Pour l’argent ?

L’argent qu’on possède est l’instrument de la liberté, celui qu’on pourchasse est celui de la servitude.

– Jean-Jacques Rousseau (qui n’avait pas d’argent)

Ah, l’argent ! Avec Scarface, on se dit que c’est le Graal :

Cogno, regarde ça, putain d’oignons, j’ai des mains faites pour l’or et elles sont dans la merde !

Scarface, Al Pacino
Il me tue, ce turbin ! (Scarface, de Oliver Stone)

Un film que tout le gangsta-rap vénère comme une Bible du savoir-vivre et du savoir-être. Si vous pensiez m’assimiler à ce genre de lascar, vous faites fausse route.

Selon les statistiques, mieux vaudrait jouer au Loto

Quelles sont les réalités de l’économie du livre ? J’ai déjà abordé en partie la question de la multiplication des ouvrages ici, selon la logique commerciale de la « longue traîne ». Concernant la condition particulière de l’écrivain, cela n’arrange rien :

Il y a plus de 65 000 ouvrages publiés chaque année (pas uniquement des romans et des essais, des livres scolaires y compris). Un premier roman atteint rarement les 1 000 exemplaires vendus.

Et la tendance ne semble pas devoir s’améliorer :

Qu’observe-t-on? Une augmentation considérable du nombre de titres publiés par les éditeurs (+400 % entre 1980 et 2012). Les ventes ont-elles augmenté à la mesure? loin s’en faut. Du coup l’ajustement se fait par le tirage moyen de chaque titre, qui est en baisse (-50 % entre 1980 et 2012). Hausse du nombre de titres couplée à une baisse des ventes moyennes : l’équation est imparable. […]

Les intérêts des éditeurs et des auteurs divergent de plus en plus :

  • Chute moyenne des ventes compensée par l’agrégation de titres [du côté des éditeurs contre] impossibilité d’écrire plus d’un ou deux livres par an de l’autre.
  • Baisse du prix de vente des ebooks compensée par des économies d’imprimerie d’un côté[contre] chute des revenus non compensée de l’autre.

Et comme un écrivain ne perçoit qu’environ 10% du prix de vente de son ouvrage, ça ne remplit pas longtemps la gamelle. A moins peut-être d’être capable d’un rythme d’écriture stakhanoviste, mais même un colosse comme Balzac y usa sa santé, sans parvenir à éponger des dettes que son train de vie par ailleurs fastueux ne faisait qu’accumuler. Balzac dit :

J’ai repris la vie de forçat littéraire. Je me lève à minuit et me couche à six heures du soir ; à peine ces dix-huit heures de travail peuvent-elles suffire à mes occupations. […]

Il n’existe pas de grand talent sans une grande volonté. Ces deux forces jumelles sont nécessaires à la construction de l’immense édifice d’une gloire. Les hommes d’élite maintiennent leur cerveau dans les conditions de la production, comme jadis un preux avait ses armes toujours en état.

A ce sacerdoce d’ermite illuminé s’associait une vie largement dissolue. Car il est vrai que Balzac, comme un gangsta-rappeur,  écrivait à la fois pour la gloire, l’argent, les femmes, et que c’est cette voracité pour la vie qui le guidait et alimentait, en miroir, ses œuvres. Avec ce talent que décrit Baudelaire :

J’ai maintes fois été étonné que la grande gloire de Balzac fût de passer pour un observateur ; il m’avait toujours semblé que son principal mérite était d’être visionnaire, et visionnaire passionné. Tous ses personnages sont doués de l’ardeur vitale dont il était animé lui-même. Depuis le sommet de l’aristocratie jusqu’aux bas-fonds de la plèbe, tous les acteurs de sa Comédie sont plus âpres à la vie, plus actifs et rusés dans la lutte, plus patients dans le malheur, plus goulus dans la jouissance, plus angéliques dans le dévouement, que la comédie du vrai monde ne nous les montre. Bref, chacun, chez Balzac, même les portières, a du génie.

Mais en attendant d’être découvert comme le Balzac du XXIe siècle, que doit-on espérer du métier d’écrire en termes de rémunération ? Probablement autant qu’en remplissant une grille de Loto.

 

L’illusion de la reconnaissance

La recherche de la gloire devient à la fois l’objectif et le moyen de subsistance. Mais en attendant l’improbable, qui en outre peut se produire post-mortem, il faut bien trouver de quoi vivre au quotidien. Schopenhauer, dans La lecture et les livres, nous prévient d’ailleurs sur le sort réservé aux grands esprits :

Je désirerais voir quelqu’un écrire un jour une histoire tragique de la littérature, où il montrerait comment les diverses nations ont traité pendant leur vie les grands écrivains et les grands artistes qui sont leur suprême orgueil ; où il déroulerait devant nos yeux cette lutte sans fin que les œuvres bonnes et vraies de tous les temps et de tous les pays ont eu à soutenir contre les œuvres mauvaises et fausses de l’ordre du jour ; où il décrirait le martyre de presque tous les véritables éclaireurs de l’humanité, de presque tous les grands maîtres en chaque genre et en chaque art ; où il exposerait comment, à peu d’exceptions, ils se sont torturés dans la pauvreté et la misère, sans avoir été appréciés ni aimés, sans avoir laissé de disciples, tandis que gloire, honneurs et richesse étaient le partage des indignes.

Si l’on ne souhaite donc pas écrire pour son alimentation, il faut trouver d’autres sources de revenu. Voltaire l’avait très bien compris :

J’ai vu tant de gens de lettres pauvres et méprisés que j’ai conclu dès longtemps que je ne devais pas en augmenter le nombre.

Ainsi répond-il à Rousseau, qu’il désigne, comme tout écrivain, exerçant un « métier de gueux », alors que lui s’est enrichi par diverses entreprises dont le succès n’avait rien à voir avec la littérature. A sa suite, Sartre, dans Qu’est-ce que la littérature ?, nous fournit d’autres exemples :

Gide et Mauriac ont des terres, Proust était rentier, Maurois est originaire d’une famille d’industriels ; d’autres sont venus à la littérature par les professions libérales : Duhamel était médecin, Romains, universitaire, Claudel et Giraudoux sont de la carrière. C’est que la littérature, à moins d’un succès de mauvais aloi, ne nourrissait pas, à l’époque où ils ont commencé d’écrire [pas plus qu’à la nôtre, en 2015] : comme la politique, sous la Troisième République, elle ne peut être qu’une occupation « en marge », même si, pour finir, elle devient le principal souci de celui qui l’exerce.

 

En toute connaissance de cause

Prenant exemple sur ces grands esprits, je me suis persuadé de ne pas poursuivre de chimères, de ne jamais croire que je pourrais gagner suffisamment d’argent par le simple fait d’écrire. Alors, autant publier gratuitement : je ne comprends pas l’acharnement des auteurs à vouloir passer par une maison d’édition, quand Internet est grand ouvert et que les technologies ouvrent de nouveaux horizons d’écriture. J’ai pris la décision raisonnable de tout publier gratuitement, et de gagner ma vie autrement. En outre, cela procure la vertu de donner au savoir sa liberté, ce qui n’est tout de même pas rien.

Quant au temps qui est limité et dont on ne dispose jamais suffisamment, il faut s’organiser. Mes présents écrits sont dérobés à la société à laquelle j’appartiens : j’arbore pour un temps un rôle parasitaire, c’est-à-dire improductif, selon les normes actuelles de la civilisation occidentale. C’est le temps d’une œuvre qui me tient à cœur et dont j’éprouve le besoin impérieux de la réaliser, en tant que devoir moral et citoyen, plaisir d’exprimer une liberté de travail (tel que décrit aussi ici) et quête de sens personnel. Sartre, à nouveau :

Au fond on ne paie pas l’écrivain : on le nourrit, bien ou mal selon les époques. Il ne peut en aller différemment car son activité est inutile : il n’est pas du tout utile, il est parfois nuisible que la société prenne conscience d’elle-même.

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