La condition de l’homme préhistorique contemporain

J’ai toujours le sentiment de tailler le biface dans la caverne.

 

Taille du biface
Taille du biface en sous-vêtements, par une chaude journée d’été

En quoi différons-nous de l’homme préhistorique ? Notre existence est-elle si différente ?
Nous avons ce fait nouveau, pour les plus chanceux d’entre nous : la certitude de notre subsistance, par l’octroi de droit d’un ensemble de moyens sécuritaires, alimentaires et médicaux garantis par la société dans laquelle nous vivons. Mais au profit de quoi, sinon ce profit lui-même ? Car on a fait société d’abord pour s’assurer de combler ces besoins primaires. Les projets idéologiques (« utopies » au sens commun, auquel je ne souscris pas) sont venus après, et il semble qu’ils ont tous mené à l’impasse en étant abandonnés ou trahis.

Un homme automatiquement nourri, soigné et protégé contre l’agression se retrouve face à lui-même, et ce face-à-face lui impose de se forger une colonne vertébrale idéologique, c’est-à-dire un socle de valeurs qui conditionne ses choix et son mode de vie, et institue les termes initiaux des rapports entretenus avec les individus qui ont souscrit à ce même socle idéologique.

Ce socle de valeurs évite de se sentir étranger partout, y compris à soi-même.

Mais, comme l’écrit La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire :

On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu. Le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne.

Disons donc que, si toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude.

Voilà où commence la modernité : à la deuxième génération de cet âge, c’est-à-dire à l’héritage des valeurs promulguées consciemment par ses aînés, à l’habitude : l’héritier, inconsciemment, reproduit. Il reproduit ce qui constitue l’activité objectivement nécessaire à sa survie (besoins primaires assurant la subsistance), mais, fait nouveau, il reproduit aussi des comportements subjectifs provenant de valeurs exogènes. La Boétie écrit :

Il est vrai qu’au commencement on sert contraint et vaincu par la force ; mais les successeurs servent sans regret et font volontiers ce que leurs devanciers avaient fait par contrainte. Les hommes nés sous le joug, puis nourris et élevés dans la servitude, sans regarder plus avant, se contentent de vivre comme ils sont nés et ne pensent point avoir d’autres biens ni d’autres droits que ceux qu’ils ont trouvés ; ils prennent pour leur état de nature l’état de leur naissance.

Or, l’héritier ne sait distinguer entre ce qui relève de la nécessité ou du superflu. C’est précisément la confusion dans laquelle nous nous trouvons toujours. C’est pourquoi nous sommes, contrairement aux premiers hommes,

des morceaux de viande plongés dans une marinade.

(marinade de notre temps et des temps passés, marinade de notre civilisation, marinade de notre anticipation du futur), alors que les premiers hommes étaient « crus » et devaient s’accommoder à eux-mêmes (envers soi autant qu’envers les autres), c’est-à-dire exprimer à tout moment leurs libertés. Péguy écrit :

Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise pensée. C’est d’avoir une pensée toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une mauvaise âme et même de se faire une mauvaise âme. C’est d’avoir une âme toute faite. Il y a quelque chose de pire que d’avoir une âme même perverse. C’est d’avoir une âme habituée.

 

On est donc passé d’une subjectivité consciente à une subjectivité inconsciente. Avec toute la difficulté de reprendre conscience. Tentative de prise de conscience que l’on peut nommer philosophie (terme qui englobe originellement tout le savoir, la sagesse). Husserl écrit, dans l’introduction des Méditations cartésiennes :

Quiconque veut vraiment devenir philosophe devra « une fois dans sa vie » se replier sur soi-même et, au-dedans de soi, tenter de renverser toutes les sciences admises jusqu’ici et tenter de les reconstruire.

Cette ambition de « devenir philosophe » concerne en réalité tout citoyen qui, naturellement, par sa propre prise de conscience de sa place au sein de la société, va conduire l’inventaire de ses acquis – de son passif. La Boétie écrit, pour l’illustrer :

Il n’est pas d’héritier, même prodigue ou nonchalant, qui ne porte un jour les yeux sur les registres de son père pour voir s’il jouit de tous les droits de sa succession et si l’on n’a rien entrepris contre lui ou contre son prédécesseur.

 

Car qu’apportent les progrès des sciences (y compris humaines), si ce n’est pouvoir nous débarrasser de la marinade qui nous enduit, et nous obstrue le monde et au monde ?

Redevenir primitif grâce aux plus hautes découvertes de l’esprit humain, et aux plus grands raffinements de la pensée, voilà un paradoxe essentiel.

 

La conscience humaine contre l’inconscience animale :

That is real freedom. That is being educated, and understanding how to think. The alternative is unconsciousness, the default setting, the rat race, the constant gnawing sense of having had, and lost, some infinite thing.

– David Foster Wallace

(ma traduction : Telle est la vraie liberté. Être éduqué, et comprendre comment penser. L’alternative est l’inconscience, notre condition par défaut, la course des rats, le sentiment lancinant d’avoir eu, puis perdu, quelque chose d’unique.)

 

Cette chose unique et fondamentale que nous aurions perdu, qu’est-ce que c’est ?

 

Pour y répondre, d’abord cesser de courir dans sa roue à hamster, sortir de sa cage. Par notre volonté et notre savoir cette fois, et non par une coïncidence naturelle qui nous a placés seuls au milieu du désert. Et reprendre la taille du biface, souverain à soi-même, pour manger et se défendre.

Retour au point zéro. Nous n’en sommes pas plus avancés : car tout le trajet effectué jusqu’ici n’était qu’un trajet, et l’on doit être persuadé que les chemins sont infinis, et qu’il nous appartient de les arpenter.

 

Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le, pour le posséder.

– Goethe, Faust

 

Et l’on gagnerait du temps à hériter moins, pour devenir plus, plus vite.

Les seuls héritages utiles, qui ne sont pas des carcans, sont ceux qui nous permettent de pouvoir vivre et devenir homme :

Car on ne naît pas homme, on le devient – l’existence précède l’essence.

Ce que l’on pourrait résumer par : philosopher. La Boétie écrit :

Ceux-là, ayant l’entendement net et l’esprit clairvoyant, ne se contentent pas, comme les ignorants, de voir ce qui est à leurs pieds sans regarder ni derrière ni devant. Ils se remémorent les choses passées pour juger le présent et prévoir l’avenir. Ce sont eux qui, ayant d’eux-mêmes la tête bien faite, l’ont encore affinée par l’étude et le savoir. Ceux-là, quand la liberté serait entièrement perdue et bannie de ce monde, l’imaginent et la sentent en leur esprit, et la savourent. Et la servitude les dégoûte, pour si bien qu’on l’accoutre.

Or, nous sommes au temps (dans la civilisation occidentale au moins) du balisage et des sentiers battus, de la servitude. Il est formellement interdit de s’écarter ! Dès lors, rien ne sert d’être un homme en pleine capacité, un héros-citoyen, il faut être un suiveur, encordé avec soin, marchant dans les traces de ceux qui nous précèdent.

Qui le proclame ?

C’est nous ! Et nous seuls ! Quand nous cédons à la facilité et censurons notre curiosité de vivre. Et quand nous intimons l’ordre à ceux qui nous succèdent d’en faire autant.

Car Dieu, les dieux, sont morts : il ne reste que nous face à nous, sans défausse, comme au temps des premiers hommes. Voilà cette chose précieuse et unique :

Il n’y aura pas de fin de l’Histoire tant qu’il y aura des hommes pré-historiques, c’est-à-dire capables de faire l’Histoire, et non de la suivre.

 

Faire l’Histoire, c’est réaliser l’utopie : se projeter dans un avenir volontaire. Cet avenir deviendra à son tour une habitude, dont il faudra à nouveau se départir pour aller de l’avant. Catherine Malabou, citant Hegel, l’explique ainsi :

Le moment de la délivrance, c’est l’habitude (…) Le corps n’est plus un être hostile […] ; il se trouve pénétré par l’âme et devient son instrument […] ; le corps est comme fluide, et la pensée s’y exprime, sans engager dans ces actes la conscience et la réflexion. – Hegel

Le caractère passif de l’habitude distingue pourtant cette éducation extérieure de l’apprentissage actif engagé dans la réflexion comme connaissance de soi ou expérience du monde.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.