Il faut que je confesse ma passion pour la voiture, la moto, et tout ce que la mécanique permet de mouvoir en profitant de sensations uniques.
Il faut confesser, car ces temps-ci, les gens comme moi sont vilipendés. Nous serions d’affreux renégats, d’horribles irresponsables contributeurs au réchauffement climatique et à la dégradation de la santé pulmonaire de nos compatriotes.
Fi de tout cela !
Je vous parle de passion, pas de la masse grouillante qui s’enferme dans les bouchons matin et soir, pas des dingues du volant, surexcités par le stress, l’injure aux lèvres, le pied lourd dans un environnement urbain accidentogène où se mêlent piétons, cyclistes et scooters, ni des chauffards en scooter, justement, qui ont le sentiment d’être prioritaires partout et redressent les torts à grands coups de bottes dans les portières.
Je vous parle de quelque chose de désuet et de rare, qui est l’esprit du gentleman driver combiné à l’amour de la villégiature roulante (road trip) : un amateur éclairé, hédoniste, qui sait apprécier des courbes et des arêtes, des odeurs d’échappement et d’huile, une musicalité d’acier et d’aluminium, et des sensations grisantes de vitesse et de contrôle ou la détente libertaire d’une flânerie sur des chemins de traverse.
Le designer Philippe Starck a déclaré :
Le maximum de la moto, c’est son minimum.
Et de fait, en 1993, il produit une Aprilia 6.5 toute en rondeurs et finesse :
Je suis totalement d’accord avec lui : cela s’applique aussi à l’automobile, aux bateaux, aux avions, etc.
Mais cela fait malheureusement de nombreuses années que l’automobile a renoncé à s’appliquer ce principe. La notion de confort est devenue l’essence de l’automobile. Le « salon roulant », silencieux, feutré, climatisé, insipide, doit donner l’impression de ne pas être en route. Il doit lisser toutes les sensations : il est fait pour l’autoroute rectiligne ou pour l’évolution en dessous de 50 km/h en milieu urbain. La seule sonorité qui doit en émaner pour son conducteur et ses passagers est celle du système audio, raccordé en Bluetooth au smartphone qui délivre en outre l’itinéraire à suivre.
Houellebecq a écrit La Carte et le Territoire, roman dans lequel son personnage principal Jed Martin réalise des photographies de cartes Michelin qui obtiennent le succès au cours de son exposition nommée La carte est plus intéressante que le territoire. Houellebecq ne s’est pas trompé, et l’usage des voitures par nos concitoyens le confirme : ils préfèrent la carte, de loin.
Ces véhicules ultra-confortables, ultra-connectés et ultra-rationnels sont destinés aux quinquagénaires et sexagénaires occidentaux aisés, aux loueurs longue durée (LLD) qui fournissent les flottes de véhicules de sociétés pour récompenser les cadres et outiller les salariés nomades, et surtout aux marchés émergents comme la Chine qui disposent de véhicules plus récents et dont l’âge moyen des acheteurs est beaucoup plus bas qu’en Occident. Quelques chiffres et tendances vus ici :
Le marché des voitures neuves est réservé aux quinquas aisés. Le prix des voitures neuves ne cesse d’augmenter. Depuis 2009, il a même gagné 4869 euros en moyenne. Résultat, il a atteint en 2014 un niveau élevé supérieur à 24.000 euros. Une somme que la majorité de la population ne peut pas se permettre. Ce sont donc les actifs bien installés de plus de 50 ans qui constituent l’essentiel des acheteurs de voitures neuves, avec un âge moyen de 54 ans d’après l’Observatoire Cetelem de l’automobile.
Par ailleurs, le parc automobile mondial vieillit rapidement. En Europe, l’âge moyen du parc est de 9,7 ans tandis que les Américains roulent dans des voitures âgées en moyenne de 11,4 ans. Ce sont les Chinois qui roulent à bord des voitures les plus récentes (4,6 ans)
Si l’âge moyen du parc augmente, il en va de même pour l’âge moyen d’un acheteur de voiture neuve. Ainsi, l’acheteur européen d’un véhicule neuf a aujourd’hui 52 ans de moyenne d’âge (54 ans en France) soit le même âge qu’aux Etats-Unis. C’est en Chine que l’on trouve les acheteurs les plus jeunes (35 ans).
La production automobile répond donc à une demande venue des seniors occidentaux, des sociétés pour équiper leurs salariés et des pays émergents. D’où la tendance à la combinaison de rationalité, de confort et de recherche de standing (la voiture neuve étant un facteur de statut social). Voilà pourquoi les automobiles commercialisées aujourd’hui sont si fades : elles sont globales et doivent ménager la chèvre et le chou ; leur cahier des charges est fixé par le marketing.
Émerge alors la deuxième tendance, celle de la voiture considérée comme un « déplaçoir » :
Désormais, 81% des consommateurs estiment que la voiture est un moyen de transport parmi d’autres à leur disposition. Les notions de « plaisir », « marque de modernité », et « objet de rêve, de convoitise » n’apparaissent respectivement qu’au 6e, 7e et 8e rang des notions associées à l’automobile. Conséquence : elle devient donc un produit banalisé.
Ce désamour pour l’objet automobile provoque l’apparition d’un second type de production : la voiture utilitaire dépouillée, fiable, à bas coût. D’où l’essor d’une marque comme Dacia (marque low-cost de Renault) en France. La crise économique contribue à accélérer le développement de ces modèles.
En 2014, Dacia a placé deux modèles dans le top 20 des ventes en France. La Sandero s’est écoulée à 44.000 exemplaires, et le SUV Duster à 40.000. A eux deux, ils représentent 4,7% du marché automobile (CCFA).
Et on en arrive par conséquent à la troisième tendance, provoquée par l’émergence d’une « conscience écologique » (je vous laisse juges) :
94% des Chinois considèrent que posséder une voiture est une marque de modernité.
Les Français de leur côté sont les plus nombreux (60%) à associer l’automobile aux nuisances qu’elle peut engendrer (pollution, bruit, stress…), assure l’Observatoire Cetelem de l’automobile.
Pour ma part, non seulement cet écologisme niais est hypocrite en diable, mais il produit en outre des horreurs qui terminent en flops commerciaux, voire en faillite :
Après ce musée des horreurs, quelques belles rouges pour se laver les yeux :
Au vu de ces tendances, l’avenir paraît bien sombre pour des amateurs de bella macchina comme moi. Mais peut-être pas, finalement…
Car il semble que l’on finisse par distinguer définitivement le besoin de mobilité du plaisir de conduire (ou de piloter). Ce qui était jusqu’alors confondu, et connut son apothéose durant les années 1980 et le début des années 1990, règne de la voiture macho, symbole de virilité et de réussite sociale jeunes (et moins jeunes) cadres dynamiques :
C’est sans doute ce genre de « promotion » qui a assimilé l’amateur d’automobile à l’image d’un beauf confit d’autosatisfaction. Pour information, Audi est la marque préférée des Français depuis de longues années… Renaud peut tranquillement continuer de chanter Hexagone…
On a donc la chance aujourd’hui de pouvoir distinguer le consommateur d’automobile utilitaire, le consommateur d’automobile de représentation et enfin le consommateur d’automobile par plaisir – l’amateur. Si les deux premières catégories de consommateurs, comme on l’a vu, ont aujourd’hui à leur disposition une offre conséquente, qu’en sera-t-il demain ?
Le véhicule utilitaire-moyen-de-déplacement, tout comme le véhicule de standing, ne seront plus possédés et vont disparaître progressivement dans leur format actuel : ils seront remplacés par le véhicule autonome en location en temps réel.
Par contre, la voiture-plaisir, la « voiture à conduire soi-même » va représenter une activité de loisirs, et son marché va s’adapter en conséquence. On sortira sa belle mécanique le week-end pour se balader et s’encanailler, ressentir des sensations, trouver un sentiment de liberté au fait d’être totalement autonome et responsable de ses gestes de conducteur. In fine, les moyens de production de ces voitures-plaisir auront quelque chose d’artisanal. Il est très probable que le passionné remette alors les mains dans le cambouis, ce qui lui est interdit par la sophistication électronique des voitures de grande série actuelles.
On pourra par conséquent redevenir sans honte un gentleman driver, débarrassé de l’image de l’accro à sa bagnole. Un simple humain qui fait un usage raisonnable d’un moyen en vue de satisfaire quelque plaisir hédoniste.
Quant à ceux qui se soucieraient du manque de pétrole, il est fort probable qu’il y en ait toujours bien assez pour quelques amateurs, qui accepteront éventuellement de payer le prix fort pour assouvir leur passion.
Et l’on pourra réconcilier modernité et plaisirs rustiques.