Un monde sans dieux

Consciousness Began When the Gods Stopped Speaking

– Julian Jaynes, The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind

(ma traduction : la conscience est apparue lorsque les dieux se sont tus)

Un excellent article présente le travail de Julian Jaynes sur la notion de la conscience. Ce dernier prend l’exemple des grecs anciens, qui, comme le montre selon lui le récit de l’Illiade, étaient guidés par les voix des dieux qui leur conseillaient d’agir de telle ou telle manière. La disparition de ces voix divines serait pour lui l’origine de la conscience – la prise de conscience.

Si l’on étend cette idée, il faut comprendre que tout ce que l’on considère encore comme un dieu nous empêche d’accéder à la conscience des choses.

Or, les dieux aujourd’hui ne sont plus des entités éthérées prenant forme humaine (ou autre) à leur guise, et qui gouvernent les forces de la nature : ceux-ci nous paraissent folkloriques.

L'Enlèvement d'Europe, par Noël Nicolas Coypel
L’Enlèvement d’Europe, par Noël Nicolas Coypel

Mais pourtant, nous croyons et écoutons encore beaucoup de dieux, qui ont pris d’autres formes : nos fantasmes de réalité (ce que nous espérons être vrai ou réel), une conception statique du monde (où tout serait catégorisé, planifié, ordonné à dessein et intangible) ou au contraire une perception du monde et de ses enjeux comme un système complexe au-delà de l’humain (et de cette complexité naît le sentiment du surnaturel : ce que l’on ne sait expliquer). Ces dieux sont autant de formes de religiosité. Marx a écrit :

La religion est l’opium du peuple.

La critique de la religion est la condition première de toute critique.

– Karl Marx, dans l’introduction de La Critique de la Philosophie du Droit de Hegel

 

Voici quelques exemples de pensées qui nous sont soufflées par des dieux auxquels nous attachons encore de l’importance :

  • Le monde est ainsi fait, on n’y peut rien : le monde ne change jamais.
  • Dieu donne, puis Il reprend : ce que nous avons, nous le devons à Dieu ; il le reprendra de bon droit. Il n’y a aucune responsabilité à nos actes.
  • Inch’Allah : si Dieu veut ! Nous n’avons ni volonté, ni responsabilité.
  • ‘Ils’ font ou décident ceci ou cela : ce « ils » ne définit jamais personne concrètement, mais désigne des hommes-puissants-marionettistes et nous met à la place des marionnettes.
  • On a fermé les yeux : l’évidence était là, mais on a préféré l’ignorer par confort ou lâcheté, en espérant que si on ne voit pas une chose, alors cette chose n’existe pas
  • On n’écoute pas les Cassandre car on n’aime pas les prophètes de malheur (même, et surtout, quand les faits leur donnent raison)
  • L’affaire était trop belle pour la rater, ou dans ces circonstances, tout le monde aurait fait pareil : cela est souvent dit pour excuser la faute commise en toute connaissance de cause. C’est la croyance que la connerie sera impunie et récompensée.
  • On a fait tout ce qu’on a pu : cela est souvent dit pour excuser l’échec, comme s’il était inéluctable. Or, quand on remonte dans le passé, on se rend compte de la succession d’erreurs qui ont conduit à une situation inextricable.

Toute pensée analogue à ces dernières est une parole divine qui nous est soufflée : elle n’a pas pour siège la conscience humaine, qui est l’introspection (un dialogue analytique de soi avec soi : qu’est-ce que je sens ? qu’est-ce que je pense ? qu’est-ce que je sais ?) :

Je pense, donc je suis

– Descartes

Il en est de même des dérivés de ces pensées, par exemple :

  • C’est l’argent qui dirige le monde : combinaison de ‘Ils’ font ou décident ceci ou cela et de Le monde est ainsi fait, on n’y peut rien
  • Il faut faire confiance à la politique : combinaison de On n’écoute pas les Cassandre, de Dieu donne, puis Il reprend et de Inch’Allah.

 

En outre, pour revenir au domaine de la psychologie, c’est le béhavioriste qui, en rejetant ce dialogue avec soi-même, croit s’affranchir du mysticisme, et renvoie l’homme à son statut d’animal soumis aux stimuli de son environnement et à ses instincts de race et de préservation. Ce faisant, il profère lui aussi une formule magique divine : l’homme ne serait rien d’autre, et pas plus, qu’une bête.

Enfin, c’est le scientiste, qui veut soumettre autrui à son dogme par le truchement du caractère indiscutable du fait scientifique, alors que la définition même d’un tel fait reste objet de controverse. Ainsi nous l’apprend par inadvertance la célèbre expérience de Milgram, dont les conclusions initiales sur la notion d’état agentique sont critiquées par quatre chercheurs (Alex Haslam, Stephen Reicher, Kathryn Millard et Rachel McDonald), dont je tire les conclusions de cet article :

Loin d’être dans un « état agentique », désengagés, les participants faisaient au contraire preuve d’une forme d' »engagement » envers les buts de l’étude, jugés vertueux. Un constat qu’ils appuient sur une étude qualitative des commentaires laissés par les « cobayes ».

Les participants se sentent bien car ils ont l’impression qu’ils ont contribué à quelque chose de bien, de progressiste, de bénéfique à l’humanité. Nous avons remarqué très peu de « bureaucrates inattentifs », qui accomplissent leur tâche le plus minutieusement possible sans se soucier du problème plus général.

La nouvelle conclusion à en tirer, sur la croyance scientiste :

Milgram a rétabli le bien-être des participants en les attirant habilement par l’idée que la science est quelque chose de si démesurément profitable à l’humanité qu’un « dommage collatéral » infligé au passage ne pose pas problème.

Obéir aveuglément à l’idée du progrès scientifique plutôt qu’à l’autorité du chef, cela reste obéir aveuglément.

 

Nous continuons à croire en ces dieux-ci, et ces dieux continuent de nous inciter à agir de telle ou telle manière. En nous privant de notre conscience et de notre capacité d’introspection, ils nous gouvernent. Hannah Arendt, dans son texte intitulé Socrate présent dans le recueil Qu’est-ce que la politique ?, écrit :

Toutes les formes de conscience, qu’elles soient séculières ou religieuses, seront abolies si la possibilité de rester un tant soit peu seul avec soi-même n’est plus garantie.

Tuer Dieu, ce n’est pas seulement refuser l’image d’un créateur au-delà et le fait d’en être sa créature, à son image. Tuer les dieux, c’est formuler que rien n’est au-dessus de l’homme, y compris nos croyances.

Tuer les dieux, c’est paradoxalement adopter une unique croyance : que nous décidons de ce que nous croyons.

Que nos croyances, ou opinions, nous appartiennent entièrement. Que nous sommes condamnés à la responsabilité de choisir, donc d’être libres, et que nous ne pouvons nous en défausser : selon l’existentialisme, l’homme porte la responsabilité du monde sur ses épaules. Lourde mais libre tâche ! C’est ce que Bergson désigne par « société ouverte », par opposition aux « sociétés closes » (traditionnelles) où morale et religion sont uniquement employées dans le but défensif de conserver la société telle qu’elle existe :

L’existence de certaines personnalités exceptionnelles prouve que la vie ne s’en tient pas à la conservation du créé, qu’il s’agisse de l’espèce humaine ou des sociétés. Ces personnalités exceptionnelles inventent des valeurs absolument universelles, qui ne servent pas à la conservation de la société mais à la création d’une humanité nouvelle, reprenant l’élan créateur. Le type de ces personnalités extraordinaires est le Christ, et leur grande faculté de création est le signe de leur contact avec le principe même de la création, qu’ils appellent Dieu. Ces créateurs de nouvelles valeurs sont donc aussi des mystiques.

Comme Voltaire avec Candide, aller contre Leibniz : proclamer que le monde n’est pas mené par un dieu qui en a fait le meilleur de ce qui était possible, et que nous n’y aurions aucune influence. Mais au contraire :

Le monde est fait par et pour les hommes : ils en sont les seuls responsables.

C’est donc refuser par la même occasion la croyance qu’il n’y a rien à croire, qui est le suicide relativiste. L’empowerment citoyen est l’attitude contraire à la résignation : c’est une reprise de responsabilité, de contrôle et de capacité – c’est la réhabilitation du pouvoir citoyen.

 

Il est d’ailleurs curieux et amusant, pour revenir aux Grecs anciens de Jaynes, de remarquer qu’aujourd’hui, ce sont la relation de l’Europe et de la Grèce et la situation catastrophique qui en résulte qui illustrent le mieux l’influence des dieux qui ont murmuré aux oreilles des uns et des autres !

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