Subjectivité et relativisme

Ce sont deux concepts bien distincts qu’une certaine malhonnêteté intellectuelle tente de faire confondre – et cette malhonnêteté intellectuelle sert le camp du relativisme, justement.

Subjectivité

Mais commençons par la subjectivité :

A chaque moment de notre vie, nous nous présentons avec les mains avides et le sac à dos lourd.

Les mains avides sont la marque de l’utilité que nous voulons imposer au monde : la défense de nos intérêts personnels, de notre bien-être.

Le sac à dos est notre vécu : notre sensibilité et toutes les croyances, préceptes et certitudes que nous avons adoptés au fil de notre vie.

Ces deux biais peuvent être nommés subjectivité.

Pour faire un parallèle avec la théorie sociologique de Pareto (voir ici ou pour un aperçu, et lire le chapitre qui lui est consacrée dans Les Etapes de la Pensée Sociologique de Raymond Aron), je dirais que le « sac à dos » constitue les « résidus » et que les « mains avides » sont les « dérivations » : je préfère de mon côté employer des images simples que des concepts abscons.

La subjectivité fait l’individualité. Elle compose une identité qui sera unique au monde. Même les vrais jumeaux sont uniques, car la génétique ne guide pas nos mains, pas plus qu’elle ne remplit notre sac à dos.

La subjectivité remplit un destin : nos mains cherchent en permanence quelque chose, tandis que nous remplissons et vidons notre sac au gré des événements et du temps qui passe, car ce qui ne change jamais, c’est le changement. Si la subjectivité est une errance et que chacun passe son temps à se tromper, à tâtonner, comme le dit Foucault (« la vie a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant qui est voué à errer et à se tromper »), Paul Veyne, dans son ouvrage Foucault, sa pensée, sa personne, écrit :

Mais que ne venait-il pas de dire là, lorsqu’il parlait de notre errance perpétuelle et de nos erreurs ! Il venait d’énoncer une idée générale et même une thèse d’anthropologie philosophique ! Où était donc passé son scepticisme ? Eh bien oui, ce dernier venait d’atteindre sa limite : la phrase qu’on a lue dit une vérité vraie qui est le fin mot sur la condition humaine ; il y a une vérité ultime et c’est celle-là, toute décevante qu’elle est. […] Un bilan ruineux ne se ruine pas lui-même, le doute ne s’emporte pas lui-même ; d’accord, tout est relatif, mais l’affirmation que tout est relatif n’est pas relative.

Car c’est une chance merveilleuse que cette subjectivité qui fait l’homme et le libère : c’est à elle que nous devons l’originalité des décisions que nous prenons – c’est-à-dire, face aux épreuves de la vie, notre singularité.

 

Objectivisme

Mais, prise comme un absolutisme à rebours, comme un empire du moi et de moi-même qui s’impose au monde (et non l’inverse), la subjectivité est un carcan morbide. Elle comble les fanatiques d’une démence qu’ils nomment objectivité : ces sont les lois qu’ils décrètent juste pour tous et auxquelles tous devraient obéir. En réalité, il ne s’agit de rien d’autre que le reniement de la subjectivité comme radicalité, qui est intrinsèquement un processus de création individuel qui favorise la pluralité et l’hétérogénéité des modes d’existence humains. On pourrait alors nommer cette dérive totalitaire objectivisme, que l’on peut rapprocher de l’objectivisme de Ayn Rand, du positivisme de Comte et du scientisme : car le rationalisme est aussi une croyance, après tout ; il s’égare et prend une tournure totalitaire quand il n’admet pas la contradiction et se pose en détenteur d’une vérité unique, quand il oublie qu’il est lui aussi une croyance et appartient au règne indépassable de la subjectivité. Huntington écrit, dans Le Choc des Civilisations :

On ne vit pas seulement de raison. On ne peut calculer et agir de façon rationnelle à la poursuite de son intérêt sans se définir. La politique de l’intérêt présuppose l’identité.

Et comme je l’écris plus haut, l’identité est consubstantielle à la subjectivité. La raison est toujours soumise à la subjectivité de l’individu qui en fait usage selon ses propres moyens et à ses propres fins. L’objectiviste, de son côté, nie la transcendance (c’est-à-dire l’importance de la croyance) qui confère aux valeurs subjectives leur justification : pourtant, comme l’écrit Huntington, la poursuite d’intérêts jugés conformes à sa culture ou sa croyance (« la politique de l’intérêt ») afin de satisfaire les besoins qui en émanent semble une norme humaine et sociale indépassable. C’est Husserl qui oppose l’objectivisme scientifique au subjectivisme transcendantal, car, écrit-il dans La Krisis :

Le positivisme décapite, pour ainsi dire, la philosophie.

L’objectiviste n’admet pas que sa rationalité puisse être contredite par de telles croyances, ou mœurs spécifiques. Pour lui, toute croyance est bonne à jeter, et il ne considère pas être croyant en quelque domaine que ce soit, mais faire preuve d’une objectivité irréfutable, fondée le plus souvent sur la « science » : il se proclame par conséquent dépositaire de la seule et unique vérité, qu’il doit administrer au monde afin de l’éduquer et de le faire rentrer dans le rang. C’est la dérive positiviste-universaliste dans toute son horreur.

La réaction de Bobby Henderson pour protester contre la décision du Comité d’Éducation de l’État du Kansas d’autoriser l’enseignement du dessein intelligent (une forme de Créationnisme) dans les cours de science au même titre que la théorie de l’évolution, l’a rendu célèbre en tant qu’inventeur du Pastafarisme :

Je pense que nous pouvons nous réjouir à l’idée qu’un jour ces trois théories aient une part de temps égale dans les cours de science de notre pays mais aussi du monde entier ; un tiers du temps pour le dessein intelligent, un tiers du temps pour le Monstre de Spaghettis Volant [le Pastafarisme], et un tiers du temps pour une conjecture logique fondée sur une masse écrasante de preuves irréfutables et observables.

Je ne vais bien entendu pas me faire l’avocat du Créationnisme et des idéologies nauséabondes qu’il sous-tend. Mais la riposte fondée d’une part sur la dérision par l’invention d’une pseudo-religion au mythe ridicule (afin de l’identifier à l’absurdité de la croyance chrétienne, dans ce cas), et d’autre part sur la démonstration de force et de certitude en sa propre foi (« conjecture logique fondée sur une masse écrasante de preuves irréfutables et observables »), ne répond justement pas à des exigences rationnelles : en dénigrant d’un revers de main le fait religieux et en affirmant doctement la suprématie scientiste, il ignore le fondement du problème et contribue à l’incompréhension générale ; plus grave, il obère le débat véritable.

Car ce que l’objectiviste refuse d’admettre, c’est que le débat ne se situe jamais uniquement sur le plan strictement scientifico-objectif auquel il souhaiterait le contraindre (car c’est sa croyance), mais se pose entre valeurs et cultures – c’est-à-dire au niveau subjectif où se décident les modes de vie. Comme l’a écrit Pareto :

Si vous saviez ce qu’est la science, vous sauriez que l’on ne peut pas en déduire une morale.

Si vous saviez ce que sont les hommes, vous sauriez aussi qu’ils n’ont nul besoin, pour adhérer à une morale, de découvrir des raisons scientifiques ; l’homme a suffisamment d’ingéniosité et de sophisme pour imaginer des motifs à ses yeux convaincants d’adhérer à des valeurs qui, en vérité, n’ont rien à voir avec la science et la logique.

– Vilfredo Pareto

 

Relativisme

Le contre-pied de l’objectivisme est le relativisme.

En réaction à différentes observations historiques de velléités totalitaires et par crainte de regain de ces velléités, est né un mouvement de protestation en forme de recroquevillement fœtal.

En ce sens, le relativisme est une subjectivité suicidaire, ou avortée, qui refuse de se définir et d’être au monde.

Une subjectivité qui sombre dans le désespoir et dont les tenants proclament :

Puisque tout est subjectif, je ne peux rien entreprendre qui soit de valeur ; je ne peux rien apporter au monde qui présente un quelconque intérêt envers ce qui existe déjà, ou le cours naturel des choses. L’Histoire est une série de massacres qui nous démontre que l’homme est mauvais ; étant un représentant de cette espèce, la meilleure attitude consiste à me terrer et à ne rien faire – cela causera toujours moins de mal que d’agir.

C’est un refus de prendre ses responsabilités d’homme, mais un refus volontaire et argumenté. Quelques-uns seulement ont adopté cette doctrine.

Mais malheureusement, elle a fait florès dans une forme ramollie qui lui sied parfaitement. Ce relativisme visqueux s’insinue partout, et nous fait sombrer dans le matérialisme le plus stérile : « puisque toute valeur est subjective, que tout est subjectif, je vivrai sans valeurs ! » Reste alors à se vautrer dans la succession des expérimentations, des divertissements, des loisirs et des vanités, en espérant échapper à sa condition. Et, privées du sens que nous devrions leur donner, ces sensations orphelines s’affadissent : d’où la recherche de toujours plus d’adrénaline, d’extrême et, peut-être, d’atrocité pour jouir et se sentir vivre. C’est exactement l’inverse de ce que définit Pavese comme recherche de sens de la vie.

Le relativisme est ce bain tiède dans lequel des hommes sans colonne vertébrale, ressemblant à des méduses, flottent au gré des courants en croyant nager

 

Il existe un point commun frappant entre objectivisme et relativisme : c’est le refus, pour des raisons opposées (l’un par la proclamation du règne de la rationalité universelle, l’autre par défiance envers ce type de règne totalitaire), de la croyance (ou transcendance, ou primauté de l’individu subjectif créateur de son monde). Rien de moins étonnant alors que de voir le Pastafarisme, initialement simple argument provocateur, devenir un véritable phénomène culturel. L’objectivisme rejoint le relativisme :

Nous n’avons pas de valeurs à opposer à des valeurs pré-existantes que nous réfutons. Pour autant, comme nous ne croyons et ne voulons croire en rien, nous prenons le temps et le grand soin d’inventer des ersatz inoffensifs en forme de grosses blagues fédératrices.

symbole pastafarisme
Le monstre de spaghettis volant : emblème du relativisme ?

 

Évidemment, un tel comportement n’a absolument rien d’inoffensif. Face à ce nihilisme qui n’assume même plus son nom (il s’est surnommé divertissement entertainment, ou société du divertissement), et qui prédomine désormais au sein de la culture de masse occidentale et des modes de vie qui lui sont associés, on pourrait agir de deux manières :

  1. Contraindre le relativisme ramolli à se penser comme une doctrine (ou idéologie) en tant que telle : ne pas avoir de valeurs est impossible (la nature a horreur du vide), et cela conduit à faire primer le matérialisme comme valeur par défaut.
  2. Une fois ceci admis, disputer à cette doctrine relativiste sa suprématie en lui opposant une hiérarchie de valeurs alternative, fièrement assumée comme subjective (selon la définition que j’en donne ci-dessus), afin d’ouvrir des perspectives et de rendre à la politique toute sa vigueur et son utilité : débattre de nos choix de vie et de leur concrétisation.

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