniques mettraient en cause les valeurs de la République, alors qu’au contraire, c’est l’absence de mesures concrètes qui est à craindre » […]

L’annonce a été soutenue par le président du Cran, Patrick Lozès, invité du colloque, pour qui « on a besoin de savoir quelle est la réalité pour que les choses puissent changer ».

Mais quand il s’agit de se donner les moyens de mesurer afin de voir la vérité en face, la bien-pensance prend un air dégoûté et outré. C’est cette même bien-pensance qui transforme Valls-député-maire en Valls-premier-ministre, qui déclare dès le lendemain de la sortie de Ménard :

Honte au Maire de Béziers. La République ne fait AUCUNE distinction parmi ses enfants.

Comme on change en six ans !

Vérité au PS, ignominie au FN !

Voilà ce qu’aurait pu écrire Pascal – je parodie son célèbre : « vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà ». On peut noter qu’avant Pascal, Montaigne avait déjà formalisé quelque chose de similaire : « Quelle vérité que ces montagnes bornent, qui est mensonge au monde qui se tient au-delà ». Et, toujours avec Montaigne, on peut même élargir le sujet de la confrontation des cultures : « Chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage ».

 

La victime est si belle, et le crime est si gai !

Je n’ai qu’une seule envie : me laisser tenter

La victime est si belle, et le crime est si gai

– Cœur de Loup, Philippe Lafontaine

 

La barbarie a subitement pris le 4 mai 2015 un visage humain : celui de Robert Ménard. Le chœur des vierges effarouchées s’est mis à hurler au diapason ; petit florilège :

François Hollande a lui aussi condamné les méthodes du maire de Béziers, affirmant que le « fichage d’élèves » est « contraire à toutes les valeurs de la République ». « Il y a des principes dans la République et quand ils sont gravement atteints, les tribunaux en sont saisis et des sanctions seront prononcées par les juges compétents », a aussi déclaré le président de la République, lors d’une conférence de presse clôturant sa visite au Qatar et en Arabie Saoudite.

Ah ah ah ! Que n’a-t-il tenu de tels propos à ses richissimes et très racistes et intolérants clients, avec lesquels il négociait à ce moment-là de juteux contrats militaires !

Le refrain est splendide, on dirait que tout le gouvernement Hollande s’est amouraché d’une grande cause nationale (il faut dire qu’une occasion comme ça de briller contre le FN, ça ne se rate pas !) :

Najat Vallaud-Belkacem « le fichage religieux des élèves des écoles de Béziers […] démontre que l’extrême-droite au pouvoir n’a rien renié de son passé »

Christiane Taubira : « l’esprit de 1939 est de retour, les mêmes vieux démons et ces balafres faites à la République. La même lâcheté sur des enfants »

Bernard Cazeneuve : « Ficher des enfants selon leur religion, c’est renvoyer aux heures les plus sombres de notre histoire »

L’internationale raciste, selon Jean-Christophe Cambadélis :

Monsieur Ménard ce n’est plus Reporters sans frontières, c’est raciste sans limite !

On sent au moins la volonté de faire rire, ce qui rattrape le fond.

A droite, c’est nul (il faut dire qu’ils n’ont pas trop intérêt à froisser leur électorat, qui n’est probablement pas incompatible avec la doctrine Ménard…) :

Gérald Darmanin : « Par mon grand-père Harki, mon deuxième prénom est Moussa. Enfant dans votre ville aurais-je été fiché? »

Et à Neuilly-sur-Seine ? Et à Levallois-Perret ? Et à Puteaux ? Il doit bien y avoir des fiches pour savoir quels électeurs profitent des bienfaits de la mairie ?

Dans son style tout en nuances soporifiques, Juppé aurait mieux fait de la boucler :

A Béziers, le maire trie les enfants musulmans. S’indigner bien sûr. Mais surtout faire respecter nos lois qui prohibent les discriminations.

Il faut conserver précieusement toutes ces déclarations unanimes, elles sont autant de preuves accablantes de l’époque que nous vivons : le règne sans partage de la pensée unique !

Certes, le procédé de la devinette par le prénom est totalement hasardeux et certainement infructueux. Mais jamais on ne questionne Ménard sur ses intentions, c’est-à-dire sa politique : parce qu’il s’est accoquiné au FN, c’est un nazi ! Ménard a pourtant déclaré :

Quand dans des écoles, vous avez plus de 80% d’enfants, presque 100%, qui sont d’origine musulmane, maghrébine [encore cette confusion de Ménard entre religion et ethnie] vous n’intégrez plus personne. Qui en paye le prix? Les enfants en question. (…) J’essaye de savoir la vérité. On n’établit aucune liste, on essaye de savoir ce qu’il en est.

On parle aussi très rapidement de « fichage » (la presse s’en fait le relais dans ses titres, ignorant le communiqué de la ville de Béziers qui explique très clairement qu’il n’existe aucun prétendu « fichage »), mot qui fait peur : alors qu’il s’agit en réalité de l’exploitation de fichiers issus de l’Education Nationale :

La mairie de Béziers ne constitue pas et n’a jamais constitué de fichiers des enfants scolarisés dans les écoles publiques de la ville. Le voudrait-elle qu’elle n’en a d’ailleurs pas les moyens. Il ne peut donc exister aucun « fichage » des enfants, musulmans ou non.

Le seul fichier existant à notre connaissance recensant les élèves des écoles publiques de la ville est celui de l’Éducation nationale.

Au lieu d’ouvrir sereinement le débat, de critiquer concrètement ce que la démarche de Ménard a de discutable (et elle l’est, bien entendu !) et de lancer de bonnes idées (si seulement ils en avaient !), nos professionnels de la communication politique et de la petite phrase minable se lancent dans le concours de celui qui aura l’air le plus dégoûté et le plus outré.

Allez, pinçons-nous tous le nez ensemble contre le fascisme, le pétainisme, l’esprit de 39, le nazisme ! C’est tellement sympa !

Ah, ces pourris du FN ! Enfin, on les a démasqués ! On va plus les lâcher ! On va siphonner leur électorat avec cette histoire ! Ils s’en remettront pas !

 

Et hors de France, qui compte plus que nous ?

On s’arrête sur le fait qu’en France, les statistiques ethniques sont interdites en poussant des cris d’orfraie hypocrites, mais ailleurs, que fait-on et quels résultats obtient-on ?

Les données montrent que, « toutes choses égales par ailleurs », les garçons de familles modestes africaines-américaines qui ont grandi dans les « mauvais » quartiers gagnent 35% de moins une fois adultes que ceux dont les parents (aux revenus également modestes) résidaient dans des environnements plus favorables.

Selon le chercheur Thomas Kirszbaum, (École normale supérieure de Cachan-CNRS) : aux États-Unis, « les politiques urbaines et du logement visent seulement à déconcentrer la pauvreté et à renforcer la diversité des catégories de revenus », et non à insister comme en France sur la dispersion de minorités ethniques.

Il serait judicieux d’établir des statistiques fiables concernant à la fois l’origine socio-culturelle et la catégorie socio-professionnelle des adultes afin d’organiser la mixité non seulement de leurs enfants (dès la maternelle et jusqu’au lycée), mais aussi, et surtout, celle des familles dans leur ensemble (sur leur lieu de vie). Valls-premier-ministre était pourtant convaincu par ce principe, lorsqu’il était encore nimbé de « l’esprit du 11 janvier » :

Après sa sortie sur l’apartheid français, Manuel Valls a présenté avec les ministres concernés ses propositions sur la politique de la ville, et notamment la « politique de peuplement » qu’il appelle de ses vœux. Cette politique repose sur l’idée qu’un quartier mixte socialement et ethniquement intègre mieux ses habitants.

Conjuguer mixité culturelle et mixité des revenus, cela semble relever du bon sens – bien que ce soit hautement complexe, voire improbable sur le plan pratique, car, au-delà des réticences de chacun à se mêler et à vivre avec ce qui n’est pas soi (l’autre), « une dispersion absolue peut affaiblir les liens sociaux ». Questions importantes, que l’agitation politique stérile n’a même pas effleurées.

 

Ménard : en taule ! Ah ben non, finalement…

Fin de l’histoire ? Classée sans suite !

Le parquet de Béziers annonce aujourd’hui avoir classé sans suite l’enquête ouverte en mai sur de présumés fichiers illégaux de la mairie de Béziers, portant sur un décompte d’élèves musulmans. « Il n’y a rien qui permette de prouver quoi que ce soit. Je classe l’affaire sans suite », a déclaré le procureur de Béziers, Yvon Calvet.

Suite à cette annonce, il n’y aura pas déferlement de tweets, commentaires devant les caméras, parole du Président Hollande ou de ses hommes de main. Il n’y aura que le silence de l’absence totale de responsabilité politique, de l’inconséquence de nos politiciens ridicules – et le FN en sortira renforcé, comme toujours.

Beaucoup de bruit pour rien ; ce bruit anti-démocratique qui empêche les véritables débats de se tenir et d’émerger. Ce bruit, que je nomme slogan, et qui est caractéristique du zapping médiatique : la petite phrase prend en otage les grandes idées. Certaines questions, souvent primordiales, sont censurées précisément parce qu’elles touchent au fondement de notre société : interdit de menacer le dogme ! Interdit de remettre en cause !

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