Les leçons de dialectique de M. Schopenhauer (et les humbles miennes)

Suis tombé au hasard de ma bibliothèque sur un petit livre : L’Art d’avoir toujours raison (Librio Philosophie – 2€, Arthur Schopenhauer). Je le dis tout de suite : ce n’est pas l’ouvrage le plus remarquable de ce philosophe. Il a néanmoins l’avantage de la concision et, au final, dispose d’un assez bon ratio poids/contenu.

En préambule, j’énoncerai simplement ceci : que l’art de la discussion argumentée, aussi vivace et emportée soit-elle, n’est pas l’art de la guerre. Il n’y a rien de guerrier à engager un combat oral (ou écrit) fondé sur la défense de ses valeurs ou la critique de celles d’autrui. C’est précisément le contraire, car plus le dialogue est serré et passionné, plus il démontre la proximité des protagonistes et l’importance qu’ils se donnent l’un à l’autre :

Le dialogue, la discussion, la dispute sont autant de preuves d’amour

C’est une preuve d’amour car elle ne vise pas à supprimer l’adversaire, mais au contraire à le reconnaître, le comprendre et essayer de le rallier à nous. D’une part, elle est non-violente, contrairement à l’acte guerrier qui vise à dominer l’adversaire par le meurtre s’il le faut. D’autre part, elle représente l’antipode de l’indifférence : tant que le débat continue, que les protagonistes sont en lice, il y a fraternité et une forme de considération (sinon de respect). C’est une preuve d’attention que de prendre le temps, sans y être contraint, d’échanger avec une personne qui ne partage pas vos opinions.

Je cite Theodore Zeldin (tiré de cet article) :

Un jour, un éminent ayatollah, après m’avoir harangué en colère pendant une heure, lançant maintes insultes contre la civilisation occidentale, m’a pris par les épaules en souriant et m’a dit : « J’aimerais bien revenir vous voir. » « Pourquoi ? » ai-je demandé. « Parce que vous m’avez écouté. »

 

J’émettrai deux bémols à cette vision idyllique :

  1. Dans le cadre de la médiatisation du débat, il s’agit certainement pour la majorité des protagonistes de faire acte de promotion (hommes politiques, artistes présentant leur dernier ouvrage, etc.) plus qu’acte de discussion au sens noble où je l’entends.
  2. A cause de la nature humaine (« la nature mauvaise du genre humain » écrit Schopenhauer) qui fait que l’on s’aime souvent plus soi-même qu’autrui : le débat est alors prétexte à l’auto-célébration, dont la jouissance est alors de démontrer sa « supériorité intellectuelle » en ayant raison par tous les moyens. Dans ce cas, si la discussion est une preuve d’amour, c’est une preuve d’amour de soi avant tout, qui instrumentalise l’autre sans jamais lui accorder le moindre respect.

C’est ce deuxième bémol qu’utilise Schopenhauer dans son introduction, pour justifier la nécessité de distinguer la logique (recherche de la vérité) de la dialectique (recherche du fait d’avoir raison) :

Si nous étions fondamentalement honnêtes, alors tout débat partirait simplement du principe qu’il faut rechercher la vérité, sans se préoccuper de savoir si elle se conforme à l’opinion que nous avions initialement formulée […] Notre vanité innée, particulièrement susceptible en matière de facultés intellectuelles, n’accepte pas que notre raisonnement se révèle faux, et celui de l’adversaire recevable. [… Notre] intérêt pour la vérité, qui la plupart du temps constitue pourtant l’unique motif qui [nous] pousse à défendre la thèse que [nous] pensons vraie, s’efface alors complètement devant les intérêts de [notre] vanité : le vrai doit paraître faux, et le faux vrai.

 

Schopenhauer s’attelle alors à décrypter ces stratagèmes de notre vanité dans l’art de la dialectique (il en compte 38). Il part du constat que la description scientifique et exhaustive des 382 topoï (pluriel du grec topos) d’Aristote (issus de son ouvrage Topiques), qui sont autant de catégories et sous-catégories de relations (ou positionnements) entre les concepts, est finalement peu utile pour se prémunir des biais dialectiques qui sont introduits dans le débat, tel qu’il l’écrit en p.11 :

La plupart des règles indiquées par Aristote à propos de ces positionnements, et qu’il nomme topoï, appartiennent à la nature même des relations inter-conceptuelles, dont chacun est intuitivement conscient […] et il est plus facile de suivre ces règles dans un cas donné, ou de constater qu’elles sont bafouées, que de se souvenir des topoï abstraits édictés à leur sujet. Ce qui limite l’intérêt pratique de la dialectique aristotélicienne. Il ne dit presque que des choses allant de soi, dont le bon sens tiendra compte de lui-même.

Si Schopenhauer a divisé les 382 topoï aristotéliciens en 38 stratagèmes (division par 10), je vois mal comment, en ces temps de zapping, je pourrai faire autrement que de moi-même diviser par 10 les 38 stratagèmes de Schopenhauer.

Donc, sans plus tarder, au cœur du sujet, les quatre pièges de la discussion :

1. L’extension

Je reprends telle quelle la définition de Schopenhauer, qui me paraît excellente :

Il s’agit de pousser l’affirmation adverse au-delà de ses frontières naturelles, en l’interprétant de la manière la plus générale possible, en la prenant au sens le plus large possible, en la caricaturant. […] De fait, plus une affirmation est générale, plus elle prêtera le flanc aux attaques.

Pour parer à ce piège, Schopenhauer nous recommande de « définir précisément le champ de la discussion ». Je note pour ma part qu’il arrive très souvent qu’une discussion déborde sur une autre, puis y revienne, puis change à nouveau. Cela est souvent involontaire plus que malintentionné : c’est dû à la nature même d’un débat oral qui ne peut être aussi structuré qu’un écrit.

Mais cela génère beaucoup d’incompréhension, notamment lorsqu’un argument utilisé pour un sujet est repris et critiqué par son adversaire au sein d’un autre sujet. Comme le contexte d’expression de cet argument a changé, on peut être amené à donner l’impression de se contredire alors qu’en réalité, c’est notre adversaire qui mélange les périmètres et fausse la portée des arguments avancés.

Il est donc non seulement nécessaire de « définir précisément le champ de la discussion », mais aussi de signaler le moment où on le quitte et où l’on y revient. Souvent, il faut poser la question à son interlocuteur pour s’en assurer : « nous parlons bien de ceci, n’est-ce pas ? »

 

2. La dissimulation

Elle consiste à masquer le plus longtemps possible la conclusion à laquelle on veut aboutir. Il s’agit de la méthode socratique (citée par Schopenhauer), qui, par des questions semble-t-il anodines et dont la réponse semble évidente, contraint progressivement son interlocuteur à s’accorder à notre conclusion. Or, cela me semble un procédé bien discutable car il enferme le débat dans le cadre que souhaite lui imposer un des interlocuteurs, mettant l’autre en position défensive qui l’empêche d’avancer dans son articulation argumentative.

Ce peut aussi être le cas d’un interlocuteur qui ne dispose pas de sa propre conclusion, et qui va lancer des arguments pour ou contre à l’emporte-pièce, rendant le débat stérile car improvisé et peu conclusif.

Pour parer à cela, je propose à mon adversaire que nous énoncions chacun notre conclusion, puis d’en venir au détail de ce qui nous différencie argument par argument.

S’il est incapable d’énoncer une conclusion claire, le débat peut cesser immédiatement – ou je peux décider que j’ai du temps à tuer (si l’on me paye à boire, pourquoi pas ?).

Verres à vin
Dilatation temporelle et dilution du débat en perspective !

 

3. L’introduction présupposée et la conclusion forcée

Combien de fois, au cours d’un débat, ne dit-on pas « ne parle pas à ma place » ? La cause, c’est la subjectivité :

Nous arrivons tous autour de la table du débat avec les mains avides et le sac à dos lourd

Les mains avides sont la marque de l’utilité que nous voulons projeter dans le débat : la défense de nos intérêts personnels. Le sac à dos est notre vécu : notre sensibilité et toutes les croyances, préceptes et certitudes que nous avons adoptés au fil de notre vie. Ces deux biais peuvent être nommés subjectivité.

Par réaction à cette condition que nous ne pouvons nier, nous projetons sans raison et avec trop d’empressement sur nos adversaires des préjugés et jugements divers. Un faisceau d' »indices » caractérisant mon adversaire de débat peuplent mon inconscient : son genre, son âge, sa nationalité, sa catégorie socio-professionnelle, sa confession religieuse, sa couleur de peau, des détails de sa biographie, etc.

Toutes ces informations reçues en masse, si je ne les analyse pas, vont me mener à considérer mon adversaire pour ce qu’il est, et non pour les arguments qu’il avance. La rationalité du débat en est perturbée de deux manières :

1. l’introduction présupposée :

Je prête à mon interlocuteur quantités de présupposés idéologiques, culturels, sociaux, etc. Tout ce qu’il dira sera compris et déformé à l’aune de ces présupposés. Ce qui fait que je vais énoncer des arguments non pas sur ce qui est dit réellement par mon adversaire, mais sur ce que je crois qu’il est en train de me dire – car étant ce qu’il est, il me paraît impossible qu’il pense autrement.

2. la conclusion forcée :

Tout comme j’ai pu préjuger du conditionnement de pensée initial de mon interlocuteur, je pourrais en déduire les conclusions auxquelles il ne saurait déroger. Quels que soient les arguments employés par mon adversaire, je pense immédiatement aux conclusions qu’il va en tirer – et que je pense déjà connaître. Je réfute donc tout en bloc, car chaque argument pris à part auquel je pourrai m’accorder m’entraînerait à accréditer la conclusion supposée que j’impose de force au cheminement de pensée de mon interlocuteur.

Face à ce type de comportement pétri de préjugés, c’est l’instauration même du débat qui est menacée. Les arguments prononcés deviennent inaudibles. Il s’agit en fait d’un monologue, ou d’une partie d’échecs que je jouerais contre moi-même, mais au début de laquelle j’aurais décidé que ce sont les blancs ou les noirs qui doivent gagner. L’autre n’est là qu’en tant que faire-valoir : je pourrais aussi bien mener ce simulacre de débat seul dans ma chambre sans ouvrir la bouche – mais ma vanité d’avoir raison n’en serait alors pas satisfaite, bien que je sache dans les deux cas qu’il s’agit de pure falsification.

La seule solution qui s’ouvre, et elle n’est pas garantie de succès, c’est de procéder à ses nécessaires confessions (tel que décrites ici à la catégorie 1.3). Car son adversaire peut (et va certainement) remettre en cause leur véracité au profit de ses préjugés. Dans ce cas, il faut retourner l’argument : « de mon côté, je pense que tu es comme ci ou comme ça, donc que tu penses comme si et comme ça ». Ce à quoi l’adversaire répondra que c’est totalement faux et absurde. On lui rétorquera que c’est la méthode qu’il emploie, et en général la discussion s’arrêtera dans une incompréhension provoquée par l’absence totale d’empathie d’un ou des participants.

 

4. L’induction (raisonnement empirique) biaisée :

Alors que le raisonnement empirique ne permet de réaliser une généralité que par l’accumulation des cas présentant des relations de cause-conséquence identiques, l’exemple de voisinage (« je connais quelqu’un qui… ») est un cas individuel (« instance » écrit Schopenhauer) qui fait loi et permet de réfuter l’ensemble de l’argumentation présentée par son adversaire jusqu’alors. C’est une déflagration qui arrive souvent lorsque la discussion a pris une tournure théorique : d’un coup, l’émergence de l’exemple concret (aussi peu représentatif soit-il) produit un effet de réalisme tel qu’il peut être confondu avec la vérité.

Or, on trouvera pour tout argument quelques exemples concrets, dus à des situations d’ordre exceptionnel, qui vont le contredire (c’est la fameuse « exception qui confirme la règle »). Il peut arriver que l’adversaire connaisse personnellement un de ces cas. Deux contre-arguments doivent alors être utilisés :

  1. celui de l’analyse quantitative par la statistique et la probabilité, qui doit permettre de mesurer à quel point cet énoncé particulier peut faire loi générale ou pas, et jauger de son nombre réel d’occurrences sur une population donnée,
  2. celui de l’analyse qualitative et causale : comment et pourquoi ce cas se produit-il ? S’il est exceptionnel, c’est que la conjonction des conditions requises à sa réalisation est elle aussi exceptionnelle : l’identification de tous les facteurs nécessaires et la mesure quantitative de chacun d’eux doit permettre de calculer la probabilité d’intersection de l’ensemble de ces facteurs, nécessaire donc à l’existence de ce cas particulier.

La réalisation de ces exercices de comptage va conduire à qualifier et catégoriser des populations disposées ou pas à engendrer de tels cas particuliers. On en reviendra alors au piège de l’extension (premier piège décrit dans cet article) : il se peut que le cas particulier utilisé existe en réalité en dehors du cadre de l’argument qu’il est censé réfuter.

Par sa complexité et la quantité de données et de temps d’analyse nécessaires, cette méthode est quasi-impossible à mettre en œuvre lors d’une discussion orale : l’argument de l’exemple de voisinage est donc le plus puissant (même si sans doute le plus fallacieux) que l’on puisse utiliser à l’oral. Même un fact-checking scrupuleux peut s’y casser les dents, faute d’informations nécessaires. Dans ce cas, il est urgent de considérer comme un sujet de recherche formel ce domaine de connaissances insuffisamment couvert.

 

Bien entendu, d’autres biais existent, mais ils ne sont pas à proprement parler argumentaires. Il s’agit plutôt de trois formes de fuite, ou diversion : détourner et quitter le débat dès lors qu’il prend une tournure en votre défaveur.

1. Le mensonge :

Quoi de plus tentant que d’énoncer un bon gros mensonge qui serait l’argument ultime pour accréditer sa thèse ? Céder à cette envie d’en terminer rapidement avec le débat et que chacun, enfin, puisse reconnaître qu’on a raison !

Le mensonge peut être prononcé avec aplomb ou être l’omission volontaire d’une information cruciale qui ferait basculer le débat.

Si le mensonge est contredit durant le débat : on cessera là le débat en demandant validation des faits pour désigner le menteur. Si le mensonge n’est pas contredit : c’est une arme puissante qui va certainement faire remporter la victoire à celui qui le profère. Seule une analyse pointilleuse menée a posteriori (fact-checking) peut le révéler, mais il est souvent trop tard.

Par exemple : on cherche toujours les armes de destruction massive (enfin, on sait maintenant qu’il n’y en avait pas), mais l’invasion de l’Irak (opération « Iraqi Freedom », menée sans l’aval du Conseil de Sécurité de l’ONU) en 2003 a bien eu lieu.

 

2. L’attaque personnelle, qui souvent n’a proprement rien à voir avec le débat puisqu’elle concerne un des interlocuteurs et non le propos qui est échangé.

Elle prendra une forme de violence verbale : calomnie, moquerie, insulte, etc. En général, le ton monte et les cris remplacent la parole. La menace physique peut alors s’immiscer dans ce qu’il convient de ne plus appeler un débat.

 

D’où l’on termine par 3. le ricanement (et non pas l’ironie, acte noble du débat) :

Une forme d’attaque personnelle visant à se moquer de son adversaire tout en convertissant à sa cause un auditoire trop souvent malléable et faible.

On flatte de bas instincts, on caresse dans le sens du poil et on énonce en ricanant une vérité absolue digne de l’école primaire ou un beau préjugé démagogique : c’est une forme soudaine de diversion qui utilise la simplification et l’humour – une combinaison puissante pour esprits simples.

 

Ces formes de fuite et de diversion sont des émanations des moyens de conservation subjectifs que nous déployons, bien à tort et malgré nous, trop souvent. Elles sont les limites de toute forme de rationalité qui se voudrait absolue. Nietzsche les décrit dans Vérité et mensonge au sens extra-moral :

En tant qu’il est un moyen de conservation pour l’individu, l’intellect développe ses forces principales dans la dissimulation ; celle-ci est en effet le moyen par lequel les individus plus faibles, moins robustes, subsistent en tant que ceux à qui il est refusé de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec la mâchoire aiguë d’une bête de proie. Chez l’homme cet art de la dissimulation atteint son sommet : l’illusion, la flatterie, le mensonge et la tromperie, les commérages, les airs d’importance, le lustre d’emprunt, le port du masque, le voile de la convention, la comédie pour les autres et pour soi-même, bref le cirque perpétuel de la flatterie pour une flambée de vanité, y sont tellement la règle et la loi que presque rien n’est plus inconcevable que l’avènement d’un honnête et pur instinct de vérité parmi les hommes.

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