J’ai dû lire quelque part (certainement dans Rock’n’Folk) que Lenny Kravitz aurait déclaré :
It’s time to get hardcore.
(Il est temps de devenir radical)
Est-ce parce qu’il a coupé ses locks ?
Mais, au fait, que signifie être radical ?
Selon l’étymologie, radical provient du latin radicalis : « qui tient à la racine, premier, fondamental » ; et est dérivé de radix : « racine, origine première ».
Le sens évolue ensuite au fil des époques :
- en 1465 : profond, intense, total, absolu,
- en 1516 : qui a rapport au principe d’une chose.
Avec la Révolution française, il prend une tournure politique : en 1791-93, c’est par exemple le « parti des novateurs radicaux ».
Quelques années plus tard, en franchissant la Manche, l’Anglais s’empare du mot « radical ». Comme l’Anglais est fourbe, il le transforme en « extrémisme » (parce qu’il ne donnera jamais raison à la Révolution française) ; il devient un outil de propagande :
Emprunté à l’anglais « radical », de même origine, qui à partir du sens de « absolu, complet » (d’où en particulier le terme « radical reform » employé en 1786 – « réforme radicale »), il a désigné les partisans de réformes extrêmes (1802).
Le radical est alors le « partisan de changements profonds, extrémiste (en Angleterre) ».
Par effet de ricochet, nous avons réimporté le mot avec le sens anglophone. Grossière erreur ! Heureusement, l’Anglais a cet inconvénient et cet avantage de disposer de moins de vocabulaire que le Français : il est obligé d’utiliser des mots-valise, ce qui en rend le sens plus explicite.
Ce qui nous ramène à Kravitz : « hard-core », donc, littéralement « dur au cœur ». C’est le mot qu’il emploie à juste titre dans la phrase : « it’s time to get hardcore« , et non pas « it’s time to get radical« , qui signifierait qu’il faut devenir extrémiste.
Être radical, c’est donc être « hardcore ». C’est la personne qui doit d’abord avoir un « cœur » (core), c’est-à-dire un centre de gravité, une colonne vertébrale qu’elle s’est forgée et qui est l’identité première, les valeurs fondationnelles. C’est ensuite la personne qui applique à ce « cœur » une dureté (hard), ou par opposition, une absence de malléabilité : c’est le refus de la compromission en ce qui concerne les valeurs du cœur.
Il s’agit donc de respecter ces fondamentaux afin de pouvoir être cohérent dans ses choix et ses actes.
Ce qui est « dur au cœur », la radicalité, est ce qui ne peut être négocié, ce à quoi on se doit d’être loyal – envers et pour soi-même.
La radicalité est une éthique, c’est un faisceau de valeurs dont on prend la charge.
Radicalité contre fanatisme
Le fanatique, de son côté, ne s’est pas forgé lui-même un cœur, ne s’est rien prescrit à lui-même ; il en a hérité : car, qu’est-ce que la religion à laquelle on se soumet, sinon un corpus de lois étrangères à soi ? C’est une matière que l’on croit absorber, mais qui nous absorbe : le cœur n’est alors pas en nous, il est extérieur à nous et nous domine. C’est la première différence fondamentale.
La deuxième tient au fait que le fanatique s’arrange d’une interprétation circonstanciée des événements. Cela provient du fait qu’il est dominé par des lois extérieures à lui-même, qu’il est contraint de devoir interpréter, ou que l’on a interprétées pour lui (ex : cas du dogme, du prêche, de la réforme religieuse ou de la religion d’Etat). Le fanatique est donc de fait manipulable et manipulé : il l’est souvent par son propre consentement, lorsque ce qu’il entend s’accorde avec ce qu’il souhaite qu’on lui dise.
Cette complicité le conduit naturellement à prendre parti : lorsqu’il s’agit de son camp, il valorise des actes correspondant à des valeurs dont il se défend lorsqu’elles sont prônées par un camp dit ennemi. Par exemple, l’emploi de la violence est revendiqué pour défendre sa cause, mais la violence qui lui est faite est condamnée comme une ignominie. Ou encore : l’argent et le matérialisme sont désignés comme néfastes, mais l’argent qu’il emploie à ses fins est bénéfique. Ou enfin : la femme-objet occidentale est un sacrilège, mais la coercition des femmes au sein d’un patriarcat traditionaliste est la norme, et le viol est monnaie courante et faute féminine.
Or, on ne saurait trouver aucun caractère radical qui accepte une quelconque contradiction de ce genre : ce serait un contresens total avec la propre définition de radicalité.
Car la radicalité peut se définir comme une réciprocité morale libertaire.
La troisième différence fondamentale provient du fait que le fanatique n’est pas seulement prosélyte, mais il est en outre totalitaire : ce qui n’est pas lui est inacceptable et doit être écrasé.
Le radical est dans une posture d’abord défensive : il maintient ses positions, ne concède pas de terrain, reste fidèle à ses valeurs. C’est un incorruptible. Prosélyte, il peut l’être, et l’est sans doute souvent, car la défense de ses valeurs passe aussi par leur proclamation et leur légitimation publique.
Mais le radical ne pourrait-il pas sombrer lui aussi dans une dérive d’extermination de ce qui n’est pas lui-même ?
Par hypothèse, le radical considère logiquement que ce qui n’est pas lui est un autre radical, c’est-à-dire un autre corpus de valeurs non négociables. En cela, le radical formule déjà une subjectivité de principe : il n’est ni meilleur ni pire qu’un autre, il est autre.
Supérieur à aucun, mais l’égal de tous.
Pour le radical, en voulant détruire l’autre on renierait de soi-même la possibilité et la liberté d’être radical, puisque ne pas accepter d’autres radicalités, c’est remettre en cause le sens même de toute radicalité. En reniant l’autre radical, on renie la radicalité en tant qu’universalisme ; on s’en fait un monopole. Or, il n’y a plus de radicalité s’il n’y a plus ni valeurs, ni bornes, ni différences ; il reste simplement une conduite égocentrique, qui ne saurait être qualifiée par aucune valeur constante et persistante : elle ne peut alors pas porter le nom de radicalité, mais plutôt d’objectivisme nombriliste – ou totalitarisme.
Par conséquent, le seule façon de légitimer la destruction de l’autre tout en respectant la notion de radicalité serait d’adopter le radicalisme farfelu suivant : le respect de ma radicalité (mes valeurs radicales) implique la négation de tout ce qui n’est pas mon radical; il s’agit d’établir un cordon sanitaire autour de soi, car tout ce qui pourrait me toucher ou entrer en interaction avec moi m’empêcherait d’être en accord avec ma radicalité. Comme si toute différence était par nature perverse et risquerait de me pervertir. Certes, la fuite est parfois nécessaire à maintenir son intégrité, mais c’est, et ce doit rester, un cas de force majeure. Dans le cas contraire, ce choix de radicalité me pousserait à fuir en permanence ou à me débarrasser de tout ce qui vit autour de moi, afin de vivre loin de toute vie. Dans ce cas seulement, que l’on nomme érémitisme, la radicalité et la négation de l’autre sont toutes deux respectées.
Ainsi donc, associer radicalité et fanatisme est une terrible erreur de sens. La différence devrait pourtant être frappante :
- le fanatique terrorise et détruit ;
- le radical fédère et construit.
Si l’on prend l’exemple de Mandela : il fut fanatique (prônant et ayant recours à la violence) avant de devenir radical ; c’est sa radicalisation qui en a fait une figure positive, pas le fanatisme de ses origines, qui l’a mené en prison – en tant que terroriste.
On ne devrait jamais faire cette confusion, car ce qui est grand, ou grandiose historiquement, a toujours puisé ses fondements au sein de radicalités. Craindre ou déconsidérer la radicalité, c’est nier les forces puissantes et vertueuses qui nous animent.
Mais si Mandela a subi ses années de prison avec sérénité et y a puisé une volonté chaque jour renforcée, qui l’a conduit à trouver la force morale de ne pas prendre de revanche sur l’oppresseur et à réconcilier le peuple Sud-Africain, n’est-ce pas son martyr qui l’y a aidé, tout en lui octroyant sa légitimité ?
Si le radical se refuse à la contradiction envers ses principes, il peut lui en coûter d’agir ainsi. C’est, pour donner un autre exemple, la non-violence de Gandhi. Car il s’obligerait à respecter une droiture lourde à porter, là où le compromis aurait été plus facile à adopter. Dans cette droiture risquée et intransigeante s’exprime précisément ce qui fait la grandeur du radical.
Le radical serait-il alors un martyr en puissance ?
Radicalité contre martyr
Plus on est vieux, plus on est libre, plus on est libre, plus on est radical.
Le martyr est celui qui renonce à lui-même, à sa liberté, à son intégrité physique, afin de ne pas renier ses principes. Contrairement au radical, qui cherche à se préserver, le martyr court droit au danger ; il cherche la confrontation.
H.D. Thoreau est un rebelle et un révolté qui sait que sa désobéissance civile contre le Massachusetts des esclavagistes va le mener en prison :
Il m’en coûte moins, à tous les sens du mot, d’encourir la sanction de désobéissance à l’État, qu’il ne m’en coûterait de lui obéir.
– H. D. Thoreau, La Désobéissance Civile
Mais il le dit bien : « il m’en coûte moins, à tous les sens du mot ». Ce qui signifie qu’aller en prison est pour lui une peine moins rude à subir qu’obéir. Il n’est donc pas dans l’optique du martyr : entre deux pis-aller, il fait ses comptes et choisit le moins pire. C’est une conduite proprement radicale. S’il s’était agi d’un simple compromis, Thoreau aurait peut-être choisi d’éviter la prison ; mais s’il s’agit d’une compromission, donc de compromettre ses valeurs radicales, alors il lui semble moins difficile à supporter d’être enfermé que de se trahir.
Ce n’est que poussé dans ses retranchements que le radical est contraint, à son corps défendant, de préférer la défense de ses valeurs à celle de son intégrité physique ou de sa liberté.
Le martyr, au contraire, arbore l’étendard de celui qui veut en découdre, qui trouve son expression dans l’affrontement au péril de sa vie. C’est la conception du cinéaste Tarkovski, quand il déclare :
Il [le personnage principal de son film, Le Sacrifice] n’est pas un héros, mais un penseur et un homme honnête, capable de sacrifier pour un idéal élevé. […] Et il prend le risque d’être incompris par les autres, car sa façon d’agir n’est pas seulement radicale mais aussi affreusement destructrice aux yeux des ses proches. […] Néanmoins, il exécute cet acte et franchit avec lui le seuil du comportement accepté comme normal. Il prend donc le risque d’être qualifié de fou, parce qu’il a conscience d’appartenir à un tout, ou si l’on veut, au destin du monde.
Si le radical et le martyr partagent la valeur de responsabilité par la « conscience d’appartenir à un tout », ils se distinguent par le comportement sacrificiel du martyr. Celui-ci peut être, selon Tarkovski, perçu par les autres comme « destructeur », « a-normal » ou « fou ».
Car le martyr, au lieu d’essayer de préserver son intégrité physique et sa liberté, fait de l’acte suicidaire son moyen d’expression privilégié. La revendication des valeurs ne prend pour lui de sens que par la hauteur du sacrifice qu’il démontre pouvoir réaliser. Il agit par fierté et mégalomanie : son geste lui importe moins pour les effets réels qu’il va produire, que pour le message qu’il délivre à ses contemporains. Et ce message est peut-être lui-même moins important que son passage à la postérité : par son geste, le martyr veut imprégner les esprits et rester dans les mémoires.
A l’origine, le martyr est lié à la foi religieuse. Certaines religions ont fait du martyr une institution, en le reconnaissant dans ses principes et en lui accordant leur bénédiction. Le martyr, par son caractère de sacrifice divin, est à la fois une rédemption et une expiation des péchés, mais aussi une reconnaissance divine (le martyr croit être accueilli au royaume de Dieu) et de la communauté religieuse : au sein de la religion catholique, le martyr peut être canonisé ; pour les fanatiques islamistes, le martyr est glorifié comme un héros et fait la fierté de ses proches.
Mais le martyr est au fond un résigné : pensant secrètement que rien ne peut être changé, qu’il n’en a pas les moyens malgré sa croyance forcenée en ses valeurs, il veut sauver sa fierté par un geste désespéré. C’est pourquoi l’acte volontaire du martyr nie à la fois la liberté qu’exprime la radicalité, mais aussi l’idée de démocratie : l’expression ultime de la liberté ne réside pas entre les mains des individus regroupés en une force populaire, mais entre celles d’un individu qui proclame de manière unilatérale et définitive son rapport au monde avant de le quitter dans le chaos.
Si le radical est parfois lui-même conduit au sacrifice, c’est toujours poussé par des extrémités qu’il n’a en rien provoqué ou désiré. Il cherchera toujours tous les moyens d’échapper à cette impasse, tout en préservant ses valeurs.
Enfin, comme le fanatique, le martyr est la plupart du temps porté par des valeurs transcendantes, qui s’imposent à lui, alors que le radical forge ses valeurs dans l’immanence rationnelle.