Utopia

Finalement, nous prîmes la route du retour vers Utopia, capitale du royaume. Les détails de sa fondation restent obscurs. Dans l’antique bibliothèque d’Antioche, de vieux parchemins parlent d’une nouvelle Byzance érigée à l’Ouest de la Mer Intérieure par des esclaves affranchis de l’Empire romain.

Quand un étranger s’éblouit devant la magnificence actuelle de la cité, il n’est pas un Utopien pour lui rappeler qu’elle ne fût à l’origine qu’un campement de réfugiés venant de toutes les parties de l’Empire Romain décadent. Cette modestie n’est maintenant qu’une coquetterie superficielle, tant les contemporains, bercés dans la magnificence du glorieux empire, goûtent le luxe comme leur pain quotidien.

Il n’est que les immigrés, réfugiés fuyant la misère et la persécution, pour jouir réellement des bienfaits d’un refuge d’abondance et de tolérance. Car de la matrice cosmopolite et libertaire des temps primitifs fût héritée une puissante coutume d’asile que je bénis chaque jour de m’avoir soustrait à l’ignorance et à la répression. Certes, la liberté n’est toujours que relative, mais l’on ne trouvera pas dans tout le royaume un seul étranger pour en médire. Si bien que nous, les parias, les indigents devenus citoyens d’une cité éclairée, formons l’avant-garde physique, morale et culturelle de cet État. Et c’est avec honneur que je sers l’élite de ce peuple expatrié. Car le Maître, bien que son rang lui offre tous les caractères et distinctions d’un natif, demeure un réfugié.

On raconte qu’Utopia, la nouvelle Byzance, fût bâtie sur les ruines de Rome. Alors que le joyau antique perdait de son éclat, délaissé par les hommes et femmes épris de liberté et de progrès, corrompu par de médiocres archontes dévoyés, une cité modeste s’élevait, à la sueur des esclaves en exode et des simples et laborieuses forces paysannes, sur des bases saines et solides. Les laissés-pour-compte devinrent bâtisseurs et maîtres de leur devenir.

Personne ne sait exactement ce qui poussa ces étrangers, ni partageant ni la langue ni les mœurs, à s’établir ensemble. La géographie favorable des lieux dans lesquels ils avaient échoué décida peut-être de leur sédentarité. Ou quand les forces leur manquèrent se rendirent-ils compte que l’ennemi avait cessé sa poursuite absurde. Le livre raconte que les premières générations, les pionniers, vécurent dans une harmonie dont on ne connût de comparable que des siècles plus tard. Sur ce que fût la vie des premiers jours, il ne nous reste que notre mythologie ; la description de la nature, son étude et son respect constituèrent des piliers fondateurs sur lesquels se forgèrent les religions, rites et pratiques sacrées hétéroclites de cette communauté de fortune. Ces anciens faisaient et possédaient le sacré autant que le sacré les guidait : c’étaient des dieux en puissance.

Ainsi, alors que chacun conservait l’esprit en son foyer, tous se trouvaient portés par le même souffle. Nature bienfaitrice, nourrissante, curative, et nature ennemie, inconnue, dangereuse et sans pitié. Le paradigme collectif et incontestable était fixé. Mais il n’aurait sans doute pas suffi sans les mois d’errances partagés, les marches infernales, la famine et le malheur de la perte des êtres chers. Le terreau de misère, le trou boueux à laquelle la volonté de tous, ensemble, permit d’échapper, alors que l’individualité, aussi forte et fière soit-elle, les aurait condamnés. La douleur de la chair et de l’âme, le sort humain commun condensé dans un exil, plus que tous les discours enflammés et charismatiques, fournit alors le creuset de leurs existences.

 

A présent plongé dans l’action et les affrontements, unité de combat et de défense, je mesure combien l’écart est grand entre leur espoir et notre détermination :

Dans l’effort et la peine nous acquérons notre motivation de vaincre, quand eux conquirent la foi de bâtir.

Nous louons toujours ces pères fondateurs pour les opportunités qu’ils ont engendrées et dont nous jouissons encore aujourd’hui. Aujourd’hui nous les trahissons. Demain nos fils nous mépriseront, s’ils en ont seulement le loisir.

Car, comme l’anticipe Rousseau :

Chez l’homme en société, ce sont bien d’autres affaires ; il s’agit premièrement de pourvoir au nécessaire, et puis au superflu ; ensuite viennent les délices et puis les immenses richesses, et puis des sujets et puis des esclaves ; il n’a pas un moment de relâche ; ce qu’il y a de plus singulier, c’est que moins les besoins sont naturels et pressants, plus les passions augmentent, et, qui pis est, le pouvoir de les satisfaire ; de sorte qu’après de longues prospérités, après avoir englouti bien des trésors et désolé bien des hommes, mon Héros finira par tout égorger jusqu’à ce qu’il soit l’unique maître de l’Univers.

– Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes

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