Croire Sisyphe heureux, comme Camus ?
Sisyphe a un passé, une histoire, un cheminement et des choix personnels profonds qui l’ont conduit là où il est. Sa vie est moins devant lui que derrière. Il peut donc accepter, dans ce cas, le sort qui lui est fait et en être satisfait. Il s’agit d’une forme de consécration, de reconnaissance pour ses actes.
Ce bonheur qui s’applique à Sisyphe ne saurait être généralisé à la multitude des parcours de vie. On pense d’abord à l’esclavage (un esclave était-il heureux de porter son fardeau sous le joug ?) qu’il soit ancien ou moderne (construction de stades au Qatar, travailleurs pauvres, conditions de travail dangereuses et meurtrières : diamants du sang, ouvriers dans les pays du tiers-monde – en Inde, au Cambodge, en Afrique, au Bangladesh…).
Ensuite, et surtout, il faut considérer la généalogie de l’auteur. Quand on vient d’une famille modeste ou pauvre dont les figures parentales (paternelle notamment) exprimaient la droiture, la force (ne jamais se plaindre), la fierté (dire qu’il y a pire que soi), la transmission (une culture présente, profonde et qui irrigue et inspire), on a presque cette obligation de célébrer ce mode de vie – donc de lui trouver une justification et des vertus. Vertus réelles à l’échelle du descendant, qui a bénéficié de structures solides de valeurs et d’un amour parental infaillible.
C’est le cas de Camus : « Il y avait une fois une femme que la mort de son mari avait rendue pauvre avec deux enfants. Elle avait vécu chez sa mère, également pauvre, avec un frère infirme qui était ouvrier. Elle avait travaillé pour vivre, fait des ménages, et avait remis l’éducation de ses enfants dans les mains de sa mère. Rude, orgueilleuse, dominatrice, celle-ci les éleva à la dure », écrit Camus dans un brouillon de L’Envers et l’Endroit.
C’est aussi le cas de Onfray lors de l’écriture de Cosmos : « Cosmos est placé sous le signe de l’étoile Polaire que son père lui avait appris à voir pour ne jamais se perdre, l’étoile de ce pôle Nord où ils voyagèrent ensemble ». A propos de son père, Gaston Onfray, il livre cette déclaration : « Enfant, je n’ai pas su que j’avais un père de cette qualité ; adolescent, non plus. C’est plus tard, quand on a les moyens de comparer, après avoir appris du monde et vu un peu, voire beaucoup, de la vilenie des gens, qu’on comprend qu’on avait près de soi un grand homme par ses vertus rares : modeste, doux, discret, réservé, retenu, secret, mesuré, simple, frugal, sobre, vrai. Je ne l’ai jamais entendu dire du mal de qui que ce soit, jamais juger, jamais condamner. Il n’a jamais regretté son passé ou craint le futur. Il ne s’est jamais plaint d’une vie rude de travail difficile d’ouvrier agricole mal payé. Il n’a jamais désiré quoi que ce soit ni envié qui que ce fût. Il s’est toujours contenté de ce qu’il avait. »
Similarité de Camus et de Onfray, célébrée par Onfray lui-même (dans son livre L’ordre libertaire – Flammarion, 2012): « Ce qui rend cet ouvrage irrésistible, c’est l’espèce de fièvre fusionnelle d’Onfray, qui s’identifie totalement à Camus. Non sans raison. Dans les deux cas, le père est ouvrier agricole et la mère, femme de ménage. Dans les deux cas, ce sont des hors venus, algérien ou normand, étrangers au système parisien. »
Pourtant, ce sont des descendants, des héritiers qui prennent le chemin des lettres, donc renient en quelque sorte le mode de vie de leurs aînés. Pour se racheter de cette trahison, ils se sentent l’obligation morale de révérer ces aînés – figures tutélaires puissamment ancrées dans leur passé d’enfance.
Sisyphe est peut-être heureux de son sort, mais on ne saurait penser que Sisyphe représente l’humanité. Le labeur sans idée, répété à l’infini des jours qui s’écoulent, fade et pénible, est une damnation – c’est bien un supplice.
Malgré tout le respect que l’on doit à ceux qui ont vécu de cette manière, droits et sans plainte, on ne peut pourtant ériger ces modes de vie comme modèle. Ils ont été, ils sont – pardonnez d’avance ces termes communistes – les « idiots utiles du système » quand ils en sont les fiers défenseurs à leurs dépends. Sinon, ils sont des hommes oppressés, luttant pour leur survie.
Car Sisyphe est « hors système » : il n’a guère que les Dieux au-dessus de lui, qui lui infligent sa peine. Tandis que dans le monde réel, il n’y a pas de Dieu pour les damnés – simplement des petits chefs vicieux et sans âme, et de grands chefs cyniques qui font mine de ne rien voir et profitent de tout.
Il est aussi « hors humanité » : il n’est pas soumis à la pyramide des besoins de Maslow. L’ensemble de ses besoins primaires (faim, soif, maladie) sont ignorés par le fait mythologique, et, comme nous l’avons énoncé, les besoins plus élevés (reconnaissance, estime de soi) sont soit comblés par le passé (la vie) qu’il a choisie et menée, soit dans le défi qu’il lance chaque jour aux Dieux et à lui-même. Monter ce rocher, c’est montrer que rien ne peut briser cet homme immortel – et qu’il devient alors l’égal d’un Dieu, comme Titan soutenant le monde. Un colosse.
Mais nous, pauvres humains, ne sommes pas des colosses. Camus et Onfray ne font pas exception. Ils ont écrit sous influence, théorisé pour leur camp, en la croyance et l’affection envers leurs parents. Ils ont révéré leur famille, et ce faisant, ont choisi de suivre la pente naturelle de la tradition qui n’a rien d’une pensée libre et éclairée. Ces travaux sous influence ne sont que des tentatives visant à rationaliser leurs affects (comportement que Pareto désigne par « dérivations »).
Et de mon côté, quelles sont mes influences ?