Barbaries

Barbarie provient étymologiquement du terme grec ancien βάρϐαρος / bárbaros : l’étranger. Il était utilisé par les grecs pour « désigner les peuples n’appartenant pas à leur civilisation et dont ils ne parvenaient pas à comprendre la langue ».

Pour les Grecs comme pour les Romains, tout « barbare »peut, en adoptant leur langue, leurs dieux et leurs mœurs, devenir Grec ou Romain, et ce fut le cas non seulement de nombreux individus (dont certains parvinrent jusqu’à la fonction impériale), mais aussi de peuples entiers.

Il existe donc dans le monde antique une véritable prise en considération de l’intégration (commerce rendu possible par un socle communément admis de valeurs) et de l’assimilation (accession aux plus hautes responsabilités – devenir empereur) des barbares. On est bien loin de l’image des « invasions barbares » qui, selon certains, signèrent la fin de l’Empire Romain, et qui servent par anachronisme ridicule à justifier le nationalisme et la xénophobie.

Pour Thucydide, « barbare » possède aussi un sens technique : celui des valeurs locales opposées aux valeurs supposées universelles du civilisé.

Chacun appelle barbare ce qui n’est pas de son usage

– Montaigne

 

Revenir à cette étymologie permet de comprendre à quel point l’usage courant que nous faisons des mots « barbare » et « barbarie » est éloigné de son sens premier. La « barbarie » est devenue synonyme de mal, d’actes condamnables et atroces. Le « barbare » est celui qui se livre à ces actes. A cause de Hollywood en 1982, on le représente volontiers torse nu, hurlant, une épée à la main :

Conan, le barbare bodybuildé
Conan, le barbare bodybuildé

Plus récemment et tragiquement, c’est le « gang des barbares » qui séquestre et torture Ilan Halimi. Le barbare désigne alors l’individu sans foi, ni loi, ni éducation, ni morale.

Avec Daech ou Boko Haram, ou toute forme de terrorisme, la barbare prend la figure du fanatique. Et la barbarie reprend le visage du fascisme (nazisme) : l’extermination de masse méthodique.

Voilà qui fait bien du tort à la barbarie ! Pourtant, il va falloir le réhabiliter !

Pour qualifier ces agissements-là, on devrait plutôt utiliser le terme de « sauvagerie », car ce dernier évoque l’animal et la bête, par opposition à l’humain. La sauvagerie qualifie l’action irraisonnée, guidée uniquement par l’instinct, du règne animal. Ce comportement « sauvage » est donc subalterne à l’idée d’humanité, tout comme les formes de raisonnement qui lui sont associées. Il y a une idée claire de dépréciation dans la sauvagerie que la barbarie ne devrait pas refléter. Car le barbare est simplement un étranger, un autre, et de ce fait, doit être présupposé comme un égal : il s’agit d’une autre radicalité que la nôtre.

Ainsi, pour moi, nous sommes tous barbares – des étrangers – les uns envers les autres. Nos cultures sont barbares, nos villes (et nos villages) et même nos familles sont barbares les unes par rapport aux autres. Loin d’être un problème, il s’agit simplement de l’expression de notre subjectivitécondition nécessaire mais non suffisante de la liberté.

Soyons clairs : nos mœurs (les lois, le droit), nos pays (les frontières, la nation, l’empire, la civilisation), nos particularismes régionaux (langues, attachement viscéral au terroir et au paysage), nos goûts esthétiques ou culinaires sont barbares. Pensons à ce qui se mange de par le monde : aux grenouilles, aux escargots, aux chiens, aux insectes, aux larves, aux chevaux, aux serpents, au foie, à la cervelle et enfin à l’homme (ce fût au moins le cas si cela n’est plus). Le mot « barbare » ne vous vient-il pas à la bouche ?

Le monde est une barbarie, ou plutôt : le monde est fait de barbaries

Est-ce un mal ?

Il semblerait que non. Car si tel n’était pas le cas, dans un monde plat, c’est-à-dire globalisé, comme énoncé dans The World Is Flat de Thomas Friedman, nous prendrions le risque de ne plus avoir d’alternative (le fameux TINA de Thatcher). Et effectivement, cette perspective fait quelque peu froid dans le dos. Car si le domaine économique tend à gouverner le domaine social et culturel et à l’aplanir aussi, alors nous risquons d’y perdre toute forme d’identité. Ce serait une fin de l’Histoire à la Fukuyama, bien aigre à avaler. Un totalitarisme de plus fondé sur deux présupposés non démontrés :

La démocratie libérale satisfait seule le désir de reconnaissance, qui serait l’essence absolue de l’homme

D’une part, le « désir de reconnaissance », telle que décrit par Maslow, correspond à une subjectivité totale qui peut par conséquent prendre des formes infiniment variées : on ne comprend pas, dans ce cas, comment la « démocratie libérale » serait la seule et unique organisation à pouvoir le combler.

D’autre part, l’idée saugrenue d’ « essence absolue de l’homme », dont l’existentialisme nous fournit une critique salvatrice immédiate :

L’existence précède l’essence

– Sartre

 

L’alter-mondialisme, donc ? Pas vraiment. Déjà, le terme est mal choisi, il est au singulier : un autre monde, ça ne va pas. Des alter-mondialismes, admettons. Mais mieux, et plus franc et direct : des barbaries. Admettre l’autre et sa différence. Admettre aussi et surtout que ce que l’on dit être sa civilisation est une forme de société, ni l’unique, ni la meilleure. Il n’a jamais existé, et n’existera jamais, de civilisation pure et parfaite, se situant au-dessus de toutes les autres alternatives possibles. Car on ne saurait concevoir une civilisation comme l’œuvre d’une hypothétique « parfaite » objectivité : toute civilisation est un composé d’éléments objectifs et subjectifs. Ceux qui prônent une telle civilisation unique et supérieure sont historiquement totalitaires.

L’emploi du terme « barbarie » pour définir toute forme de civilisation est une nécessité : c’est une preuve d’humilité et de lucidité.

Et aboutir à poser le problème qui est au cœur de mon projet :

Comment organiser et garantir la pluralité des barbaries sans terminer en boucherie apocalyptique ?

Donc, dépasser l’idée aberrante de « choc des civilisations ». Ou dit de manière moins grandiloquente : comment faire cohabiter tous les modes de vie, y compris ceux qui sembleraient « ignobles » ou « injustes » aux uns par rapport aux autres, tout en garantissant des libertés individuelles minimales sur lesquelles il s’agit de former consensus ? Telle est la problématique de mon utopie.

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