Faim !

Découvert et lu Faim, de Knut Hamsun.

C’est, au 19ème siècle, l’histoire d’un écrivain que des échecs répétés ont réduit à la pauvreté et que la faim tenaille et rend fou – ou extralucide.

J’y ai trouvé la mémoire de mes dix-huit ans. J’écrivais

Dix-huit ans. Ne pas manger […] profonde lassitude, profond dégoût […] Manger, remède absolu, guérison totale. Manière de contrôler mon état maniaco-dépressif, termes que je hais.

Sous le règne de l’hypoglycémie, les jambes flageolent mais la pensée se libère. C’est une désinhibition lucide.

Je me demande, si j’avais la Faim en ce temps-là, quelle impression étrange et pénétrante cette litanie aurait fait émerger. J’aurais ri de moi, n’ayant rien d’indigent (ayant de quoi manger et une chambre chaude dans laquelle me réfugier), et ri aussi de ma chance. J’aurais aussi été bousculé par la probité du personnage. Une probité sans revendication et sans soumission à Dieu – qu’il conspue, qu’il éructe ; une probité sans pitié ni excuse pour lui-même. Par-delà la morale : une radicalité envers la médiocrité puis l’horreur des tréfonds de la société de son temps.

Quelque chose qui fait songer au Zarathoustra de Nietzsche, au Raskolnikov de Crime et Châtiment (Dostoïevski), au Roquentin de La Nausée de Sartre, au Bardamu du Voyage au Bout de la Nuit ou de Mort à Crédit (Céline). Ce qu’ils ont de commun : cette radicalité sans dieu(x), un homme sans autre loi que la sienne, exilé en lui-même, follement extralucide. Il échoue et fuit (Hamsun, Sartre, Nietzsche), se fourvoie et trouve l’illumination (Dieu) chez Dostoïevski, ou concède à la misère et l’horreur du monde sa profession (Céline). Un archétype de surhomme fauché dans son élan.

A dix-huit ans, sous l’influence de ces auteurs et par sensibilité, je jouais donc au surhomme. J’étais rasé comme un singe de l’espace, nihiliste, orgueilleux, romantique et naïf – perdu, surtout : mais qui ne l’est pas à dix-huit ans n’a jamais cherché qui il était. Comme les autres, Hamsun ne m’aurait donné aucune réponse ; il m’aurait simplement, comme un oracle, révélé mon avenir. Comme ces personnages, j’ai fini par céder aux contingences : j’ai pris ce bateau, par nécessité désespérée.

Et voici qu’aujourd’hui, je découvre Faim. En tournant sa dernière page, j’ai l’impression que mon bateau vient de terminer sa traversée, que j’ai débarqué et que s’ouvre un nouveau monde.

Mais c’est un autre livre, et je ne l’ai pas (encore) lu (ou vécu) pour le raconter.

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