Maslow : conditions humaines, conditions sociales

Non, Abraham Maslow n’était pas Pharaon…
… mais il a pourtant érigé une pyramide qui est une merveille du monde

Pyramide Maslow
La célèbre pyramide des besoins de Maslow

D’habitude, le simple énoncé de sa profession (psychologue) aurait dû discréditer toute pensée émanant de cet homme. Pourtant, c’est parfois des ténèbres que surgissent les plus belles illuminations. Abraham Maslow établit ainsi une cartographie de la condition humaine si simple et limpide qu’elle paraît trop belle pour être vraie… et pourtant !

Il faut bien entendu aller au-delà de ce que l’on en apprend en cours de Marketing (car c’est le plus souvent ce type d’enseignement qui vulgarise l’œuvre de Maslow). Ce qu’en font ces apôtres de la consommation de masse ne m’intéresse en rien : ils l’utilisent perversement afin de transfigurer d’inutiles objets marchands (qui ne serviraient même pas à répondre à des besoins physiologiques) en ce qu’il y a de plus précieux aux yeux de l’homme : l’estime et l’accomplissement de soi.

 

Maslow distingue donc cinq catégories de besoins (de bas en haut d’après le schéma), par ordre croissant de priorité par nécessité et d’importance subjective  :

  1. les besoins physiologiques : permettant d’assurer les fonctions vitales du corps humain
  2. les besoins de sécurité : permettant de préserver son intégrité physique (vis-à-vis des dangers potentiels qui peuvent provenir de l’environnement, comme les conditions climatiques, ou d’autres individus) et de pouvoir se projeter dans le futur avec un niveau de confiance suffisant (donc, ne pas se trouver en état de précarité)
  3. les besoins d’appartenance et d’amour : permettant de faire communauté, c’est-à-dire de ne pas être condamné à être un étranger ; et de tisser des liens d’affection et de bien-être avec autrui
  4. les besoins d’estime : permettant de reconnaître la valeur des choses, des autres et la sienne propre ; c’est le siège de sa propre morale et de ses valeurs (ou lois)
  5. les besoins d’accomplissement de soi : permettant de vivre dans une plénitude de recherche, d’identification et de création du sens ; ce en quoi l’existence produit l’essence

 

Personnellement, ces cinq catégories me suffisent : il ne me semble pas que l’humain dispose d’une forme de rapport au monde qui n’y serait pas incluse. La classification est exhaustive.

Quant aux classements par priorité par nécessité et importance subjective, il me paraissent tout autant judicieux. Je les explique selon l’ordre suivant :

pyramide Maslow classements
Sens de lecture des classements

 

L’ordre de priorité définit ce qui va apparaître plus important pour un individu donné dans des conditions données. La satisfaction des besoins physiologiques en premier lieu est évidente : c’est la survie en soi. La sécurité traite aussi de survie, mais par rapport au monde qui nous entoure et aux situations de dangers présentes : la deuxième position est aussi évidente.

La classification des trois catégories suivantes peut sembler plus complexe. Les besoins d’appartenance et d’amour s’imposent d’abord à nous dès le plus jeune âge : c’est le besoin d’être accueilli dans une famille (quelle que soit sa forme sociale réelle, généalogique ou pas), d’y être aimé par ses représentants, puis d’être reconnu et de se reconnaître comme un des leurs. Il s’avère dans un second temps, à l’âge adulte, que l’appartenance et l’amour ne sont plus subis, mais choisis. Si le besoin se renverse, il continue néanmoins d’exister : besoin d’aimer, besoin de choisir son appartenance (voire de nier toute appartenance – dans le cas de l’ermite, par exemple).

Ce qui nous conduit logiquement à la quatrième catégorie : si les besoins passifs d’être aimé et d’appartenance sont niés, car ils sont facultatifs à l’âge adulte, et que d’autre part on ne choisit ni d’aimer ni d’appartenir (exemple encore du choix de vivre en ermite), alors il est nécessaire que ces choix (ou non choix) soient faits afin de satisfaire les besoins d’estime : ce que l’on estime bon, juste, mal, vrai, etc. A l’opposé, si les besoins passifs d’être aimé et d’appartenance sont respectés, l’estime est donc héritée de son groupe d’appartenance et/ou influencées par l’amour que l’on porte et que l’on nous porte. Dans les deux cas, l’ordre de priorité par nécessité est bien justifié.

De l’estime (une morale et des valeurs associées envers le monde et soi-même) on déduit une conduite : c’est l’accomplissement de soi comme individu agissant en fonction de ses lois propres. L’estime est donc nécessairement préalable à l’accomplissement, et c’est pourquoi l’accomplissement est la dernière catégorie dans l’ordre des priorités.

Voilà donc pour la justification du classement par priorité par nécessité.

 

Concernant le classement par importance subjective, nous faisons le chemin inverse :

L’accomplissement de soi est la preuve matérielle de ce que nous faisons et par conséquent de ce que nous sommes. C’est la réalisation concrète de la subjectivité. C’est donc ce qui importe le plus en tant qu’expression de soi dans le monde.

En seconde position, l’estime est une expression de la subjectivité pour soi et en soi. C’est un dialogue avec sa conscience, tandis que le dialogue avec le monde est l’accomplissement de soi. En outre, on ne peut s’estimer soi-même que si l’on a d’abord le sentiment de s’être accompli.

En troisième position, l’appartenance et l’amour procèdent à la fois de l’estime et de l’accomplissement. L’estime va guider les choix d’appartenance et d’amour, et l’accomplissement de soi va contraindre ces choix. C’est à ce moment qu’apparait le caractère libéral et individualiste (ou en tout cas anti-traditionnel) de la pyramide de Maslow : car pour certaines cultures, c’est l’appartenance au groupe et l’amour qui priment l’estime (car les valeurs sont héritées et incontestables) et l’accomplissement de soi (car le comportement doit respecter l’ordre social établi).

Rien d’étonnant à cela : tout est subjectif et l’objectivité pure n’existe pas. La pyramide de Maslow ne se soustrait pas à ces lois.

En quatrième position : la sécurité est une contrainte plus qu’un élément subjectif (même si le sentiment de sécurité est subjectif).

En dernière position, les besoins physiologiques, comme leur nom l’indique, n’ont rien de subjectif – sauf si l’on considère que les besoins de son corps et des organes qui le composent sont à notre portée : mais si l’on peut décider de cesser de manger, il n’en reste pas moins que le besoin de manger et ses conséquences (hypoglycémie, carences diverses entraînant des lésions des organes puis la mort, avant même l’épuisement de nos réserves de graisse) ne sont pas maîtrisables.

Voilà pour la justification du classement par importance subjective.

 

C’est d’ailleurs ce deuxième classement qu’il est le plus intéressant d’étudier. Car il permet d’établir une séparation entre :

  • les besoins primaires « objectifs » obligatoires (car liés à notre condition animale) d’un côté, qui correspondent aux deux premiers niveaux de la pyramide (besoins physiologiques et de sécurité), qui peuvent être résolus de façon pragmatique par une organisation sociale et politique : c’est-à-dire un contrat social.
  • les besoins secondaires de l’autre côté, purement « subjectifs » et ouverts à une infinité de choix personnels (car liés à la construction humaine), qui sont contraints par la précédente organisation, et sont la capacité d’émancipation et de devenir soi – la liberté.

Ici se joue donc le tiraillement entre ce qui doit être garanti à l’individu pour qu’il puisse s’émanciper, et les suppressions de potentialités que ces garanties impliquent : libertés contre obligations, ou droits contre devoirs.

Il faut en outre ajouter qu’il est capital de distinguer le caractère purement nécessaire de la satisfaction des besoins primaires du contexte temporel subjectivement admis et hérité que constituent les us et coutumes (ou mœurs, ou traditions). Or, non seulement il est délicat de séparer les deux quand on vit au sein d’une société dont on a hérité nombre de valeurs, mais en outre le pouvoir temporel va en permanence tenter de faire passer ce qui relève du subjectif pour des nécessités afin de perdurer.

Heureusement, Maslow nous permet d’y voir plus clair. Nous l’avons dit : tout ce qui relève du physiologique est hors de la portée subjective. Quant aux besoins de sécurité, qui relèvent du respect de l’intégrité physique et de l’absence de précarité, il est aisé de concevoir leur caractère objectif : l’affaiblissement corporel, la blessure ou la mort sont des critères observables objectivement. Ainsi, ne pas avoir de toit et subir des conditions climatiques difficiles, ou manquer d’eau ou de nourriture, ou être soumis à des conditions de travail extrêmes sous la contrainte de la violence (coups et blessures, voire exécution) sont autant d’exemples objectifs de la non-satisfaction des besoins de sécurité.

Dans un cadre idéal, on a donc, d’une part, le contrat, ou lettre de mission, que l’on confie à l’organisation sociale (l’État, si on veut l’appeler ainsi) et les moyens qu’on lui confère (ce que les individus décident de s’imposer de faire afin d’assurer l’action de l’État) afin d’assurer ses obligations, qui ne peuvent dépasser le cadre de la satisfaction des besoins primaires objectifs. Et d’autre part, le champ des subjectivités, au sein duquel l’État, tel que défini et restreint par ses missions, n’a aucun rôle à jouer : c’est le domaine de l’individu et de sa communauté. On atteint de ce fait les limites du droit établi par un pouvoir central (État-centralisateur) vis-à-vis des mœurs qui s’expriment de manière variée sur son territoire.

pyramide Maslow separation
Besoins primaires et secondaires et domaines respectifs de l’Etat et de l’individu

 

Autre point : on pourrait se dire qu’il est possible de combler sa pyramide personnelle en s’impliquant dans la seule confrontation aux deux premiers niveaux, car cette confrontation conditionnerait par nécessité les choix établis aux niveaux subjectifs. C’est la vision d’un Droit Naturel qui s’imposerait à l’homme et le contraindrait par conséquent à des formes de sociétés et des modes de vie limités. Je n’y vois que bigoterie conservatrice : ce n’est qu’une religion comme une autre, qu’il faudrait avaler comme une couleuvre.

Même si l’on pouvait choisir la façon dont on souhaite mener ce combat pour la survie (« struggle for life » d’après Darwin), et même s’il comblait l’estime et l’accomplissement de soi, ce ne serait toujours que se battre sur le domaine de l’État (donc pour le maintien et le renforcement de l’organisation telle qu’elle pré-existe et s’impose à nous), et non pour soi-même. Une forme de préservation traditionnelle (sinon naturelle ou archaïque) fondée sur le déni de soi (en tant qu’individu en devenir tâtonnant pour trouver son équilibre) et d’autrui (ne pouvant être considéré que comme une menace latente). Est-ce un idéal ? Probablement pas.

pyramide Maslow traditionaliste
Basculement traditionaliste de la pyramide de Maslow : les besoins d’appartenance et d’amour acquièrent la plus haute importance subjective

De plus, tout comme l’Etat ne doit pas empiéter sur le domaine individuel, l’individu ne doit pas exprimer son libre arbitre sur le domaine de l’Etat. Car ce type de combat individuel, s’il était généralisé pour former la société, engendrerait plutôt un état d’anarchie violente de tous contre tous : le « combat des hubris » (orgueil qui pousse au crime). Car chacun se considérant dieu incarné, personne ne plierait le genou à terre devant personne, ni – et c’est le problème – pour garantir un socle commun et pouvoir construire sa vie sur ces fondements.

Pourquoi ce socle commun est-il essentiel ?

Tous les hommes recherchent par nature les honneurs et les promotions ; mais surtout ceux qui sont le moins tourmentés par le souci du nécessaire

– Hobbes, English works

Dans une société organisée de telle manière que les besoins primaires sont assurés à tous, les individus devraient faire preuve d’initiative et de créativité, car ils seraient dans la situation inconfortable mais privilégiée de se retrouver face à eux-mêmes.

Au contraire, dans les sociétés de type traditionaliste, dans lesquelles l’amour de la famille ou l’appartenance au clan s’imposent à l’estime et à l’accomplissement de soi, la place dévolue à l’individu et le sens de sa vie est la lutte pour la perpétuation du groupe (c’est-à-dire l’ensemble des moyens de sa survie) : une restriction de l’action à la seule satisfaction des besoins primaires objectifs, donc une servitude envers l’État.

Je précise que « société de type traditionaliste » ne vise pas uniquement les Inuits, les indiens Nambikwara, les Dogon, les Aborigènes et autres peuplades reculées. Cette expression s’applique aussi bien à certains penchants bien « modernes » et occidentaux ; quelques exemples de manifestation du renversement traditionaliste de la pyramide de Maslow au sein du monde occidental :

  • Le maintien des rentes contre l’innovation : c’est la sauvegarde de la tradition,
  • Le droit d’aînesse : c’est le privilège des anciens,
  • Le clientélisme politique : c’est la préservation des intérêts particuliers contre l’intérêt collectif,
  • Le communautarisme : c’est le rabougrissement socio-culturel et le commencement du rejet de l’autre,
  • Le repli familial : c’est le primat du cercle familial, ou tribal, face aux règles sociales ; c’est la consécration de l’héritage et le déni de la redistribution des cartes,
  • Le nationalisme : c’est l’enfermement au sein des frontières, la glorification de ce qui est « soi » et la peur et l’opprobre de l’autre.

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