Le travail au futur : artisanat ou industrialisation ?

Quel travail pour nous demain ? Derrière cette question, il en est de plus vastes : quelle économie, quelle société, quelle civilisation, et quel monde ? Le travail, c’est la richesse individuelle et les richesses des civilisations : c’est l’insertion du capital dans un processus de production et d’accumulation nommé capitalisme primaire. Des capitalismes, on peut en arranger à toutes les sauces, qui génèrent autant de formes de travail, de modes de travailler, d’organisation des relations de (et au) travail.

Dans les économies peu développées et morcelées, c’est l’artisanat qui domine : des acteurs indépendants s’organisent localement pour répondre en majorité aux besoins de la vie matérielle (besoins primaires). Dans les économies centralisées et développées où règne le capitalisme bourgeois, c’est l’industrialisation qui domine : industrialisation non pas comme un secteur d’activité dominant, mais comme un mode d’organisation du travail dominant. Le commerce (activité du secteur tertiaire), par exemple, devient industriel lorsqu’il est piloté par des processus précis, modélisés et optimisés avec force calculs et retours d’expérience, et que la sagacité et l’opiniâtreté de l’agent commercial ne sont plus attendues comme qualités premières, mais constituent des résidus non-intégrables d’humanité, des aspects complexes de la relation qui échappent encore (et pour combien de temps ?) à la modélisation – c’est-à-dire à la machine.

Que cette machine prenne corps dans un robot sur une chaîne de montage, dans la complexité algorithmique d’une intelligence artificielle, dans la procédure administrative d’un workflow (procédure informatisée de travail collaboratif) d’entreprise ou dans le conditionnement socioculturel des individus, elle démontre toujours qu’une même approche est à l’œuvre : celle de l’industrialisation, c’est-à-dire d’une rationalisation scientiste (Taylorisme) ayant pour objectif la résolution efficace et à moindre coût d’un problème de grande ampleur quantitative.

Artisanat de production quasi-unitaire d’un côté, massification de l’autre : l’avenir, après le tournant de la Révolution industrielle, semblerait tout tracé – ou il le semblait, avant que certains n’entrevoient une nouvelle révolution, faite de courants variés (et potentiellement convergents) : l’économie du partage, l’économie numérique, l’ « uberisation« , etc.

L’industrialisation numérique

Il y a, pour commencer, quelque chose que le grand public méconnaît, plus ancien et plus austère que les stars à paillettes de la Silicon Valley – et qui attire donc moins les magazines : c’est l’informatisation des entreprises, l’informatique d’entreprise (ou informatique de gestion), qui prend son véritable essor au milieu des années 1980. Et c’est durant la décennie 1990 que l’informatique devient un outil industriel, entraînant par l’instauration des progiciels de gestion intégrés (PGI, ou ERP en anglais) un double renversement notable : d’une part, c’est le logiciel qui pilote désormais le travail des salariés et leur impose des processus métiers à suivre (comme un ouvrier sur une chaîne de montage par rapport à un artisan) ; d’autre part, l’adoption par les sociétés d’un même secteur des mêmes logiciels de gestion conduit à une rationalisation globale des méthodes de travail, donc à une structuration uniforme du travail dans toutes les (grandes) entreprises mondiales – des profils de poste aux relations entretenues par les salariés. Le secteur tertiaire s’industrialise rapidement, avec une généralisation progressive des standards qui, une fois adoptés par les grands groupes, s’étendent à leurs grands, moyens et petits fournisseurs, tous contraints, par souci d’interopérabilité et d’efficacité, de souscrire à ces normes. L’entreprise n’est plus une île, ni encore moins un navire libre de son orientation : c’est un hub, un lieu de passage aux innombrables ramifications, qui la figent autant qu’elles figent les parties qui lui sont liées. Quoi de plus banalisé, de plus normé, qu’un aéroport international ?

Au début des années 2000, après la gueule de bois consécutive à l’explosion de la « bulle internet« , un nouvel acronyme informatique émerge face à la levée de boucliers des salariés mécontents du manque de flexibilité et d’adaptabilité de leurs progiciels de gestion : SOA (Services-Oriented Architecture). Sans entrer dans les détails techniques (ceci n’est pas non plus un blog sur l’informatique), on retiendra surtout de ce courant qu’il a augmenté les capacités de division du travail, faisant de chaque processus d’entreprise un « service » à part entière, service que quiconque qui en a l’autorisation peut utiliser pour répondre à ses besoins. L’entreprise devenait dans l’idéal un ensemble de services s’échangeant des services, et les entreprises entre elles devaient reproduire ce schéma de fonctionnement. Injectez dans ces services suffisamment « d’intelligence » pour qu’ils puissent se passer d’interventions manuelles afin d’être exécutés : on puise alors l’expérience et l’expertise (connaissances, règles formelles et implicites) des salariés les plus compétents dans leur domaine afin de la faire ingérer dans le programme. On nomme cela des « systèmes experts », et on tente d’aller plus loin en les rendant « auto-apprenants », à travers la fameuse « intelligence artificielle » et le « machine learning » (apprentissage automatique de la machine). Enfin, plus récemment, pour parfaire ces systèmes à vocation autonome et automatique, on tente de leur offrir l’omniscience, c’est-à-dire la capacité d’accéder et de manipuler des milliards d’informations variées (émanant notamment des interactions sur les réseaux sociaux, des historiques d’achats, des transports et déplacements, etc.) – et on nomme ceci Big Data.

L’objectif, comme sur la chaîne de montage, est de remplacer l’homme par le robot spécialisé : régulier, fiable, peu onéreux, taillable et corvéable à merci, obéissant, sans conscience. L’employé idéal, tel que Marx le décrivait déjà au XIXe siècle, dans Misère de la philosophie :

Depuis 1825, presque toutes les nouvelles inventions furent le résultat des collisions entre l’ouvrier et l’entrepreneur qui cherchait à tout prix à déprécier la spécialité de l’ouvrier. […] Au XVIIIe siècle, […] l’ouvrier […] résista pendant bien longtemps à l’empire naissant de l’automate. […] La principale difficulté ne consistait pas autant dans l’invention d’un mécanisme automatique… La difficulté consistait surtout dans la discipline nécessaire pour faire renoncer les hommes à leurs habitudes irrégulières dans le travail, et pour les identifier avec la régularité invariable d’un grand automate. […]

Plusieurs arts mécaniques… réussissent parfaitement lorsqu’ils sont totalement destitués du secours de la raison et du sentiment, et l’ignorance est la mère de l’industrie aussi bien que de la superstition. La réflexion et l’imagination sont sujettes à s’égarer : mais l’habitude de mouvoir le pied ou la main ne dépend ni de l’une ni de l’autre. Ainsi on pourrait dire que la perfection, à l’égard des manufactures, consiste à pouvoir se passer de l’esprit, de manière que sans effort de tête l’atelier puisse être considéré comme une machine dont les parties sont des hommes.

L’idéal absolu – et nous y arrivons – c’est que l’atelier soit une machine dont les parties sont des machines. Et concernant l’ignorance mère de l’industrie, il faut dire ceci : plus la division du travail est forte, plus les services sont compartimentés, plus l’ignorance (de l’ensemble) est grande ; la compréhension de l’objectif, des finalités, ne repose alors qu’entre les mains de quelques-uns, ceux qui conçoivent le produit fini, organisent le travail tel qu’il doit être réalisé et le supervisent. La dépossession n’est pas seulement celle du travail, par le remplacement par des robots, mais aussi celle du sens du travail.

On abandonnera d’ailleurs d’autant plus volontiers le travail à des automates que l’on ne comprend plus pourquoi l’on travaille. Le risque économique apparaît sous cet aspect bien moins préoccupant que le risque démocratique : dépossédé à la fois de son travail, des fruits de son travail et des buts de celui-ci, comment peut-on encore penser à l’existence d’une citoyenneté ? Le taylorisme l’ignore et s’en moque – l’économiste nous dira que ce n’est pas de son ressort – mais pourtant on constate combien la relation au travail reflète aussi l’organisation sociale.

L’étape suivante, que l’on pressent, et que l’on nomme à tort « révolution », alors qu’elle n’est que la poursuite de ce processus vieux de trente ans, c’est l’extension de l’industrialisation numérique aux petites entreprises, et aux plus petites possibles : les travailleurs indépendants. « Comment leur appliquer le même traitement scientifique (parcellisation du travail, amélioration des méthodes, calcul de la rémunération, supervision, modulation du cadencement à la demande) ? » Voilà la question à laquelle des « entreprises innovantes » tentent de répondre.

 

L’omniscience et l’omnipotence des donneurs d’ordre mondiaux

Uber en tête, dont la notoriété donne même le nom au phénomène décrit : « uberisation ».  On peut en citer d’autres : Amazon (avec son initiative Mechanical Turk, qui est un marché de micro-tâches non-automatisables que l’on peut s’offrir de réaliser pour quelques centimes), Airbnb (location de logements), eBay (vente aux enchères), Blablacar (covoiturage avec rémunération), Google (monopolisation de la visibilité sur Internet), etc.

Deux caractéristiques se dégagent de ces sociétés : la volonté d’omniscience et l’omnipotence.

Concernant l’omniscience tout d’abord, il faut revenir sur le concept de Big Data. Il faut dire en préambule qu’il s’agit d’un concept marketing soutenu par les grandes firmes de logiciels informatiques, les cabinets de conseil, les investisseurs ayant leurs parts dans des start-ups du secteur, et les gouvernements qui sont toujours prêts à soutenir « l’innovation » pourvu qu’elle puisse générer du PIB. Toute cette fine équipe (juge et partie) entre bien volontiers dans le jeu de la prophétie auto-réalisatrice : « si tout le monde dit qu’il faut y aller et que ça marchera, alors tout le monde ira et ça marchera ». Le Big Data, c’est donner aux machines la possibilité de comprendre le monde, et cela consiste la plupart du temps à simplifier l’image du monde, à faire de la pluralité des individus une population moyenne se comportant comme une fonction dotée de diverses variables (une mathématisation du monde, si chère à la « science » économique par exemple). Placebo chante :

My computer thinks I’m gay
I threw that piece of junk away

– Placebo – Too Many Friends

La machine peut penser plein de choses sur vous parce que vous êtes allés ici ou là, avez lu ceci ou cela, avez acheté ça, etc. vous êtes catalogué. Ce profiling, toutes les entreprises en raffolent : c’est la promesse de savoir quel est le meilleur moment pour vous refourguer leur camelote, et quelle genre de camelote vous proposer. A ce jeu, Google est sans doute le champion incontesté, et c’est ce qui fait sa fortune. Stéphane Grumbach, directeur de recherche à l’Institut national de Recherche en Informatique et en Automatique (Inria), a déclaré :

Google connaît probablement mieux la France que l’Insee, ou tout au moins dispose des données qui le lui permettent.

C’est un monde où la demande est entièrement connue, et où l’offre peut s’y adapter en temps réel, et mieux encore, un monde où la demande est suscitée judicieusement par un savant pilotage socio-psychologique. C’est un rêve d’économiste, que d’avoir à disposition les secrets de tous ces agents irrationnels afin de les rationaliser. Contrôle cybernétique ? Comme vous y allez ! Lisons Proudhon (Philosophie de la Misère) :

Tous les ans les économistes rendent compte, avec une exactitude que je louerais davantage si je ne la voyais rester toujours stérile, du mouvement commercial des Etats de l’Europe. Ils savent combien de mètres de drap, de pièces de soie, de kilogrammes de fer, ont été fabriqués ; quelle a été la consommation par tête du blé, du vin, du sucre, de la viande : on dirait que pour eux le « nec plus ultra » de la science soit de publier des inventaires, et le dernier terme de leur combinaison, de devenir les contrôleurs généraux des nations. Jamais tant de matériaux amassés n’ont offert une perspective plus belle aux recherches : qu’a-t-on trouvé ? Quel principe nouveau a jailli de cette masse ? Quelle solution à tant de vieux problèmes en est résultée ? Quelle direction nouvelle aux études ? […]

Et quand nous repasserions éternellement nos statistiques et nos chiffres, nous n’aurions toujours devant les yeux que le chaos, le chaos immobile et uniforme.

Mais ce recensement nouveau, outillé comme jamais, le Big Data, ne cherche en rien à dépasser une situation de chaos, ni encore moins à le rendre mouvant ou protéiforme (car cela, c’est le rôle de la liberté et de la politique) ; au contraire, le Big Data sert à domestiquer ce chaos pour mieux l’exploiter, pour savoir comment en tirer profit. Nulle orientation, nulle velléité apparente, si ce n’est celle, sous-jacente, de faire rapprocher l’homme et la machine de sorte que cette dernière puisse finir par devancer les désirs de l’homme – le rêve (ou le cauchemar, selon le point de vue…) ultime : la négation de l’individu (et de sa trop grande complexité irrationnelle) et du libre arbitre au profit de la recommandation généralisée (marketing) et d’une vision catégorisée de profils-types ou « moyens ». C’est le rêve des entreprises consuméristes : il est en effet plus simple de s’adresser à des clones et de vendre en masse que d’individualiser les relations afin d’offrir un service personnalisé de meilleure qualité. Si le travers de la modélisation est d’écraser l’hétérogénéité, il en est pour qui le travers provient de l’hétérogénéité elle-même – et qui se verraient bien, hommes d’affaires ou hommes politiques (car l’élection est perçue comme une consommation), pouvoir s’adresser à une foule uniforme. Ainsi, on voit comment un Amazon ou un Netflix  basent une grande partie de leur business model sur la capacité à recommander à leurs clients des achats (produits culturels ou de grande consommation) qui correspondent à leurs « centres d’intérêts », qui sont en réalité calculés à partir de l’agrégation des achats de produits similaires effectués par d’autres clients ; en d’autres termes, leur slogan devrait être : « toi aussi, sois un mouton ! »

Mais au sein même des potentielles sociétés utilisatrices de ces technologies, divers camps s’affrontent. Parmi les détracteurs, Ilan Benhaim, patron de VentePrivée.com, témoigne ici de son opinion sur le sujet :

« La segmentation, le data mining, le predictive marketing, on s’est rendu compte que c’est du bullshit total. Et pour savoir les marques qui sont appréciées du client, le plus simple est de le lui demander. »

Et il pointe du doigt Criteo, le champion français du retargeting, qui envoie sans cesse des bannières sur un produit que l’on a déjà acheté. « Je déteste le retargeting, on me poursuit sur tous les devices, le problème c’est que ça marche sur 3% des gens et fait 97% de mécontents » conclut-il.

Pourtant, le suivisme engendrant le suivisme, il y a fort à parier que le champ des possibles se restreigne chaque jour davantage, chacun se trouvant englobé dans une « bulle » de sollicitations déterminées à l’avance, ne laissant plus de place au hasard, et contribuant à affermir nos préjugés (car on ne trouve alors jamais à être contredit). Ces méthodes marketing se substituent à l’innovation en ce qu’elles servent à accroître, à faire grossir, à amplifier des mouvements consuméristes afin qu’ils accèdent à une notoriété globale auprès du grand public et définissent un fonds de (sous-)culture mainstream qui écrase les courants demeurés marginaux : « the winner takes it all » (le gagnant, l’unique gagnant, rafle la mise). Au-delà du fait de privilégier un seul courant, le mauvais usage des Big Data tend à le sanctuariser, à reproduire ce qui a fonctionné par le passé, car les données analysées sont par définition issues d’un historique, donc du passé : l’objectif est autant « d’offrir au marché ce qu’il demande » que de « faire en sorte que le marché persiste à demander ce qu’on lui propose ». Une telle optique restreint fortement les « accidents heureux » et l’intuition, qui sont la vraie source de l’innovation.

Vous me direz : il s’agit simplement d’attraper les gogos consommateurs, c’est le bonimenteur 2.0, voilà tout ! Peut-être n’est-ce que cela, pour le moment. Mais cela démontre la volonté toujours forte, le but ultime à atteindre, qui consiste à satisfaire des besoins artificiels avant même qu’ils ne se manifestent : il s’agit de précéder, de devancer notre volonté (celle de chaque individu) afin qu’elle soit annihilée par un flux continu de sollicitations diverses. On a mis l’ouvrier au travail à la chaîne, il n’y a pas de raison que l’on n’y parvienne pas avec le consommateur. L’idéal d’omniscience n’est aujourd’hui orienté que vers cet objectif.

 

Concernant l’omnipotence à présent, le dénominateur commun est qu’il s’agit toujours, pour ces entreprises, de s’attaquer à des oligopoles établies, à des corporatismes soutenus de longue date par la complicité de l’Etat : le transport, l’hôtellerie, le commerce de détail, etc. et de les prendre de court en proposant une innovation d’usage qui diminue drastiquement les coûts de ces services pour les consommateurs. Elles peuvent le faire parce qu’elles se positionnent selon deux axes spécifiques :

  1. Elles se passent des normes et réglementations du secteur qu’elles veulent concurrencer: Airbnb n’impose pas aux logements loués les drastiques normes hôtelières, tout comme Uber n’impose pas une licence de taxi à ses chauffeurs, tout comme eBay s’affranchit des obligations du code du commerce et de la responsabilité du commerçant.
  2. Leurs services ne sont pas fournis par leurs employés, mais par des individus autonomes (qu’ils soient déclarés en tant qu’entrepreneurs individuels ou simples particuliers) : elles agissent simplement comme plateformes d’intermédiation, fournissant des moyens technologiques faciles d’accès de mise en relation.

En se détournant de l’inflation réglementaire et normative qui régit la plupart des activités dans le monde occidental, y compris du code du travail, elles réalisent des économies importantes tout en n’ayant pas à assumer les responsabilités et risques liés à ces activités. Par la mise en œuvre de marchés transparents, elles misent sur l’auto-contrôle des prestataires et l’évaluation des usagers afin d’éviter les dérives et abus qui pourraient miner leur image de marque ; elles n’hésitent pas d’ailleurs à révoquer unilatéralement, et sans recours possible, tout utilisateur de la plateforme (prestataire ou client) qui ne respecterait pas les normes qu’elles ont établies de leur propre chef. On se trouve bien éloigné des rigidités de licenciement ou des obligations légales de garantie, offrant de multiples recours juridiques aux employés et clients, que doivent respecter les entreprises « traditionnelles » de ces secteurs.

Omnipotentes, elles le sont donc, au-dessus des lois, les seules qu’elles respectent étant celles qu’elles se prescrivent elles-mêmes. Plus que de simples intermédiaires, ces plateformes de captation des revenus (prenant une commission sur toute transaction passant par leurs services), à vocation mondiale, sont normatives : ce sont les fabricants de nouvelles normes de travail et de relation client-fournisseur. Par extension, situées au-dessus des Etats, elles conditionnent des relations sociales universelles uniformisées. Certes, on n’invente rien non plus, et ces nouvelles règles viennent enrichir la bonne vieille Lex Mercatoria. Mais la Lex Mercatoria exprime les relations contractuelles de commerce, et ne concerne en principe en rien le droit du travail, ni les diverses législations qu’un pays impose à diverses activités sur son sol. A la fois en passant outre et en les redéfinissant universellement, ces entreprises viennent directement empiéter sur le domaine juridique des Etats – ceci de manière très habile, toujours par contournement plutôt que frontalement. De manière si habile, que ces entreprises en arrivent même à être dans le déni d’être des entreprises – c’est-à-dire de poursuivre le profit ; extrait de cet article du New York Times :

Lyft, like many attention-grabbing firms today, is a company somewhat in denial about being, well, a company. It calls itself a community, a platform. It is one of a raft of businesses that cast themselves as glorified phone directories, simply helping people to locate and contract with one another to drive (Uber), do odd jobs (TaskRabbit) or rent space (Airbnb). In many cases, it helps them sidestep employment laws, regulation and licensing, certain taxes and more.

(ma traduction : Lyft, comme de nombreuses autres sociétés qui attirent l’attention aujourd’hui, est une entreprise qui est d’une certaine manière dans le déni d’être une entreprise. Elle se désigne elle-même comme une communauté, une plateforme. C’est l’une des innombrables sociétés qui se glorifient d’être des annuaires téléphoniques, aidant simplement les gens à se localiser et à entrer en contact pour conduire (Uber), faire de petits boulots (TaskRabbit) ou louer (Airbnb). Dans de nombreux cas, cela leur permet d’éviter le code du travail, les contraintes réglementaires et le versement d’un droit d’exploitation, de taxes et autres.)

 

Il a fallu un terreau fertile pour que se développent ces activités. Le capitalisme bourgeois en est un : la collusion des corporations avec l’Etat a entraîné un blocage tel que toute innovation au sein de nombreux secteurs a été laissée de côté. Pourquoi en effet changer ce qui fonctionne et garantit des sources de profit régulières et abondantes ? En outre, ces mêmes corporations, jaloux de leurs privilèges, ont peu à peu formé une société d’insiders et d’outsiders, d’héritiers et de laissés-pour-compte. A la lecture du Marx (Misère de la philosophie), on se rend compte, comme d’habitude, que l’Histoire bégaie :

Un autre point qu’on n’a pas encore assez apprécié dans l’histoire de l’industrie manufacturière, c’est le licenciement des nombreuses suites des seigneurs féodaux, dont les membres subalternes devinrent des vagabonds avant d’entrer dans l’atelier. La création de l’atelier est précédée d’un vagabondage presque universel au XVe et au XVIe siècles. L’atelier trouva encore un puissant appui dans les nombreux paysans qui, chassés continuellement des campagnes par la transformation des champs en prairies et par les travaux agricoles nécessitant moins de bras pour la culture des terres, vinrent affluer dans les villes pendant des siècles entiers. L’agrandissement du marché, l’accumulation des capitaux, les modifications survenues dans la position sociale des classes, une foule de personnes se trouvant privées de leurs sources de revenu, voilà autant de conditions historiques pour la formation de la manufacture.

Aujourd’hui, on entend les cyniques louer l’afflux de migrants, voyant d’un bon œil l’arrivée d’une main d’œuvre miséreuse et soumise (ce qui n’est pas le cas de la jeunesse occidentale qui, bien que précarisée, n’a pas encore tout à fait baissé les bras – de l’indignation à Nuit Debout – bien qu’elle ne sache comment faire naître l’alternative, ni en quoi elle consisterait), force de travail à bas coût pour de nombreux travaux, sauf si des normes sociales discriminantes rognent leur employabilité. Les plateformes de mise en relation, alliées à entrepreneuriat indépendant, sont justement le moyen idéal de lever ces barrières, ouvrant les vannes du travail précaire. Marx, dans Le Manifeste du Parti Communiste :

À mesure que grandit la bourgeoisie, c’est-à-dire le capital, à mesure aussi grandit le prolétariat, je veux dire cette classe des ouvriers modernes, qui n’ont de moyens d’existence qu’autant qu’ils trouvent du travail, et qui ne trouvent du travail qu’autant que leur travail accroît le capital. Ces ouvriers en sont réduits à se vendre eux-mêmes en détail. Ils sont une marchandise, un article de commerce comme un autre, et ils subissent le contre-coup, dès lors, de toutes les alternatives de la concurrence, de toutes les oscillations du marché.

 

Ces grandes entreprises-donneurs-d’ordre-mondiaux veulent vous connaître intimement, c’est leur souhait le plus cher, « pour votre bien » (qu’elles savent apprécier mieux que vous). Et pour cela elles ont besoin d’armées serviles à téléguider pour satisfaire vos moindres attentes. Ainsi, elles prétendent tout savoir et tout pouvoir, et elles conservent jalousement ces pouvoirs. De culture capitaliste bourgeoise, elles en sont pétries : monopolistiques comme les « négociants » d’alors (pour employer le vocable de Braudel), elles accaparent non seulement les marchés, mais encore la main d’œuvre qui y est à l’œuvre. Marx en faisait déjà le constat du XIXe siècle ; il écrit, dans le Manifeste du Parti Communiste :

Le communisme n’ôte à personne le pouvoir de s’approprier des produits sociaux ; mais il ôte le pouvoir d’assujettir, en se l’appropriant, le travail d’autrui.

 

Paupérisation anticipée : le revenu de base à la rescousse

Et c’est justement parce que ces sociétés capitalistes bourgeoises détruisent le travail par l’automatisation et s’approprient le travail d’autrui que le travail lui-même en est questionné. Marx déclare, dans son Discours sur la question du libre échange :

La centralisation des capitaux amène une plus grande division du travail et une plus grande application des machines. La plus grande division du travail détruit la spécialité du travail, détruit la spécialité du travailleur, et en mettant à la place de cette spécialité un travail que tout le monde peut faire, elle augmente la concurrence entre les ouvriers. […]

La rétribution du travail diminue pour tous, et le fardeau du travail augmente pour quelques-uns.

Uber n’a rien inventé ! Alors certes, tout détenteur d’un permis de conduire dispose des compétences nécessaires pour devenir chauffeur de taxi. L’unique barrière à l’entrée, empêchant la concurrence, est dans ce cas une législation complaisante vis-à-vis d’une de ces corporations qui fourmillent en France. La division du travail n’entre donc pas en ligne de compte dans le processus auquel nous assistons. Mais par contre, Uber est parvenu à ouvrir un marché à la concurrence et, quelle que soit la concurrence et la paupérisation des chauffeurs entraînée par l’exacerbation de celle-ci, il en ressort toujours gagnant, car Uber ponctionne de toute manière une part constante du prix des trajets : c’est donc la multiplication de ces trajets qui lui importe, et non le nombre de chauffeurs qui les réalisent. Un plus grand nombre de chauffeurs est pour Uber un moyen d’assurer un maximum de trajets, et peu importe si ces chauffeurs (souvent des personnes issues de situations plus ou moins précaires qui ont d’abord sauté sur l’opportunité d’avoir un emploi – leur emploi, puisqu’ils ne sont pas salariés), par leur nombre sans cesse croissant, finissent par ne plus pouvoir se verser un salaire convenable. Ainsi, on se trouve dans une situation inverse à celle constatée lors des grands gains de productivité de la Révolution industrielle ; Marx (même discours) :

En 1829, il y avait à Manchester, 1 088 fileurs occupés dans 36 fabriques. En 1841, il n’y en avait plus que 448, et ces ouvriers étaient occupés à 53 353 fuseaux de plus que les 1 088 ouvriers de 1829. Si le rapport du travail manuel avait augmenté proportionnellement au pouvoir productif, le nombre des ouvriers aurait dû atteindre le chiffre de 1 848, de sorte que les améliorations apportées dans la mécanique ont enlevé le travail à 1 100 ouvriers.

Dans la situation actuelle, on n’enlève pas de travail, au contraire on peut le multiplier à l’infini, puisque l’on parvient à ne plus le rémunérer du tout : la rétribution individuelle tend vers 0 à mesure que le nombre de travailleurs grandit. Mais à l’étape suivante, on revient aux bonnes vieilles méthodes de suppression du travail, puisque, pour rester dans l’exemple Uber, même avec des millions de chauffeurs, il faut toujours partager les profits. Comment supprimer les chauffeurs ? Par l’invention du véhicule autonome : c’est cette promesse qui permet d’ailleurs à Uber d’être valorisé autour de 50 milliards de dollars. Répondant à la stratégie de Uber qui recrute des chercheurs en technologies relatives aux véhicules autonomes, un analyste déclare :

Actuellement, une des forces d’Uber est d’avoir peu d’actifs. Les voitures sont à la charge des chauffeurs. Mais le groupe leur reverse une grande partie de la valeur créée. […] D’une part, la start-up garderait l’intégralité de cette manne. D’autre part, celles-ci pourraient fonctionner presque 24h par jour. Résultat, l’immobilisation de ces actifs seraient moindre et leur rotation bien meilleure.

Le patron de Uber ne s’en cache aucunement ; il déclare :

Si Tesla peut produire 500 000 voitures sans chauffeur par an d’ici à 2020, alors je les veux toutes. Toutes.

 

Cet exemple précis illustre les deux phénomènes embryonnaires (le salariat demeure, en 2016 et sans doute pour quelques décennies encore, la norme dominante) mais déjà sensibles que sont la captation du marché du travail et des rémunérations, et la disparition pure et simple du travail. Lors d’un colloque au Sénat sur le revenu de base (ou revenu universel), l’un des participants explique :

En mettant en évidence la montée en puissance du travail gratuit du consommateur (lorsque le travailleur devient le client d’une plateforme comme pour Airbnb ou Uber, lorsqu’il participe à un forum de service après vente, dans les futures imprimantes 3D…), il affirme que le numérique induit un modèle économique qui repose sur un système où l’utilisateur a une véritable place de producteur de valeurs. Or la valeur que le consommateur produit est très largement captée par la plateforme support (Google, Facebook, Amazon, Airbnb, Uber…). Ainsi, pour rémunérer le travail émergent du consommateur-producteur, un revenu contributif – ou un revenu de base en première étape – pourrait s’avérer essentiel.

Hallucinante conception de l’asservissement, non plus à l’Etat cette fois, mais à des sociétés organisant le travail de travailleurs-esclaves auxquels l’Etat se voit dans l’obligation de faire l’aumône ! Je ne vais pas revenir sur la problématique biaisée et les implications néfastes diverses (celles-ci et celles-là) qui se manifesteraient par l’instauration du revenu universel – tout ça a déjà été traité dans les articles liés – mais simplement dire ceci : si la robotisation arrive à son terme et que le travail humain devient obsolète (on étudiera dans le paragraphe suivant quelle serait la réalité d’un tel délire hypothétique), alors il faudra poser la question non pas de la rémunération d’un travail inexistant, mais du partage des richesses produites. L’organisation de ce partage, certains le veulent comme un revenu universel ; pourquoi pas ? Mais c’est un sujet hautement politique et philosophique, invoquant notamment la liberté, l’égalité et l’équité, et que seul Marx, à ma connaissance, a eu le courage d’aborder sérieusement (et on connaît ses conclusions : toute idée de revenu universel n’y figure nulle part).

 

Quant à la possibilité d’une robotisation généralisée, il y a de quoi douter fortement. Il y a pourtant toujours quelques malins pour agiter de gros chiffres qui font peur : toujours extrait des débats autour du colloque sur le revenu universel :

Romain Lucazeau, associé au Cabinet Roland Berger est revenu sur les résultats d’un rapport (pdf) concluant que 42% des métiers en France pourraient être automatisés à terme. En expliquant la méthodologie utilisée par son équipe, Lucazeau a expliqué de manière convaincante que la technologie pouvait se substituer à de nombreuses tâches, y compris intellectuelles et dans les métiers de service.

Mais il suffit de jeter un œil sur le rapport (page 5 notamment) pour comprendre à quel point ces chiffres sont ridicules, et l’impact sur l’emploi largement exagéré :

  • Impact du Big Data sur l’emploi ? On a vu en quoi cela consistait, et par conséquent l’impact sera proche de zéro.
  • Robotisation ? Proche de zéro aussi, au vu des exemples cités : remplacer une infirmière par un robot ? Par ailleurs, qui va entretenir le robot ? Un autre robot ? Et qui entretiendra le robot qui entretient ?
  • Objets connectés ? On a du mal à imaginer que cette nouvelle prophétie auto-réalisatrice (lancée et relayée par toute la clique habituelle) parvienne à se réaliser ! Impact zéro encore !
  • Véhicules autonomes ? Là, il faut reconnaître que quelque chose de puissant pourrait arriver, très destructeur d’emploi dans le monde des transports et de la logistique.

Notre génie de l’analyse ajoute même, peut-être par remords :

Tout le potentiel d’automatisation ne se réalisera pas, dans la mesure où l’analyse effectuée ne prend pas en compte les arbitrages économiques sous-jacents à la substitution du travail humain, la difficulté de mise en œuvre, ou bien les facteurs extérieurs (sociaux, réglementaires…) qui limiteront forcément cette tendance.

Tout est dit ici ! On fait grand cas de chiffres médiatiques qui n’ont aucun lien avec la réalité ! Car si l’on ignore « les arbitrages économiques », « la difficulté de mise en œuvre » et « les facteurs extérieurs », alors je proclame que je vais pouvoir mettre Paris en bouteille ! A l’opposé, on trouve d’autres sources qui nous disent que la robotisation ne change rien ; ce sont des analystes de chez Randstad (société de travail temporaire, ils ne vont donc pas se tirer une balle dans le pied) :

Une information validée par une étude de re.sources, du groupe Randstad France, sur « l’impact de la robotique sur l’emploi ». L’un des graphiques montre ainsi que la robotisation n’aurait pas « d’impact négatif direct sur l’emploi » dans les pays les plus robotisés comme l’Allemagne ou les Etats-Unis. Une autre infographie dresse la liste des métiers susceptibles d’être robotisés à l’horizon 2025 et va dans le sens de celle établie par l’étude de l’université d’Oxford. A la lecture de toutes ces données, un constat s’impose : la « robolution » a beau être en marche, l’humain a encore de l’avenir.

Marx a montré que la machinisation a largement contribué à la destruction d’emplois, mais Braudel a bien décrit comment, dans l’Angleterre du XIXe siècle, la destruction créatrice a pleinement fonctionné en permettant de lier innovation technologique et accroissement des richesses, permettant à l’Angleterre d’asseoir sa puissance sur le globe. Que nous réunissions les mêmes conditions aujourd’hui, c’est évidemment faux (le potentiel de croissance s’est évanoui), et la paupérisation semble donc inéluctable, et ce phénomène engendrera des tensions sociales en creusant les inégalités :

A terme, une minorité de travailleurs va trouver des emplois très qualifiés, mais […] la majorité, la classe moyenne, va vite se retrouver avec des emplois peu qualifiés et peu rémunérés.

Dans cet entretien, l’auteur Bruno Teboul déclare :

Ce phénomène créera des activités nouvelles mais qui profiteront à une petite quantité de salariés très qualifiés. A savoir une certaine élite aux profils scientifiques et technologiques. Les grands gagnants seront les clients et les grands perdants, les salariés peu qualifiés. Ce qui ne fera qu’accroître les inégalités sur le marché du travail et installer un phénomène de «freelancisation» et d’intermittence généralisée.

Ici aussi, on invoque le revenu universel pour soigner tous les maux :

Comment rémunérer les employés dont les postes ont été automatisés ? Pour cela, on pourrait mettre en place, comme en Finlande, un revenu de subsistance universel. Là encore, c’est aux autorités publiques de mettre tout en œuvre pour réguler au mieux ce marché.

Le revenu universel comme pierre de touche, formule magique justificative de la poursuite du capitalisme bourgeois destructeur d’emplois et du travail.

 

Si on peut douter de l’impact de la robotisation, ce dont, par contre, il ne faut pas douter, c’est la tentative toujours renouvelée des acteurs principaux du capitalisme bourgeois d’accroître leurs profits et leur sentiment de toute-puissance par la mainmise sur une société de clones asservis à la fois en tant que consommateurs et travailleurs (et électeurs, bien entendu…). Robert Reich, secrétaire d’État au travail sous Clinton, a inventé une belle expression pour qualifier cette économie manipulée par les grands donneurs d’ordre : « l’économie du partage des restes ». Il déclare:

De nouvelles technologies informatiques [celles que j’ai présentées plus haut] rendent possible le fait que pratiquement tout emploi puisse être divisé en des tâches discrètes qui peuvent être morcelées entre travailleurs le moment voulu, avec une rémunération déterminée par la demande pour ce job particulier à un moment particulier.

L’article poursuit :

En 1956, dans Le travail en miettes, le sociologue Georges Friedmann a ouvert le débat sur la perte de sens du travail provoquée par la division extrême des tâches. À présent que la période de plein emploi est derrière nous, l’émiettement semble devoir concerner non plus les tâches entre elles mais bien les travailleurs eux-mêmes, appelés à ramasser des miettes d’activité micro-rémunérées là et quand ils en trouveront.

Puis, donnant la parole à un grand supporter du capitalisme bourgeois (lui-même étant l’un de ses comparses zélés) :

Jacques Attali [pense que l’on va] « vers une uberisation du travail en général, qui n’est pas mauvaise en soi » dans la mesure où les individus pourront « devenir entrepreneurs de [leur] vie ». « Je crois que le statut de demain, c’est le statut d’intermittent du spectacle », a-t-il ajouté, estimant que le salariat ne disparaîtrait pas mais serait réservé à une élite talentueuse.

On répondra qu’il ne s’agit aucunement d’entreprise (au sens où entreprendre est une volonté de création individuelle ou collective), mais un véritable asservissement à des « global companies » tout ce qu’il y a de dirigistes, d’avilissantes et d’arasantes – dont j’ai déjà décrit plus haut les caractéristiques. Ou comment avoir le beurre et l’argent du beurre: des travailleurs disponibles à la demande, précarisés par leur nouveau statut flexible et remplaçable, ne coûtant aucune charge à l’entreprise. Entreprise dont les heureux salariés seront les nouveaux millionnaires et milliardaires de demain, qui se partageront le gâteau des stock-options et des généreuses rémunérations constantes et garanties – car ils se seront auto-érigés en détenteurs perpétuels du seul travail non automatisable. Je suis certain qu’Attali s’inclut dans cette dernière catégorie…

L’auteur de l’article conclut en décrivant la possible situation à venir :

On ne voit guère de propositions de rupture ni de résistance ferme face à ce système injuste qui accumule des fortunes colossales tout en imposant de nouvelles règles du jeu anti-sociales et irresponsables. […] Travail à la tâche, «au jour la journée», avec quelques guildes de travailleurs en guise de contre-pouvoir et de force de négociation vis-à-vis des plateformes.

A l’opposé, le suppôt du système Bruno Teboul déclare :

L’ubérisation est un mal nécessaire qui résulte de notre demande à tout moment, en tout lieu, au meilleur prix. Bref, de notre hyperconnexion et de notre hyperconsommation.

L’uberisation donc comme réponse à notre soif d’hyperconsommation, avec la garantie de satisfaire instantanément chaque « besoin » (ou, plus précisément, chaque stimulus artificiellement généré par la sollicitation marketing ciblée en temps réel grâce aux Big Data). La boucle est bouclée, et il ne faut pas attendre, contrairement à ce qu’en pense le journaliste, à des contre-pouvoirs issus d’hypothétiques « guildes de travailleurs » que le morcellement des tâches rendrait toujours inefficaces. Le seul contre-pouvoir, la seule alternative à cette vision est détenue par le consommateur, réconcilié à la fois avec son double producteur et son visage démocratique de héros-citoyen. Chez Ford, les ouvriers acceptaient les conditions de travail de l’usine avec la promesse de pouvoir acheter une Ford. On est prisonnier de son propre mode de vie. Ou devrais-je plutôt écrire : on est libre de son mode de vie ! La mondialisation, souvent désignée comme cause de tous les maux (chômage et précarisation du travailleur), n’est pas un phénomène froid : elle est ce que nous en décidons collectivement – et on ne peut se plaindre de l’image que nous renvoie le miroir que nous fabriquons.

 

L’homme et la machine : décentrage et recentrage

Dans le Manifeste parti communiste, Marx synthétise parfaitement la servitude volontaire (pour reprendre les termes de La Boétie) que nous faisons mine d’ignorer de nous imposer:

Le développement du machinisme et la division du travail ont enlevé toute indépendance au travail des prolétaires ; et du même coup le travailleur ne peut plus prendre goût à son travail. Il est devenu un simple appendice de la machine et on ne lui demande que la manœuvre la plus simple, la plus monotone, la plus facile à apprendre. Pour avoir des ouvriers, il n’en coûte guère plus aujourd’hui que la dépense de ce qu’il faut pour vivre et pour se perpétuer. Or, le prix d’une marchandise (et le travail est une marchandise) équivaut aux frais qu’il en coûte de la produire. C’est pourquoi à mesure que le travail devient plus rébarbatif, le salaire diminue. Il y a plus : à mesure que le machinisme et la division du travail se développent, la masse du travail à fournir augmente : on augmente le nombre des heures de travail, on augmente le travail exigible dans un temps donné, on accélère la marche des machines, etc.

Car il ne faut pas croire que le machinisme nous octroiera nécessairement tout le temps libre dont nous rêvons : philosophie scientiste qu’une telle assertion ! Poursuite de rêves farfelus de lendemains qui chanteront, par la force des choses, la continuité dans « le bien ». Muray écrit :

Depuis qu’il n’y a plus de travail, ou que les travailleurs ne sont plus aussi véritablement nécessaires que jadis à la bonne marche de la planète, l’éminente dignité qui découlait du travail a été remplacée par l’éminente dérision de l’homme festif.

Ça, c’est encore le meilleur des cas ; celui que nous vivons probablement, entre deux eaux, profitant d’une rente déjà amaigrie, endettés esquivant encore les créanciers, ivresse d’une fin de soirée dont on pressent qu’elle se termine et que le mâtin blême nous glacera jusqu’aux os sur le long chemin du retour où, face à face avec nous-mêmes, la migraine et le dégoût seront nos seules compagnes. Rions, donc, en attendant, tant que nous le pouvons encore, d’un rire sardonique et désespéré, d’un ricanement morne, car le pire est à venir. Le pire, c’est le dépeçage de l’humain, la chirurgie de la machine, la transfiguration en rouage. Nous offrira-t-on quelques pilules du bonheur pour abolir le stress, oublier la solitude, tromper l’ennui ? Inventerons-nous des ersatz de liberté, pâles reflets d’ailleurs, sauvagerie domestiquée, exercices scolaires obligatoires, pour y croire tout en n’y croyant pas ? Que nous restera-t-il de libre, vraiment ? Des parcelles de temps « libre » à jardiner en vain, stériles et hors-sol, plantées de graines calibrées fabriquées industriellement ? Que restera-t-il de nous, en vaudrons-nous la peine ? Saurons-nous peut-être, en un geste final et désespéré, mais salvateur, suspendre le temps pour dérégler toutes les montres, et d’un feu de joie faire un grand banquet et réaliser, enfin, à nouveau, ce pourquoi nous sommes nés et qui fait notre singularité humaine ? Nous déterminer dans l’indéterminé.

Sinon, cette civilisation capitaliste bourgeoise pourrait subsister sans l’homme, qu’elle a abandonné comme cause de son existence : partout, sur terre, en mer, dans l’espace et le cyberespace, des processus automatisés de production d’énergie, de biens, de services, de données, de calculs… Image d’un monde inhabité (l’homme suicidaire ayant abdiqué tout désir de reproduction) où les robots continueraient leurs tâches… La production de nourriture toujours active, consommatrice d’animaux, consommée par des animaux ; les maladies, les catastrophes naturelles, les imprévisibles incidents, la raréfaction et les découvertes de gisements entraînant la variation des cours des produits bruts, impliquant des décisions sur les méthodes de production, des modifications sur la chaîne d’approvisionnement, le développement de nouveaux modes de transport, de nouveaux modèles économiques émergents tenant compte de ces changements, etc… L’intelligence artificielle libérée de l’homme n’en serait pas moins efficace : il se pourrait même, une fois devenue exploratrice experte de l’univers, qu’elle se rende immortelle. Une immortalité à vide, décombres d’une civilisation zombie.

 

Resituer l’homme au centre de tout, donc, pour échapper au péril de la déshumanisation par la soumission à la machinerie productiviste. Cela signifie-t-il pour autant devenir non-producteur ? Oui, si l’on définit de manière restrictive le travail productif comme source de profits pour l’entreprise et de revenus pour celui qui l’exerce. Mais c’est alors ignorer tout un pan de l’activité productive, mais non-industrielle (qui échappe aux lois de la machine) : une large partie du secteur non-marchand – qui, repoussé hors de la vie économique concurrentielle, serait par définition tributaire de subsides qui lui seraient alloués. Durant le colloque au Sénat sur le revenu universel, Geneviève Bouché pose d’ailleurs superficiellement la problématique de la rétribution de ce secteur non-marchand :

En précisant que le système actuel sait récompenser les tâches productives mais pas les tâches contributives, elle a insisté sur le besoin de souplesse et de mobilité des individus afin de pouvoir faire émerger leurs talents et leur potentiel créatif. L’une des méthodes pour “enraciner les talents” pourrait être le revenu de base, outil qui permet de surcroît un meilleur respect des temps de la vie et des innovations de chacun.

Postuler que le revenu de base est la solution à un système qui ne « sait pas récompenser les tâches contributives » revient à entériner l’existence d’un cadre industriel productiviste, prééminent sur toute autre forme d’activité. Dès lors, comment serait-il possible d’imaginer faire éclore de véritables « potentiels créatifs » au sein d’une structure qui toujours jugera ces activités marginales et subalternes ? Car si l’on considère que tout le travail productif est civilisationnel, et que par opposition tout le travail contributif est non-civilisationnel, alors ce dernier ne manquera pas d’être relégué derrière de plus hautes priorités et de plus importants sujets ; de ce fait, ceux qui voudront exercer ces travaux devront pâtir d’un rôle dégradant, car non-productif, presque parasitaire, au sein de la société. Par ailleurs, s’il s’agit simplement d’offrir l’opportunité de passer le temps en divers loisirs créatifs, instaurer un revenu de base revient à se donner beaucoup de mal pour rien ! Il en irait tout autrement si, loin d’être ostracisé de la sorte, ce travail contributif s’insérait dans la société à sa juste valeur, à l’égal du travail productif ; ce qui conduirait à lui reconnaître un rôle intrinsèque et primordial à la société, et à ne pas en faire un particularisme exotique ! Telle serait la véritable innovation, tel serait le véritable mouvement.

Il faut établir une fois pour toutes que le travail contributif est civilisationnel, qu’il participe à plein à la bonne « croissance » (j’entends toujours par là : accroissement des richesses d’une civilisation suivant le processus capitaliste premier) de la société. Il suffit d’opposer des activités marchandes inutiles et dispendieuses de ressources à des services reconnus d’utilité publique telles que la santé, l’aide sociale, l’éducation, l’armée (quand elle n’est pas à la solde du capitalisme bourgeois, cas particulier dans lequel elle devient industrielle et passe dans le secteur marchand), la sécurité, etc. Services publics, me direz-vous. Oui, car c’est le contributif « jugé utile » qui devient service de l’Etat – collecteur d’impôts et de taxes afin de rémunérer, par répartition et aides variées, le secteur non-marchand : la puissance publique sert d’intermédiaire pour la rémunération d’activités contributives que les sociétés modernes ont décidé de séparer formellement des activités productives (d’autres sociétés, quant à elles, n’établissent pas aussi nettement cette distinction).

Mais ces activités contributives sont désormais, au sein du capitalisme bourgeois, quasiment toujours jugées utiles par rapport aux activités productives : il n’existe pas de contributif financé par l’Etat ou les collectivités qui ne trouve sa justification productive. Tout est intégré au sein d’une chaîne de contribution, dont le dernier maillon, le but en soi, est la production. Par exemple, la santé et la sécurité sont utiles parce qu’elles permettent aux entreprises d’assurer leur fonctionnement avec des salariés en bonne santé et des locaux et capitaux protégés du vol ou de la dégradation ; l’éducation contribue à fournir une main d’œuvre qualifiée adaptée aux exigences du marché du travail. On le constate, dans le cadre du capitalisme bourgeois, le contributif n’existe pas réellement : il n’est que parce qu’il est commandité par le productif, il ne trouve son utilité que comme outil de l’industrie. Positionné comme tel, on a tôt fait de vouloir en faire un outil industriel, c’est-à-dire de le soumettre aux lois industrielles du cadencement, de la division du travail et de la productivité – donc, de réduire son coût de fonctionnement.

Toujours au cours du même colloque, Jean-Eric Hyafil pose le problème de la hausse des coûts des activités non-industrielles par opposition aux gains obtenus par l’industrie :

En conséquence de l’automatisation, toutes les activités intenses en travail [en main d’œuvre] voient leur coût de production – et donc leur prix – augmenter plus vite que les autres biens de consommation, ce qui conduit aux situations absurdes comme celle où acheter une voiture neuve coûte de moins en moins cher tandis que la faire réparer coûte de plus en plus cher. Ce phénomène porte le nom de loi de Baumol, du nom de l’économiste qui l’avait mis en évidence en 1966 pour le secteur du spectacle vivant.

L’industrie d’un côté (fabriquer une voiture sur une chaîne de montage), l’artisanat de l’autre (la faire réparer chez le garagiste du coin). D’abord, on dira à ce monsieur que le prix d’achat des voitures neuves est en augmentation, donc que son exemple n’est pas pertinent. Bien qu’il appartienne au secteur marchand, on pourrait considérer que l’artisan-garagiste fournit un travail contributif si on l’oppose aux chaînes de montage automatisées débitant des milliers de véhicules à la journée. En allant plus loin, on pourrait certainement trouver que cette activité de réparation finit par coûter tellement cher en proportion du prix d’un véhicule qu’elle n’est plus rentable, et doit sortir du secteur marchand. Reste alors la question posée à l’Etat : faut-il soutenir cette activité contributive en versant des subsides à ceux qui la pratiquent ? Transposez cet exemple au cas de l’électroménager ou de l’électronique grand public, et la conclusion apparaît : mieux vaut fabriquer de nouveaux objets (via des processus industriels automatisés) pour remplacer ceux qui sont défaillants plutôt que de chercher à les réparer (artisanalement). Et l’Etat n’a alors aucune raison de soutenir des activités de réparation, puisque leur contribution est jugée inutile. Pour généraliser, concentrons-nous sur la fameuse loi de Baumol :

Le bien culturel spectacle se développe dans le secteur archaïque caractérisé par la stagnation de l’innovation technologique. Dès lors, les gains de productivité sont quasi-inexistants (productivity lag). Le facteur travail prédomine alors et reste incompressible. […] De plus, la rémunération dans l’industrie du spectacle tend à s’aligner sur les autres secteurs. Les coûts de production s’élèvent dans les mêmes proportions. Les recettes quant à elles croissent moins rapidement (earnings gap), engendrant des tensions inflationnistes. Cette caractéristique est connue sous le nom de maladie des coûts croissants (Cost disease).

C’est parce que le prix des objets industriels a diminué (souvent produits à bas prix à l’étranger) et que les salaires locaux n’ont pas diminué que la réparation (service de proximité) n’est plus une activité productive. Juger de sa contribution relève alors d’un choix politique que le consommateur occidental a pris, totalement par calcul économique, sous le seul angle de son portefeuille : il a décidé de jeter l’objet défaillant pour le remplacer par un neuf. Les germes de l’obsolescence programmée étaient alors semés. Et une nouvelle fois, c’est la machine (l’objet) qui domine l’homme.

 

Mais aujourd’hui, dans un monde occidental touché par une inflation nulle, voire une déflation latente, des gains de productivité nuls, une mondialisation industrielle arrivée à son terme (plus de délocalisation possible, plus de larges bénéfices à en attendre), un fléchissement progressif des salaires (concurrence due à un chômage important, travail « gratuit » avec l’économie du partage, décrochage générationnel), comment croire que la machine reste l’instrument pertinent de notre développement civilisationnel ? Et si l’on désire sortir de ce paradigme industriel, il semble évident que le rapport au temps est l’élément central du changement : un temps non plus cadencé et compartimenté, mais un véritable « temps libre » dont l’organisation reste ouverte. Et si ce temps permettait de faire de la production un moyen du contributif ? Si la production devenait utile au contributif, et que le contributif s’inscrivait comme l’activité de création de richesses supérieur ? Renversement qui correspond au passage d’une politique de libération à une politique de liberté. Remettre l’homme au centre passe nécessairement par un retour au rythme des battements du cœur, du souffle, des gestes de la main, des mots prononcés, du sommeil et de la faim. L’artisanal, activité « lente » (parce que nous la comparons à la vitesse des machines) et singulière (à chaque fois unique, même si les gestes sont reproduits), est le propre du travail humain.

Cela, le capitalisme bourgeois en a pris conscience assez récemment. Et, comme à son habitude, il a fait en sorte de l’intégrer, de manière tout à fait perverse, afin que ces revendications puissent être apparemment satisfaites, tout en ne changeant rien à son mode de fonctionnement. André Gorz a écrit : « la personne devient une entreprise« . C’était la manière la plus astucieuse pour le capitalisme bourgeois d’affirmer : « vous êtes l’artisan de votre vie, et un artisan au travail ; vous disposez de votre temps, de votre rythme ». C’était pour mieux endormir les foules, et les conserver dans son giron ; Gorz écrit :

Le 5 mai 2001, à Berlin, le directeur des ressources humaines (DRH) de Daimler Chrysler expliquait aux participants d’un congrès international que « les collaborateurs de l’entreprise font partie de son capital ». Il précisait que « leur comportement, leurs compétences sociales et émotionnelles jouent un rôle important dans l’évaluation » de leur qualification.

Double affirmation : ce n’est plus seulement le travail, mais le travailleur qui appartient à l’entreprise. Considéré non plus simplement pour sa force de travail, il est « humanisé » puisque l’on se soucie de sa personne intime (« compétences sociales et émotionnelles »). Gorz poursuit :

Comme le précisait il y a quelques années le directeur de la formation de Volkswagen : « Si les groupes de travail ont une large autonomie pour planifier, exécuter et contrôler les processus, les flux matériels et les qualifications, on a une grande entreprise faite de petits entrepreneurs autonomes. »

On encourage donc le travailleur à être ce qu’il est et à travailler en autonomie, pour le bénéfice de l’entreprise : contrat gagnant-gagnant, alors ? Le joug n’est jamais loin :

Le DRH de Daimler Chrysler le dit clairement : « Les
collaborateurs de l’entreprise font partie de son capital […] Leur motivation, leur savoir-faire, leur flexibilité, leur capacité d’innovation et leur souci des désirs de la clientèle constituent la matière première des services
innovants […] Leur travail n’est plus mesuré en heures, mais sur la base des résultats réalisés et de leur qualité […] Ils sont des entrepreneurs. »

Entrepreneurs, artisans peut-être, foncièrement acteurs, mais de règles du jeu qu’ils ne peuvent jamais questionner, et jugés par un arbitre au pouvoir despotique. Ce n’est pas l’entreprise industrielle qui s’est adaptée, mais elle a réussi à trouver bénéfice en demandant une adaptation qui demande encore davantage de productivité, de motivation et d’engagement au travailleur. « Et ceci, lui dit-elle, c’est ton entreprise, c’est toi que l’on laisse s’exprimer. » On exagèrerait à peine le trait en ajoutant : « c’est ta liberté ». Liberté de lion en cage, dans le meilleur des cas – plus généralement, liberté de hamster dans sa roue… Gorz :

Les personnes, pour leur part, ont à s’approprier cette culture et à se produire elles-mêmes en utilisant, détournant ou pliant à leurs propres fins les moyens culturels dont elles disposent. […]

Mais seule une infime partie des travailleurs est dupe, ou complice du système parce qu’ils en tirent un large bénéfice. Pour les autres, nous dit Gorz :

Tout travail déterminé n’en est qu’une mise en œuvre contingente, un possible parmi d’autres. Tout en s’y impliquant, le sujet ne s’identifie pas profondément à son travail. Son attachement à une firme déterminée est faible quels que soient les efforts de celle-ci pour se l’attacher ; les activités hors travail tendent à revêtir pour lui une importance plus grande que son travail immédiat. Ce dernier tend à n’être que le moyen qui permet des activités hors travail épanouissantes et créatrices de sens.

On retrouve ici le constat de Muray (cité plus haut) : puisque le travail est un théâtre de marionnettes ridicule, règne désormais Homo Festivus. Mais cela n’est encore vrai que pour une partie des travailleurs, ceux qui ont un « bon » travail, bien rémunéré, leur laissant du temps « libre » à des horaires confortables. Mais, nous dit Gorz, ce temps de non-travail est pris d’assaut :

Les firmes doivent s’emparer de la créativité des personnels, la canaliser vers des prestations et des buts déterminés, et obtenir leur soumission. Mais elles doivent éviter en même temps d’enfermer la capacité d’autonomie dans des limites trop étroites pour ne pas mutiler la capacité d’adaptation, de perfectionnement, d’invention. La stratégie patronale tend par conséquent à se déplacer de la domination directe de l’activité de travail vers la domination sur la production de soi, c’est-à-dire sur l’étendue et la division des capacités et des savoirs que les individus doivent acquérir, et sur les conditions et modalités de leur acquisition. La domination […] s’étendra au temps de non-travail, aux possibilités d’aménager et d’organiser le temps hors travail.

Il s’agit encore et toujours de soumettre le contributif au productif. De cette façon, l’autonomisation, c’est-à-dire la fin des horaires de travail établis, la permanence du souci du travail et la mise à disposition de moyens permettant d’y être toujours connecté, n’est plus « la loi que l’on choisit de s’imposer », mais « la servitude que l’on doit s’infliger ». Gorz :

La vie entière se trouve soumise aux contraintes d’horaires et de rythmes de travail flexibles et imprévisibles qui fragmentent le temps, introduisent des discontinuités et font obstacle aux activités sociales et familiales. Le temps de travail, quoique réduit, pèse plus lourdement sur et dans la vie qu’au temps des horaires réguliers et du travail continu.

Gorz, citant un rapport rédigé à la demande d’une fondation de recherche des syndicats allemands (DGB):

« Le travail empiète et déborde de plus en plus sur la vie privée par les exigences qu’il fait peser sur elle. De plus en plus souvent, l’individu doit assumer la responsabilité de sa qualification, de sa santé, de sa mobilité », bref de son « employabilité ». Chacun est contraint de gérer sa carrière tout au long de sa vie et se voit ainsi transformé en « employeur de son propre travail ».

Les auteurs suggèrent que des syndicats modernes devraient se comporter comme des « unions
des employeurs de leur propre travail », dont les membres, à l’égal des chefs d’entreprise, investissent leurs revenus dans l’acquisition, tout au long de
leur vie, de nouvelles connaissances, en vue d’une meilleure valorisation de leur capital humain.

On retrouve l’opinion d’Attali (cité plus haut) de l’intermittence comme statut de travail généralisé, et un fantasme de « guildes » ou d’ « unions » de travailleurs qui, comme je l’ai écrit, devraient disposer d’un véritable pouvoir démocratique, c’est-à-dire être le peuple conscient, pour incarner un contre-pouvoir effectif. Sans cette condition, devenir son travail n’est certainement pas le choisir, surtout si le marché du travail n’est pas ouvert et concurrentiel, mais piloté par de grands donneurs d’ordre. Gorz :

La production de soi a perdu son autonomie. Elle n’a plus l’épanouissement et la recréation de la personne pour but, mais la valorisation de son capital humain sur le marché du travail. Elle est commandée par les exigences de l’« employabilité » dont les critères changeants s’imposent à chacun. Voilà donc le travail de production de soi soumis à l’économie, à la logique du capital. Il devient un travail comme un autre, assurant, à l’égal de l’emploi salarié, la reproduction des rapports sociaux capitalistes. Les entreprises ont trouvé là le moyen de faire endosser « l’impératif de compétitivité » par les prestataires de travail, transformés en entreprises individuelles où chacun se gère lui-même comme son capital. […]

La production de soi est asservie.

La production de soi devient un outil industriel, à industrialiser. De quelle manière ? Gorz nous répond :

Les « collaborateurs » des grandes entreprises étant eux-mêmes des « chefs d’entreprise » : leur entreprise consiste à gérer, accroître, faire fructifier un capital humain qui est eux-mêmes, en vendant leurs services.

La personne devient une entreprise.

Et en tant qu’entreprise productive du secteur marchand, elle est soumise aux contraintes industrielles de productivité. Chacun devient responsable de sa propre mise en adéquation avec les normes industrielles – et cette mise en adéquation est d’autant plus efficace qu’elle est effectuée elle-même de manière industrielle. Le résultat, c’est l’auto-standardisation : se mettre soi-même aux standards attendus par le marché du travail. Le parcours de vie, qui crée l’identité de chacun, en est largement conditionné, à tel point que l’identité n’est plus qu’un leurre, l’impression fausse d’avoir suivi sa voie – alors que l’on a précisément suivi celle que le système capitaliste bourgeois requérait que l’on suive. Dans Philosophie de la Misère, Proudhon écrit sans complaisance :

Le travail est l’éducation de notre liberté. Les anciens avaient le sens profond de cette vérité, lorsqu’ils distinguèrent les arts serviles d’avec les arts libéraux. Car, telle profession, telles idées ; telles idées, telles mœurs. Tout dans l’esclavage prend le caractère de l’abaissement, les habitudes, les goûts, les inclinations, les sentiments, les plaisirs : il y a en lui subversion universelle. S’occuper de l’éducation des classes pauvres ! Mais c’est créer dans ces âmes dégénérées le plus atroce antagonisme ; c’est leur inspirer des idées que le travail leur rendrait insupportables, des affections incompatibles avec la grossièreté de leur état, des plaisirs dont le sentiment est chez eux émoussé. Si un pareil projet pouvait réussir, au lieu de faire du travailleur un homme, on en aurait fait un démon.

Bien entendu, Proudhon ne dit aucunement par là qu’il faut laisser les classes pauvres à leur état, mais que c’est la nature du travail lui-même, et non ce qu’il y aurait autour, l’éducation par exemple, qui fait l’homme. Le travail est au centre, tout lui est subordonné. Il ne peut donc y avoir de travail productif et industriel qui soit compatible avec l’existence d’hommes libres. Toute rustine, toute mesurette, toute fable qui voudrait apaiser la soif et l’instinct de liberté en n’entrant pas au cœur du problème ne peut qu’être désignée comme alliée de cette construction fatale qu’est l’industrialisation du travail.

Marx rejoint temporairement Proudhon, dont il pourfend l’ouvrage dans Misère de la Philosophie, parce qu’il dépasse sa vision :

Ce qui caractérise la division du travail dans l’intérieur de la société moderne, c’est qu’elle engendre les spécialités, les espèces et avec elles l’idiotisme du métier. […]

Nous sommes frappés d’admiration, dit Lemontey, en voyant parmi les anciens le même personnage être à la fois dans un degré éminent, philosophe, poète, orateur, historien, prêtre, administrateur, général d’armée. Nos âmes s’épouvantent à l’aspect d’un si vaste domaine. Chacun plante sa haie et s’enferme dans son enclos. J’ignore si par cette découpure le champ s’agrandit mais je sais bien que l’homme se rapetisse.

Apparemment, Marx irait donc vers un idéal d’artisans aux multiples casquettes, une désaliénation du travail avec la fin de la spécialisation. Mais le chemin qui doit conduire à cet idéal est le suivant :

Ce qui caractérise la division du travail dans l’atelier automatique, c’est que le travail y a perdu tout caractère de spécialité. Mais du moment que tout développement spécial cesse, le besoin d’universalité, la tendance vers un développement intégral de l’individu commence à se faire sentir. L’atelier automatique efface les espèces et l’idiotisme du métier.

Marx pense ainsi que la division du travail rend les tâches tellement découpées, tellement simples à réaliser, que le besoin de spécialisation disparaît. « L’idiotisme du métier », c’est-à-dire toutes les habitudes, les connaissances, les automatismes à acquérir deviennent caducs. Le basculement est important : c’est au stade optimal de l’industrialisation, à son apogée, que l’homme n’a plus besoin de céder sa « production de soi » (pour reprendre Gorz) à l’entreprise, et que ses aspirations à l’universel renaissent, mais cette fois sans injonction extérieure, sans contrainte productive. Marx :

M. Proudhon, n’ayant même pas compris ce seul côté révolutionnaire de l’atelier automatique, fait un pas en arrière, et propose à l’ouvrier de faire non seulement la douzième partie d’une épingle, mais successivement toutes les douze parties. L’ouvrier arriverait ainsi à la science et à la conscience de l’épingle.

Tout comme Gorz le signale, si la production de soi est soumise aux diktats de l’entreprise, alors l’homme, entreprise de soi, n’est plus que l’outil attentif et zélé du système de production – il arriverait « à la science et à la conscience de l’épingle » : si spécialisé, si formé, si efficace qu’il se confondrait même avec son objet. A l’opposé, un travail qui ne demanderait ni compétences, ni attention, ni investissement laisserait le champ libre à un véritable « devenir soi ». La machine ne serait alors pas commanditaire de l’activité, mais outil efficace de désengagement du travail productif, remplaçant idéalement non pas prioritairement les travaux manuels répétitifs, mais au contraire les fonctions les plus humaines qui soient. L’intelligence artificielle, à ce stade, nous permettrait de ne plus avoir à penser l’organisation ni les moyens de la production, libérant l’homme de cette charge pour qu’il puisse se concentrer vers des activités purement contributives. Il s’agirait d’une robotisation libératrice. Libératrice dans le sens où la politique de libération sera effectivement affaire réglée (l’organisation des moyens de subsistance, de satisfaire aux besoins primaires), reléguée à la responsabilité de la machine, à son rang subalterne : l’homme pourra alors se concentrer sur la politique de liberté. Marx écrit, dans Le manifeste du Parti Communiste :

Dans la société bourgeoise, le travail vivant n’est qu’un moyen d’augmenter le travail accumulé dans le capital. Dans la société communiste, le travail accumulé ne sera qu’un moyen d’élargir, d’enrichir, de stimuler la vie des travailleurs.

Il faut en outre tirer les conséquences d’une telle utilisation de la technologie : si la machine gouverne la production, y compris dans ses strates les plus élevées (j’entends par là la conception et la recherche technologique notamment), alors cette production programmée sera à proprement parler déshumanisée, donc dépourvue de créativité ou d’originalité, et en tout point rationalisée (en fonction des paramètres initiaux définis, des contraintes exprimées par le programme). Ce sera alors le règne des objets génériques, comme on produit des médicaments génériques. Et ce règne signera probablement la fin du consumérisme, car quel sens y aurait-il à marketer chaque produit générique unique correspondant à son usage particulier ? S’il n’y a pas redondance entre des produits assurant un même usage, mais une correspondance rationalisée et optimisée (en termes de coûts, d’impact environnemental, de localisation géographique, etc.) entre un usage et un produit, c’est toute une logique marchande de qui s’effondre : celle des déclinaisons sans fin, des différenciations de façade, du remplacement programmé (obsolescence), de l’absence de normes, etc. Comme il en serait de la fin de l’identification à son travail productif, ce serait aussi le terme de son identification par ce que l’on possède (« les choses que l’on possède finissent par nous posséder » – Fight Club) – la fin de la bourgeoisie (du capitalisme bourgeois), comme Marx l’écrit, dans Le manifeste du Parti Communiste :

Dans la société bourgeoise, c’est le capital qui est indépendant et personnel ; l’individu qui travaille n’a ni indépendance ni personnalité. Abolir cet état de choses, voilà ce que la bourgeoisie appelle abolir la personnalité et la liberté !

En un mot vous nous reprochez de vouloir abolir la propriété au sens où vous [bourgeois] l’entendez. Et à coup sûr, c’est bien là ce que nous voulons. Dès l’instant où le travail cesse d’être transformable en capital, en argent, en rente foncière, bref en un monopole virtuel de puissance sociale ; dès l’instant où la propriété personnelle cesse de pouvoir se convertir en propriété bourgeoise, vous déclarez que la personnalité est abolie. Vous avouez donc que la personne, à votre sens, c’est le bourgeois, et le bourgeois propriétaire. À coup sûr, cette personnalité-là est à supprimer.

 

Du travail pour tous ou pour les robots ?

Marx présuppose en outre que les hommes sont quasiment interchangeables, qu’ils peuvent tous arriver aux mêmes résultats, et que c’est l’organisation de la division du travail qui engendre des écarts béants ; il écrit dans Misère de la Philosophie :

A. Smith a vu plus loin que ne le pense M. Proudhon. Il a très bien vu que dans la réalité la différence des talents naturels entre les individus est bien moindre que nous ne le croyons. Ces dispositions si différentes, qui semblent distinguer les hommes des diverses professions, quand ils sont parvenus à la maturité de l’âge, ne sont pas tant la cause que l’effet de la division du travail. Dans le principe, un portefaix diffère moins d’un philosophe qu’un mâtin d’un lévrier. C’est la division du travail qui a mis un abîme entre l’un et l’autre.

Cette hypothèse ne peut être vérifiée qu’en mettant en œuvre son idéal : mais cet idéal consisterait-il en du travail pour tous ou du travail pour personne (pour la machine uniquement) ?

 

En premier lieu, il faut dire pourquoi la fin du travail est impossible ou, si jamais elle se produisait, l’enfer qui aurait contribué et résulterait de cette disparition. Le travail contributif est, on l’a vu, acte d’invention et de création ; c’est l’élan humain, le propre de l’homme en tant qu’être capable de choisir son mode de vie. La production, même au stade le plus avancé de sa robotisation, resterait non créative, non fondamentalement innovante : au mieux, on aurait affaire à une recherche automatisée permettant l’amélioration et l’optimisation d’objets et processus dont les objectifs, le périmètre et les contraintes ont été préalablement définis par l’homme. C’est l’homme qui, contributivement, politiquement, reste maître de ce qui doit être fait, qui pose le problème que la machine doit aider à résoudre, qui stipule donc les hypothèses, le cadre dans lequel ce problème s’inscrit, qui établit la cohérence entre de multiples problèmes grâce à la vision systémique, l’utopie, qu’il cherche à bâtir. Il s’agit toujours d’un travail, qu’il est impossible de laisser, dont il n’est pas permis de se défausser, à moins d’en subir les conséquences évidentes : si ce travail d’invention, proprement créatif, est laissé à la machine (et c’est le cas aujourd’hui, car l’homme s’est soumis à elle), il ne nous reste rien, rien qu’à être des animaux domestiques, nourris par distributeurs, formatés par notre environnement mécanisé – une autre forme de primitivisme, post-naturaliste. La fin des deux formes de travail (productif et contributif) est envisageable, mais cela signifie l’abandon pur et simple du travail contributif (car l’homme y est irremplaçable), tandis que les machines assureront la production.

La distinction entre productif et contributif est essentielle : le productif est le non-humain, le contributif est le propre de l’homme, ce que la machine ne peut lui enlever : car programmer un automate pour créer revient à réaliser un acte de création. Et cette créature ne pourra créer que ce qu’on lui a donné à imaginer, avec une technique elle aussi donnée. L’apogée de la robotisation, c’est l’humanisation de la machine : c’est que le robot et l’homme deviennent indistincts, à tel point que non seulement le robot en viendrait à douter d’être un homme, mais que l’homme douterait lui aussi de n’être pas un robot. On pense évidemment au roman de Philip K. Dick Do Androids Dream of Electric Sheep? adapté au cinéma sous le titre Blade Runner.

blade runner
Un clou dans la main, une colombe dans l’autre : ontologie de l’androïde ? (Blade Runner, de Ridley Scott, 1982)

A vrai dire, et bien que cela n’ait strictement aucune importance à l’heure actuelle, je doute de la capacité de projeter sentiments et émotions dans des circuits électroniques – à moins que les robots de demain ne soient biologiques : mais parlera-t-on alors encore de « robots » ou plutôt de « créatures » (comme celle de Frankenstein) ? Si les robots devenaient « humains » et que l’on persistait à les destiner à la production uniquement, on aurait créé une classe de sous-hommes soumis à l’esclavage. Sur le plan éthique, il faut donc que ce qui est destiné à la machine demeure une machine. Cela marque la profonde inutilité en même temps que la complète inhumanité de projets de développements de robots à l’image de l’homme : seuls des fous démiurgiques, à la prétention démesurée, à l’hubris sans limite, peuvent porter de telles idées. Isaac Asimov, grand théoricien des robots, a fait de Susan Calvin un de ses personnages récurrents : robopsychologue au sein de l’US Robots, fabricant et loueur de robots, elle prend grand soin de vérifier les tâches qui sont dévolues à ses créations – au prétexte économique d’éviter les risques de destruction, mais en réalité, Susan Calvin entretient des relations ambigües avec ses robots, presque maternelles. A tel point qu’elle semble souvent préférer risquer des vies humaines pour épargner les robots. Elle force les hommes à prendre leurs responsabilités vis-à-vis des robots, à les considérer comme leurs égaux.

Pour éviter de telles dilemmes et impasses, le plus simple est de laisser à chacun son rôle : la machine aura déjà fort à faire avec la production, et l’homme ne sera jamais désœuvré tant qu’il se consacrera à accomplir sa quête infinie de sens. Le progrès n’est pas l’augmentation infinie des biens et services de confort, car on en arrive à un tel point qu’il nous faut désormais employer des biens et services afin de pallier à cette surabondance de confort : on fait appel à un coach sportif, on fréquente une salle de sport pour brûler les calories excédentaires qu’une vie trop confortable nous fait accumuler !

A ceux qui se posent encore la question : « comment occupera-t-on l’humanité si le travail est effectué par des robots ? » La seule réponse vient de cette dichotomie entre production et contribution, cette dernière étant libre expression de soi, pour des hommes libérés de la production par l’automatisation, n’ayant plus à devenir des spécialistes sur une chaîne de production (aussi virtuelle soit-elle), ni des experts-entrepreneurs-polyvalents employés et s’employant au maximum de leurs capacités. Cette libération humaine totale est un changement de modèle et de paradigme qui bouleverse toute prétendue libération cantonnée au cadre restreint du travail productif et du capitalisme bourgeois. Marx, dans Le manifeste du Parti Communiste :

À l’ancienne société bourgeoise, avec ses classes et ses antagonismes de classe, se substituera une association où le libre développement de chacun sera la condition du libre développement de tous.

Après cette libération du travail asservissant, la question du travail n’est plus centrale, parce que le travail n’est plus nécessaire pour se libérer ; celle de la politique le devient : et qui dit politique, dit redéfinition totale, naissance, création de tout, y compris du travail (contributif) de demain. Le temps libre fait une entrée fracassante : il s’agit de temps volé, non pas soustrait au regard des autres, c’est-à-dire de leur influence (cela ne se peut), mais au contraire affirmé comme tel, comme un vol, ou encore une violence faite à la norme, comme, pour reprendre la pensée de Heidegger, une volonté de s’extraire du « On » ; le temps libre ne peut être qu’une affirmation, une provocation, une revendication – un acte politique. Le temps libre est le temps du travail contributif, de la politique de liberté, de la liberté d’exercer sa liberté. La contribution peut affirmer une continuité, une compatibilité avec la civilisation ou société existante, ou au contraire représenter une rupture, une naissance, être une contribution fondatrice.

Il existerait une troisième forme de travail, à la fois improductif et non-contributif, un travail inutile, un gaspillage de temps, de ressources, de liberté : les loisirs et les divertissements non pas pris pour ce qu’ils sont, des moments intercalaires de détente et de repos, mais comme de très sérieuses occupations, des activités d’importance majeure, des buts et des fins en soil’accumulation des expériences agréables comme sens de la vie et chemin à suivre. Il s’agit une nouvelle fois de la situation actuelle, car le contributif est réduit à la portion congrue (sinon inexistant), tandis que le productif nous gouverne et nous épuise.

Sartre écrit, dans Qu’est-ce que la littérature ? :

Le paradoxe de notre époque, c’est que jamais la liberté constructrice n’a été si près de prendre conscience d’elle-même et que jamais, peut-être, elle n’a été si profondément aliénée. Jamais le travail n’a manifesté avec plus de puissance sa productivité et jamais ses produits et sa signification n’ont été plus totalement escamotés aux travailleurs, jamais l’homo faber n’a mieux compris qu’il faisait l’Histoire et jamais il ne s’est senti si impuissant devant l’Histoire.

Tant qu’homo faber (et a fortiori homo pragmaticus) n’est pas homo politicus, il ne sera jamais en situation de faire son Histoire, de se faire.

 

Une réappropriation citoyenne innovante ?

La machinisation arrivée à son terme et remise à sa place, comme libération du travail productif, devient aussi l’outil efficace du faire historique de l’homo politicus. La technologie poussée très loin, l’automatisation, la robotisation sont la condition de nouveaux mondes possibles à fonder. Il y a donc réaffirmation de l’intérêt technologique, de la machine réinsérée à sa juste place. Si nous avons doublement perdu de vue cette voie (d’une part, parce que nous nous sommes soumis à la machine et non l’inverse, et, d’autre part, parce que, par une ignorante résistance, certains font demi-tour, tournent le dos à cette modernité alors qu’ils devraient contribuer à l’avènement de ses fins véritables), si nous devons nous remémorer sans cesse les objectifs que l’humanité poursuit pour elle-même, mettant l’homme au centre, au risque de les oublier, c’est que notre quotidien, sa structure, n’est concrètement pas orientée vers ce but.

On peut affirmer, en bon scientiste, que les innovations sont constantes et que le progrès se fait chaque jour, et que, hégélienne, l’Histoire nous conduit inexorablement vers notre salut. Mais on innoverait sans doute bien différemment, avec d’autres priorités et d’autres trouvailles, si l’on poursuivait avant toute chose des objectifs de libération menant irrémédiablement à la liberté. Mais on évolue dans un libéralisme aveugle, qui ne sait ni où ni comment aller, qui tâtonne dans les ténèbres d’un labyrinthe dont il estime qu’une fois toutes les possibilités épuisées, il finira nécessairement par trouver la sortie. Philosophie de rats de laboratoire. En outre, ce ne sont pas les objectifs de libération qui font peur (objectifs qui, s’ils arrivaient à leur terme, permettraient de vivre dans le labyrinthe, de ne plus avoir à en sortir), bien que des esprits simples, ne voyant pas quel changement radical cela provoquerait (ne plus avoir besoin de chercher la sortie), puissent se demander à quoi sera occupée l’humanité. Ils révèlent ici la crainte du vide existentiel et la peur du règne de l’inhumanité : l’homme serait un loup pour l’homme si on le libérait du contrôle de la machine. Ce n’est pas la libération, donc, c’est la liberté, c’est la démocratie, c’est la fin du joug, c’est l’autodétermination, c’est la fin des privilèges et des héritages, c’est le risque inhérent à la liberté, la liberté elle-même, par essence, qui fait peur au capitalisme bourgeois et au libéralisme aveugle : c’est la possibilité que certains, de plus en plus nombreux, puissent faire bande à part et s’extraire du labyrinthe les premiers.

 

Découvrons à travers quelques exemples ce que serait une utilisation fructueuse et bienvenue des nouvelles technologies, à l’opposé de celle qui en est majoritairement faite actuellement. Des initiatives poursuivant un idéal de travail contributif libre, que l’on se prescrit triplement à travers :

  1. le cadre global permettant de donner du sens aux tâches à accomplir ;
  2. l’organisation (le temps, le rythme, l’espace, les communications, les relations) dans laquelle s’inscrit le travail ;
  3. et enfin, les tâches elles-mêmes, multiples, que l’on choisit de réaliser tout au long de sa vie.

Un travail offrant plus de transparence pour une meilleure organisation, dans un but collectif, contrôlé par la volonté du peuple qui exerce le pouvoir de déterminer le principe de sa civilisation.

La libre association citoyenne appuyée par la technologie

Il s’agit à la fois des très-à-la-mode « FabLabs » et des réseaux économiques en « peer-to-peer » (P2P, de gré à gré). Extrait de cet article, citant Jean Lievens :

Michel Bauwens [président de la fondation Peer to Peer] entrevoit dans l’enchevêtrement apparent de phénomènes nouveaux tels que l’économie collaborative, les réseaux peer-to-peer, l’open source, le crowdsourcing, les FabLabs, les micro-usines, le mouvement des « makers », l’agriculture urbaine…, un modèle qui nous mène vers une société post-capitaliste, où le marché doit enfin se soumettre à la logique des commons (du bien commun).

Bauwens déclare :

C’est quoi les fablabs, c’est quoi les hackers spaces pour moi ? C’est une réinvention de l’artisanat à l’ère digitale. Dans le modèle industriel, il y avait une division du travail entre ceux qui exécutent et ceux qui commandent et organisent le mode de production, or pour moi ce qui est vraiment intéressant dans le modèle des fablabs, c’est que c’est un retour à cette connaissance [artisanale].

Pour moi un “faber”, c’est un penseur qui fait, et un faiseur qui pense, donc c’est vraiment une réunification entre ces aspects du travail qui avaient été séparés. Et c’est un artisanat qui est post-industriel, qui a donc tous les avantages de l’industriel, c’est-à-dire le fait que les connaissances puissent être partagées non seulement dans la proximité mais à une échelle mondiale.

On trouve ici une tentative de relation nouvelle entre la production et l’artisanat, centrée autour du concept de « bien commun », c’est-à-dire de connaissance partagée librement et universellement. Ceci permettant de s’approprier des marchés préemptés par de grandes industries afin que chaque société soit en capacité d’organiser sa production de manière autonome, donc de décider de la nature de cette production en fonction des choix politiques effectués :

Si on est en Malaisie, où on ne fabrique pas de voiture, et si tout à coup l’énergie devient quatre fois plus chère, à ce moment on peut s’imaginer qu’une famille va se dire : “Pourquoi on ne fabrique pas nos voitures nous-mêmes?”

Mais il semble déjà que le mouvement des « makers » ou des « fabers » soit dévoyé par le mauvais air du temps capitaliste bourgeois, et qu’au lieu d’engendrer d’autres modèles productifs, il se mette au pas de l’économisme ambiant.

«Il semble bien que tout le monde parle aujourd’hui de culture maker. Des termes prononcés par des personnes qui ont toujours été opposées à ce qu’ils devraient signifier.» C’est ce qu’écrit le Brésilien Felipe Fonseca, à l’origine d’un des premiers réseaux de makers qui s’appuie sur le concept de «gambiarra», une pratique du recyclage d’objets avec les moyens du bord à des fins pratiques plutôt qu’une nouvelle méthode pour produire un bien qui sera mis sur le marché. […]

«Malheureusement, la principale compétence dans la culture maker ces temps-ci semble consister à tenir une feuille de calcul sur Google Drive avec un business plan et une stratégie cohérente de relations publiques pour les médias sociaux. […]

La plupart de ces prototypes ne serviront à rien, mais leurs créateurs vont tout de même spammer Facebook, Twitter et Instagram pour essayer de nous convaincre qu’ils construisent notre avenir (meilleur, d’une manière que personne ne peut préciser). »

On retrouve l’influence néfaste des rock-stars multimilliardaires et la vacuité complète de leurs projets (voire l’abêtissement profond qu’ils génèrent). Afin d’avoir une influence sur les grosses firmes sans être spolié, Michel Bauwens déclare :

Pour éviter une captation dans l’industrie physique, je travaille sur une licence qui dit que tout le monde peut utiliser le commun mais qu’il faut qu’il y ait une réciprocité, donc une firme privée qui simplement utiliserait sans réinvestir, devrait payer pour la licence, ce serait la seule exception. […] Je trouve qu’il faut des ponts pour justement permettre l’adaptation des vieux systèmes au nouveau.

Reste bien entendu la question de la faisabilité concrète de tels projets « libres », sachant qu’au sein des sociétés actuelles, « la liberté n’a pas de prix » – ce qui se comprend ici comme « je peux m’approprier ce travail libre gratuitement ». Bauwens a soutenu les idées suivantes, au cours du colloque du Sénat sur le revenu universel :

Si les contributeurs produisent des communs libres de droit, certaines entreprises parviennent toutefois à tirer de la valeur ajoutée de ce commun. Les contributeurs des communs qui ne sont pas rémunérés doivent quant à eux choisir entre vivre dans la précarité ou chercher à privatiser le commun. Bauwens explique donc qu’il faudrait trouver des formes de rémunération qui favorisent le commun entièrement libre.

La société, sinon la civilisation, apte à rémunérer convenablement ce type de production, de contribution plus précisément, reste à advenir.

 

Les Big Data publics et démocratiques

J’ai dit du mal des Big Data, mais il ne faudrait pas pour autant jeter le bébé avec l’eau du bain. C’est moins la technologie en elle-même que l’usage qui en est fait qui pose problème, car le Big Data peut constituer une opportunité véritable de transparence (en levant l’opacité d’informations non divulguées ou trop macroscopiques pour être pertinentes), de compréhension sociale et de communication. Le Big Data ne doit pas être un rouleau compresseur qui aplanit mais au contraire une opportunité pour chacun d’être compris dans son altérité, sa pluralité. Il devrait permettre de célébrer l’hétérogénéité (face à une mise à la moyenne, une tendance facile et coupable vers le mainstream), c’est-à-dire instaurer un dialogue, permettre au citoyen d’affirmer ce qu’il veut ou préfère, et non pas subir ce qu’on devine pour lui.

Dans tous les services de l’Etat, le Big Data devrait être une incitation à se rapprocher du citoyen, à réaliser son empowerment : fournir une offre de services lisible, des processus faciles à suivre, un niveau de prestations cohérent et homogène pour l’ensemble des citoyens, quel que soit ce citoyen, dans une complète transparence. Le Big Data devrait offrir la possibilité d’un service charnière, d’un hall d’accueil virtuel pour l’exercice de la citoyenneté et la démocratie et dont le mot d’ordre serait « exprimez-vous ! »

En lieu et place, on doit se contenter de malheureuses statistiques globales dont on doit se méfier de la pertinence et de la véracité, en l’absence de capacité de contrôle sur les données exploitées, mais aussi de pauvres sondages d’opinion qui remplacent honteusement la participation citoyenne véritable, comme si des panels de 1 000 personnes, soi-disant « échantillons représentatifs », pouvaient remplacer une réelle consultation. Car les biais sont si nombreux qu’aucune conclusion ne saurait en être tirée : pour les sondés, les réponses n’engagent à rien, il s’agit d’exprimer son opinion à un instant donné : ils peuvent être mal lunés, menteurs, grogneurs… ou utiliser le sondage comme mauvaise tribune à leur mécontentement. Aucune géolocalisation ni segmentation socio-culturelle des réponses n’est fournie au public. Au final, les sondages sont l’expression d’une moyenne qui ne signifie rien et ne représente réellement aucune opinion sensée. A l’heure où le Big Data permet de célébrer l’hétérogénéité, les instituts de sondage en sont restés à une approche pré-informatique, où le traitement des données est inexistant.

Mais est-ce parce que les instituts de sondage sont arriérés, ou parce qu’on ne leur en demande pas davantage, que les médias se contentent d’un simplisme de bon aloi qui fait toujours davantage de bruit qu’une analyse fine, toujours ambivalente dans ses résultats (ou nécessitant en tout cas un plus grand travail d’interprétation et de compréhension, avec une prise de recul qui en réduit le caractère univoque) ? Si la seconde option correspond à la réalité, alors les instituts de sondage se rendent quand même complices de ce simplisme en y cédant volontiers. C’est la démocratie qui y perd, au point que le débat s’en trouve perverti : car comment peut-on trouver un terrain de discussion lorsque, par exemple, l’un s’appuie sur un sondage concernant le sentiment d’insécurité tandis que l’autre se base sur les chiffres du ministère de l’Intérieur, ou encore que l’on compare impression de pouvoir d’achat et inflation calculée (par l’Insee) ? Quel « chiffre » représente la réalité ? Qui dit vrai ? L’opacité règne : raisonner sur d’aussi vagues statistiques ou sondages n’a aucun sens, et s’attribuer le monopole de la vérité parce que l’on aurait « la » meilleure source est une stupidité. Il y a environ 66 millions de réalités en France, et plus de 7 milliards de réalités dans le monde : ces seuls chiffres devraient nous obliger à l’humilité, tant que nous sommes incapables de les explorer correctement.

C’est ce que le Big Data, bien employé, devrait nous offrir : une transparence par et pour les citoyens, pour l’action politique clairvoyante et non l’embrigadement consumériste déresponsabilisant. Un outil technologique pour des citoyens avertis, conscients des réalités.

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