La Grèce et l’Europe : étude de cas clinique

Excellent article de Clément Lacombe paru dans Le Point du 4 juin 2015, « La Grèce et nous: chronique secrète d’une liaison fatale », consultable en ligne (en quatre parties : 1, 2, 3 et 4).

On parle de plus en plus ces jours-ci d’un défaut de paiement de la dette grecque, ravivant les peurs d’une sortie de la Grèce de la zone Euro – le Grexit (encore un slogan !). L’article revient sur la genèse de l’adhésion de la Grèce à l’Union Européenne et à son adoption de la monnaie unique européenne.

Drachme
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De cette chronique, on peut tirer de nombreux enseignements sur les croyances auxquelles nous restons soumis. J’y vois même un cas clinique : l’étude de la succession des errements des différents acteurs qui nous ont mené à la désastreuse situation actuelle montre à quel point les croyances, bien plus que la rationalité, ont présidé des décisions d’importance capitale.

Mais qui sont les comédiens de cette tragédie… grecque ?

Acte I : La Grèce est l’Europe

Nos chers ex-présidents Giscard et Chirac ont été les plus grands promoteurs de l’entrée de la Grèce dans la zone Euro – déjà, contre les Allemands, en 1996 !

C’est en effet Chirac qui exige de la future Banque centrale européenne que le mot « euro » soit écrit en alphabet grec sur les pièces et les billets, au-dessous de l’inscription en alphabet latin. Car pour Chirac, c’est une question de principe :

La Grèce, c’est notre berceau à tous

 

Pièce 1 Euro Grec
La chouette de la déesse Athéna sur l’Euro grec : le retour du mythe !

Encore plus tôt, en 1981, c’est suite au lobbying de Valéry Giscard d’Estaing que la Grèce devient le dixième pays à entrer dans la Communauté économique européenne (CEE). Son leitmotiv ?

On ne laisse pas Platon à la porte de l’Europe

 

Première croyance : la Grèce est l’origine de l’Europe, elle ne peut par conséquent en être exclue. Enoncé que Socrate aurait sans doute qualifié de sophisme.

 

Acte II : Le déni

C’est en 2000 que le sort de la Grèce est scellé, à l’issue du conseil européen de Santa Maria da Feira (18 et 19 juin 2000). Dans un communiqué, les chefs d’Etat saluent

la politique économique et financière saine [de la Grèce]

Ils donnent ainsi leur feu vert à l’entrée de la Grèce dans la zone euro. Pourtant, on ne s’étonne guère que cette « politique économique et financière saine » soit le fruit de divers miracles… car on veut croire encore, en l’an 2000, aux miracles !

Cela fait à peine trois mois que la Grèce respecte l’objectif fixé par le traité de Maastricht en matière d’inflation – au passage, on a occulté le niveau de dette publique, bien plus élevé que ne l’exigeaient les « critères de convergence ».

« On ferme aussi les yeux sur l’accord informel passé par Athènes avec le secteur de la distribution pour faire baisser artificiellement les prix ».

L’économie grecque s’est transformée, elle qui est passée soudainement de cancre européen à très bon élève.

En fait, les chiffres sont pipeautés, mais personne ne se pose la question.

Shiryu yeux crevés
Les dirigeants européens face à l’analyse de la situation économique grecque

A ce niveau, on ne parle même plus de fermer les yeux, mais de se les crever ! On rêve du continent européen comme le futur champion de la croissance économique mondiale. On prend ses désirs pour des réalités : croyances encore…

 

Acte III : Tais-toi ! Le doute n’habite pas les alchimistes !

En 2004, Standard & Poor’s (S&P), celle qui deviendra l’agence de notation honnie suite à la crise financière de 2008 (Bruxelles par ici, Moscovici par là, Hollande en campagne qui parle de créer une Agence publique de notation (sic !), car c’est plus commode d’être noté par soi-même que par autrui !), S&P, par l’intermédiaire d’un de ses analystes Moritz Kraemer (qui deviendra quelques années plus tard le patron de la notation des Etats chez S&P),

cosigne une analyse sanglante de l’état des comptes publics grecs, qui aboutit à la dégradation de la note du pays, de loin la plus mauvaise de la zone euro.

« Ferme-la, Cassandre, tu nous les casses ! » lui répond-on sèchement.

La chute de Troie n’aura pas lieu, en tout cas c’est ce que le consensus décide : banques, assureurs, fonds d’investissement continuent de prêter de l’argent à la Grèce à des taux d’intérêt presque identiques à ceux réclamés aux pays les plus solides de la zone euro.

Parmi ceux qui veulent à tout prix y croire, surtout guidés par l’appât du gain, il y a le Crédit Agricole, qui rachète la banque grecque Emporiki en 2006. Ce que l’on veut présenter comme l’affaire du siècle se révèle rapidement une belle arnaque :

L’aventure coûtera, en tout, plus de 7 milliards d’euros au Crédit agricole.

Mais « l’affaire était trop belle », disaient les Harpagon !

De Funès : l'Avare
Dirigeant du Crédit Agricole tombé sur un euro grec

C’est la magie de la monnaie unique, le miracle de la convergence, où tous les pays se valent, où un État n’est plus automatiquement sanctionné par les marchés en cas de dérapage. Où, en clair, on peut faire n’importe quoi sans être puni.

Magie et miracles : c’est l’alchimie de la transfiguration des monnaies !

Mais après S&P, c’est Eurostat qui tique un peu :

Athènes a trafiqué ses comptes pour pouvoir entrer dans l’euro, c’est désormais avéré. Eurostat, l’office européen des statistiques, s’est replongé dans les chiffres du pays dans la foulée d’un audit commandé par le nouveau gouvernement grec du conservateur Kostas Karamanlis, au pouvoir depuis le printemps de 2004. Quand le socialiste Kostas Simitis annonçait 2,5 % du PIB de déficit public en 1998, il était en fait de 4,3 %… Un maquillage qui s’est répété tous les ans.

Maquillage d’autant plus aguicheur qu’il est réalisé par The Firm, Goldman Sachs, en la personne d’une jeune louve partner, Addy Loudiadis :

Grâce à des produits financiers dérivés – des « cross-currency swaps » –, la banquière a réussi à faire baisser artificiellement la valeur faciale de la dette grecque.

Personnellement, cela m’a tout l’air d’une incantation de magie noire ! En tout cas, invoquer les puissances démoniaques, ça fonctionne !

 

Acte IV : Oh, les méchants tricheurs !

En 2009, le monde fait grise mine : on est en plein cœur de la crise financière qui a contaminé les actifs économiques réels. L’argent ne coule plus du tout à flots. On commence à chercher les boucs émissaires qu’il va bien falloir sacrifier à l’opinion publique. Lehman Brothers, c’est fait depuis septembre 2008 (Goldman Sachs a gagné ses tractations contre son ex-principal concurrent : merci Henry Paulson, secrétaire américain au Trésor sous George W. Bush, ex de Goldman Sachs).

Le ton change, on devient d’un coup sévère :

«On arrête de jouer. Maintenant, ce qu’il nous faut, c’est des statistiques sérieuses.» Cet après-midi-là, à Luxembourg, Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroupe, est ivre de rage.

Et il joue bien l’ivresse de rage, ce comédien !

Du coup, le nouveau ministre des Finances grec, le socialiste Georges Papaconstantinou est vachement impressionné. Il se dit que son maquillage est en train de couler. Perdu pour perdu, autant passer à confesse, on sera peut-être absous :

Quand son prédécesseur conservateur tablait sur un trou déjà énorme de 6 % du PIB, voilà que le ministre explique qu’il atteindra 13 % !

Mais comme durant l’Inquisition catholique, la confession fait cesser la torture mais n’empêche pas la condamnation : « Ça y est ! On tient notre bouc émissaire ! Il vient de passer aux aveux ! »

Inquisition
Juncker fait avouer l’hérétique Papaconstantinou

Contrairement à 2004, la Grèce n’est cette fois-ci pas épargnée par les marchés financiers, c’est même l’hallali. Comme si tout le monde découvrait soudainement la gabegie de l’État grec, le clientélisme, l’ampleur de l’économie souterraine, l’absence de cadastre… On se raconte des histoires avec gourmandise, comme celle des 17 000 piscines repérées par satellite dans les quartiers nord d’Athènes alors que seules 300 sont déclarées aux services fiscaux.

On se raconte au coin du feu des histoires de sorcières qui font peur. On cloue les chats et les corbeaux sur les portes des maisons pour conjurer le mauvais sort. Bref, maintenant que l’on a identifié le mal, on va pouvoir remettre de l’ordre juste.

 

Acte V : Les cardinaux disent le Bien et le Mal, mais leurs ouailles ne disent pas Amen !

Comme les gentils sont miséricordieux, ils vont aider le méchant.

Sarkozy dit à Georges Papandréou (Premier ministre grec) :

Je vais pousser pour qu’on vous aide. Mais tu as bien conscience qu’il vous faudra faire des efforts.

Le pauvre Papandréou, qui se souvient du sort réservé à son ministre des Finances, lui rétorque :

Mais tu sais, Nicolas, des efforts, on en a déjà fait beaucoup…

Incorrigibles grecs ! Par conséquent, en 2010, les Européens (chefs d’Etats, BCE et Commission Européenne), avec le FMI, sont contraints de monter un plan d’aide à la Grèce. Comme le bas peuple ne comprendrait pas comment on fait la différence entre un gentil et un méchant, et que certains gentils ont quand même l’air méchant, on doit organiser secrètement des messes noires où l’on invoque les démons de la finance, par exemple le 6 mai 2011 :

Le patron de l’Eurogroupe [Juncker] a convoqué les principaux ministres des Finances de la zone euro ainsi que le président de la BCE, Jean-Claude Trichet. L’ordre du jour ? Parler de la possibilité d’effacer une partie de la dette grecque aux mains des investisseurs privés (banques, assurances…).

Messe Noire
L’incantation secrète comme dernier recours (BCE, Eurogroupe, FMI, chefs d’Etats européens…)

Mais voilà qu’au milieu de l’après-midi le site internet du magazine allemand Der Spiegel, mal renseigné, raconte qu’un rassemblement secret prépare la sortie de la Grèce de l’euro. Les marchés, affolés par ce rendez-vous clandestin, partent dans le décor. Un fiasco absolu. Et une belle leçon : toutes les réunions secrètes auront désormais lieu en marge de ­rassemblements officiels.

C’est donc dans le secret tranquille des alcôves que les messes se préparent. On sert un catéchisme d’un genre nouveau pour les brebis égarées. Mais voilà que les croyants ne veulent plus croire ! Fin 2011, Papandréou

vient d’annoncer par surprise l’organisation d’un référendum sur le second plan d’aide à la Grèce, mettant en péril un édifice fragile bâti durant des mois. Un coup de tonnerre, dont la déflagration fait vaciller l’Italie.Il fait nuit noire. Papandréou se retrouve face à un Nicolas Sarkozy fou de rage, Angela Merkel, Jean-Claude Juncker, Christine Lagarde, José Barroso, le représentant de la BCE, Christian Thimann…

Cardinaux Monty Python
Les cardinaux effarés devant l’outrecuidance grecque

Sitôt le savon terminé, Papandréou s’en retourne à Athènes. Où il est très vite poussé à la démission. Son référendum n’aura jamais lieu.

Les cardinaux déclarèrent : « Non mais ! Ce n’est pas parce que l’on est premier Ministre d’un Etat souverain que l’on est au-dessus des lois divines ! Sky is the limit : et le ciel, c’est nous ! »

 

Acte VI : Le saut dans le vide

En 2012, on n’hésite plus à qualifier les mécréants de porcs infâmes : les PIGS (Portugal, Irlande, Grèce et Espagne) sont mis au ban. Et on se demande quand et comment les mener à l’abattoir de manière indolore (pour nous, pas pour eux). Wilem Buiter (chef économiste de Citigroup) invente un slogan pour simplifier la propagande : le Grexit (contraction de Greece et Exit).

Mais on a un peu peur car on n’a jamais osé une chose pareille : revenir sur le dogme ! Car on a cru si fort à l’entrée de la Grèce en Europe, que c’en est devenu une partie intégrante du canon. L’aumônier frère Emmanuel Macron ne cache pas son inquiétude :

« Si un État sort de la monnaie unique, le risque est grand d’un emballement : tout le monde se demandera qui sera le suivant… », explique aujourd’hui Macron

Saut de la foi
Dieu reconnaîtra les siens : mais si l’on s’est trompé ?

Saut de la foi - Indiana Jones
Macron en plein doute existentiel

Bien entendu, toute décision continue à être prise dans le secret du conclave : il ne viendrait jamais à l’idée des cardinaux de demander son avis au bas peuple. Ni aux Grecs, ni aux Européens dans l’ensemble. Décider qui va nettoyer les écuries d’Augias, pour être certain de ne pas avoir à le faire soi-même !

Entre Hollande, Merkel et la BCE, on discute sans rien faire de 2012 à 2014. On essaie de noyer le poisson, en se rassurant : « si personne ne voit le problème, c’est qu’il n’existe pas ». Ou encore : « s’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème ».

Durant deux ans et demi, la crise grecque va passer à l’arrière-plan.

Mais voilà que les problèmes réapparaissent : les croyants se tournent désormais vers l’antéchrist Tsipras (arrivée au pouvoir de Syriza fin janvier 2015) et sa némésis Varoufakis le rouge (nommé ministre de l’Economie).

Varoufakis patibulaire
Varoufakis : une gueule patibulaire… mais presque ! (Coluche)

À la rentrée, tout va recommencer, on parle d’un troisième plan d’aide, le FMI pousse pour que les États de la zone euro renoncent à une partie de l’argent que les Grecs leur doivent… Tout restera à écrire. Encore une fois.

Reculer pour mieux sauter… dans le vide ! (doctrine Hollandienne)

En attendant, et à défaut d’avoir la foi, les Grecs en mettent doucement sous le matelas :

Grecs au distributeur à billets
Pas encore le Bank Run… pourvu que ça dure !

 

Ainsi ne s’achève pas cette mauvaise tragédie grecque, sans catharsis.

Dans cette débandade des responsabilités, Bossuet aurait énoncé avec délice sa maxime.

On pourrait se rassurer en se disant que le cas grec est exceptionnel. Ou on pourrait faire preuve de lucidité et se dire que tout est, a été et sera régi par des postures de principe, des opinions partiales ou la poursuite d’intérêts personnels de court terme, le tout paré d’un voile hypocrite de rationalité. Et cela tant que les dieux continueront de susurrer à l’oreille des hommes – et que les hommes continueront de les écouter.

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