Transcendance alcoolisée

La transcendance alcoolisée, ce sentiment de dépassement et de perte de soi dans le groupe tout en plongeant en soi, une fusion avec les autres et le monde, pas une communion aseptisée, mais le bruit et la fureur.

Les princes de la cuite, les seigneurs, ceux avec qui tu buvais le coup dans le temps, mais qui ont toujours fait verre à part. Dis-toi bien que tes clients et toi ils vous laissent à vos putasseries, les seigneurs ; ils sont à cent mille verres de vous. Eux, ils tutoient les anges. […] Vous avez le vin petit et la cuite mesquine ; dans le fond, vous ne méritez pas de boire.

– Gabin, dans Un singe en hiver (Henri Verneuil)

Un singe en hiver
Singeries ou célébrations tribales ?

Il y a dans la cuite céleste quelque chose de mystique, de chamanique, d’universel : il y a abolition des frontières du temps et de l’espace. C’est une transe moderne qui puise au tréfonds du rite ancestral.

J’ai toujours adoré ces petits moments de calme avant la tempête.

– Gary Oldman, dans Leon (Luc Besson)

leon gary oldman
Le compte à rebours est lancé

J’attends mes convives en picorant dans les bols de cacahuètes et de chips que j’ai disposés pour leur confort. La télé débite les infos du soir dont j’ai cessé de questionner l’intérêt. Je me vautre délicieusement sur mon canapé IKEA. Les murs sont propres, immaculés, nets. Le désordre restant est plus que supportable. J’ai réuni tous les éléments d’un bon samedi soir. On frappe trois coups. J’éteins la télé, ouvre et salue. Les coups et saluts se succèdent. Les échanges d’aisance débutent puis cessent à mesure que les verres s’emplissent et se vident. Le volume sonore grandit sensiblement et un bordel organique constitué de saccades, d’éclats et de contacts transforme le lieu inanimé en un écosystème orgiaque. Dans une communion d’esprits fulgurante, nous atteignons inexorablement l’apogée de l’humain. La force qui nous unit à ce moment. La force qui nous unit. L’inspiration et l’espoir. Et le dégoût qui s’ensuit. La conscience de l’extérieur, des différences des vies contradictoires. Le besoin de représenter, d’exploser à la face de l’inconnu. Nous vidons l’appartement, marchant dans les rues froides comme un seul, buvant au même goulot la même eau de feu, le même philtre existentiel.

 

Je trouverai toujours louches ceux qui ne boivent pas « parce qu’ils n’aiment pas ça », ou parce que leur religion le leur interdit (il faut pourtant être croyant pour se dire que l’on va tutoyer les anges). Ils refusent ce paganisme qui célèbre l’humain et la vie dans leur immédiateté. Qu’en certaines occasions, on refuse de trinquer, c’est la moindre des choses, notamment lorsque l’on est convié à la mauvaise table :


Papy fait de la résistance – attentat sous mouillettes pour œufs d’autruche

Mais que l’on s’interdise de tendre cette main fraternelle de la connivence éberluée entre amis et amis d’amis, que l’on s’interdise à cet évanouissement de la responsabilité et du contrôle de soi que l’on nomme désinhibition, c’est-à-dire, finalement, que l’on refuse d’abdiquer sa volonté pour s’en remettre à la confiance que l’on confère à autrui et de devenir étranger à soi pour appartenir aux autres, anonyme être humain tout comblé de chaleur, c’est l’acte de misanthropie par excellence.

Mais passe encore : la défiance ou la haine des autres, de nombreux aspects du monde l’expliquent. Le pire, c’est la pingrerie, le rabougrissement et l’absence de générosité. L’alcool peut donner cet élan de frénésie transcendantale qui fait sortir de ses gonds le plus droit des comptables : il exulte, il éructe, il se dévoie, il s’affirme et aussitôt se rétracte, il se confond en excuses mais recommence derechef, il donne à voir, à penser et à rire tout ce que son esprit brûlé peut encore projeter, il est le fou, le guignol, l’arlequin, ses gestes sont d’une grâce pesante, partout il diffuse une magie contagieuse qui invoque le festival humain. Si la vie est une fête, elle l’est à ce moment-là, où l’on a oublié que vivre peut être autre chose.

Voilà pourquoi les maniaques du contrôle me seront toujours suspects. Voilà pourquoi il faut discrètement empoisonner leurs insipides verres d’eau gazeuse, de jus d’orange ou de grenadine avec autant d’élixirs d’éthanol. Suivre le conseil des Beatles pour fabriquer une bonne musique pop ET rock :

Il faut mettre du whisky dans son coca.

Car :

L’amour est tout — l’amour, et la vie au soleil

Aimer est le grand point, qu’importe la maîtresse

Qu’importe le flacon, pourvu qu’on ait l’ivresse

Faites-vous de ce monde un songe sans réveil

– Alfred de Musset, La coupe et les lèvres

 

Je termine cette ode dionysiaque avec le beau monologue de l’illusion dirigée de Gabin dans Un singe en hiver :

Si quelque chose devait me manquer, ce ne serait pas le vin mais l’ivresse. Comprends-moi : des ivrognes vous ne connaissez que les malades, ceux qui vomissent et les brutes, ceux qui recherchent l’agression à tout prix ; il y a aussi des princes incognito qu’on devine sans parvenir à les identifier. Ils sont semblables à l’assassin du fameux crime parfait, dont on ne parle que lorsqu’il est raté. Ceux-ci, l’opinion ne les soupçonnent même pas ; ils sont capables des plus beaux compliments ou des plus vives injures ; ils sont entourés de ténèbres et d’éclairs ; ce sont des funambules persuadés qu’ils continuent d’avancer sur le fil alors qu’ils l’ont déjà quitté, provoquant les cris d’admiration ou d’effroi qui peuvent les relancer ou précipiter leur chute ; pour eux, la boisson introduit une dimension supplémentaire dans l’existence, surtout s’il s’agit d’un pauvre bougre d’aubergiste comme moi, une sorte d’embellie […], et qui n’est sans doute qu’une illusion, mais une illusion dirigée… Voilà ce que je pourrais regretter. […] Ce n’est pas une consolation qu’on devrait chercher dans l’alcool, mais un tremplin.

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