La paix perpétuelle de Kant

Dans une lettre ouverte à Obama, voici ce que le Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel écrivit :

Peace is a practice of life in relations between persons and among peoples; it is a challenge to humanity’s consciousness. Its path is difficult, daily and hopeful; where people build from their own lives and their own history. Peace can’t be gifted, it is built. And this is what you’re missing lad, courage to assume the historical responsibility with your people and with humanity.

(ma traduction : La paix est une pratique de la vie faite de relations entre les individus et les peuples ; c’est un défi à la conscience de l’humanité. Son chemin est difficile, quotidien et plein d’espoir ; c’est un chemin que les gens construisent à travers leurs propres vies et leur histoire. La paix n’est pas innée, elle doit être bâtie. Et c’est ce qu’il te manque, mon gars, le courage d’assumer la responsabilité historique avec ton peuple et avec l’humanité.)

Bien que je n’aie pris connaissance de l’existence du projet utopique Vers la paix perpétuelle de Kant qu’après m’être forgé une opinion déjà évoluée sur le sujet (que je développe en ces pages), le fait de poursuivre un même objectif – la diminution drastique, sinon la suppression pure et simple, de l’usage de la violence physique comme moyen d’expression, à la fois au sein des peuples et entre ceux-ci – rend inévitable la comparaison de nos deux systèmes, à la fois à titres d’inspiration, de clarification et de (auto-)critique.

Je partirai donc des éléments qui me semblent fondamentaux dans le texte de Kant, pour en faire un commentaire constructif aboutissant à l’affirmation de mes propres conceptions sur le sujet.

Articles préliminaires

1. Aucun traité de paix ne doit valoir comme tel, si on l’a conclu en se réservant tacitement matière à guerre future.

Présenté de cette manière, on pourrait se dire qu’il s’agit d’une tautologie : un traité de paix ne doit pas être signé si l’une des parties ne cherche qu’à gagner du temps afin de pouvoir rassembler les conditions futures d’un succès guerrier. Kant écrit donc :

Un pareil traité ne serait en effet qu’un simple armistice, une suspension d’armes, et non la paix, qui signifie la fin de toutes les hostilités, et à laquelle on ne peut ajouter l’épithète perpétuelle sans commettre par là même un pléonasme suspect.

Mais la réalité et l’expérience historique nous démontrent qu’il ne peut exister, entre des peuples ou des nations armés, que des armistices, et que l’unique manière de garantir une paix perpétuelle serait de désarmer l’ensemble des parties qui y prétendent, et qu’une tierce autorité exerce le rôle de force d’interposition armée – donc, que cette tierce autorité dispose des moyens effectifs de dominer militairement les deux autres en cas d’ouverture du conflit. Il faudrait revenir sur ce qu’est une « arme » ou encore redéfinir les notions de « violence » et de « guerre » (et par opposition, de « paix ») pour être tout à fait complet (choses que je ferai dans d’autres articles) ; mais pour le moment, on peut se restreindre à considérer la guerre comme une violence armée, la violence comme une atteinte à l’intégrité physique (y compris par l’enfermement, ou encore par une altération du cerveau ou des centres nerveux conduisant à réduire l’état psychique et/ou psychomoteur de l’individu), et la paix comme la prévention de ces violences. Dans ce contexte, le simple fait de s’armer reviendrait à rompre l’armistice, cet acte conditionnant l’opportunité de l’ouverture des violences.

Et par ailleurs, la paix ne doit pas être comprise comme une absence d’opposition ou l’interdiction d’employer la désobéissance civile (son droit de résistance). En cela, elle ne saurait être considérée « perpétuelle » si ce terme désigne une absence de possibilité de mouvement. La paix doit fournir à la politique un cadre d’expression d’où la contingence liée à la violence (continuation de la politique par d’autres moyens, selon toute doctrine totalitaire) est exclue, et non un cadre politique qui exclut toute politique à venir. Pour reprendre les termes de Kant, la paix doit donc réserver tacitement matière à changements futurs – changements politiques ne se résolvant pas par des moyens guerriers.

 

2. Nul État indépendant ne pourra être acquis par un autre État, par échange, héritage, achat ou donation.

Kant détaille :

Un État n’est pas en effet (comme le sol où il réside) un bien (patrimonium) ; c’est une société d’hommes à laquelle ne peut commander et dont ne peut disposer personne, si ce n’est elle-même. Il a, comme une souche, ses propres racines ; et l’incorporer, comme une greffe, à un autre État, c’est lui enlever son existence de personne morale pour en faire une chose, ce qui est contraire à l’idée du contrat originaire sans laquelle on ne saurait concevoir de droit sur un peuple.

Kant définit l’Etat comme une « personne morale » (d’un point de vue juridique) et une « société d’hommes » autonome, puisqu’elle seule peut disposer d’elle-même. En cela, il définit l’idée de la liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes, mais il emploie encore le terme ambigu et connoté « Etat » que je remplace par « communauté », puisqu’une telle « société d’hommes » pourrait très bien ne pas vouloir s’organiser comme un Etat (cas d’une société anarchiste, par définition). On verra plus bas que Kant ne conçoit d’ailleurs qu’une unique forme d’Etat viable pour son projet.

 

3. Les armées permanentes (miles perpetuus) doivent entièrement disparaître avec le temps.

Car, paraissant toujours prêtes pour le combat, elles menacent incessamment les autres puissances de la guerre, et elles excitent les États à se surpasser les uns les autres par la quantité de leurs troupes.

On rejoint ici l’idée de désarmement évoquée dans ma critique de l’article 1. Ce désarmement doit être effectif pour les communautés, mais, comme dit précédemment, une tierce autorité doit être capable de prendre l’ascendant de manière indiscutable en cas de violation de ce protocole – donc disposer de moyens armés supérieurs.

En outre, ce qui constitue la règle au sein des communautés liées par convention n’a pas cours au-delà de ce périmètre. Au-delà donc des contours de cette civilisation (car une telle convention de paix ne sera sans doute jamais appliquée mondialement), la menace engendrée par des moyens militaires est réelle et persistante. Il faut qu’une force de protection civilisationnelle puisse répondre à ces menaces et garantir à toutes les communautés qu’il ne leur est pas nécessaire d’entretenir de forces armées (même si elles seraient prétendûment utilisées uniquement contre des menaces extérieures).

On n’en aura donc toujours pas terminé avec les contraintes liées au développement et au maintien d’un complexe militaro-industriel (CMI) – avec tous les inconvénients, les obligations économiques et les limitations politiques que cela implique. La problématique posée par Kant reste d’actualité :

Cette rivalité [des armées permanentes], qui ne connaît pas de bornes, est une source de dépenses qui finissent par rendre la paix plus onéreuse encore qu’une courte guerre, et elle pousse elle-même à entreprendre des hostilités pour se délivrer de cette charge.

Kant ajoute à ce sujet, dans une des annexes du texte :

Lors même qu’un peuple ne serait pas forcé par des discordes intestines à se soumettre à la contrainte des lois publiques, il y serait réduit par la guerre extérieure ; car, d’après les dispositions de la nature dont nous avons parlé précédemment, chaque peuple trouve devant lui un voisin qui le presse et l’oblige de se constituer en État, pour former une puissance capable de lui résister.

Et sans aller jusqu’à la constitution d’un Etat, il faut organiser une force militaire capable de garantir la sûreté des communautés vis-à-vis de l’extérieur. Au moins pourra-t-on dire que cette rivalité ne s’exerce plus au sein des communautés, mais entre cette civilisation et les autres. Kant écrit :

Il en est tout autrement des exercices militaires auxquels se livrent volontairement et périodiquement les citoyens pour se garantir, eux et leur patrie, des agressions du dehors.

En le rejoignant sur ce point, on en déduit qu’une forme de « service militaire civilisationnel » serait justifié. La forme de ce service est à définir, mais on peut déjà affirmer qu’il s’agirait d’une armée non permanente, car dépourvue de « professionnels » mais constituée d’un roulement permanent de citoyens – engagés selon des durées variables, à des fonctions changeantes. En cas de conflit ouvert avec l’extérieur, l’organisation devrait en être différente. Je traiterai ces points dans un article dédié (sans toutefois prétendre rédiger un précis de stratégie militaire, mais plutôt fixer des limites au pouvoir éminemment dangereux pour la liberté – bien que nécessaire – d’une telle institution).

 

4. On ne doit point contracter de dettes publiques en vue des conflits extérieurs de l’État.

Kant veut par ce biais limiter la capacité d’un Etat à s’endetter en vue d’être capable de réaliser une conquête lui garantissant de pouvoir rembourser cette dette. En économie, on parle « d’effet de levier » : de nos jours, ce genre d’endettement sert davantage à la guerre économique. La violence qui consisterait à priver une économie locale de sa rentabilité en subventionnant des ventes à perte de produits d’un Etat vers cette économie est du même acabit (je pense précisément à l’exportation de produits agricoles en provenance de pays industrialisés vers l’Afrique, sapant l’agriculture locale).

Ce système existe aujourd’hui parce que l’endettement de certains Etats semble pouvoir augmenter sans fin (ceux qui dominent le monde) tandis que d’autres sont sommés de rembourser leurs dettes rubis sur l’ongle. Dans un cadre véritablement démocratique, de telles pratiques ne devraient pouvoir perdurer, les communautés se régulant entre elles sans que l’une ne puisse disposer d’un ascendant diplomatico-économico-militaire sur les autres.

Mais de la même façon que la guerre (militaire) existe au-delà du périmètre civilisationnel, la guerre économique sera aussi une problématique. Mais, contrairement au domaine militaire où la garantie de la sécurité est une mission incessible, et comme la civilisation n’est pas une instance politique ou économique, c’est à chaque communauté de mettre en œuvre ses relations économiques comme elle l’entend (avec les autres communautés autant qu’avec l’extérieur).

 

5. Aucun État ne doit s’immiscer de force dans la constitution et le gouvernement d’un autre État.

C’est l’autonomie politique des communautés, sauf volonté expresse de coopération, voire de fusion. Kant émet pourtant cette précision que je ne peux que contredire :

Il n’en serait plus de même, à la vérité, si, par l’effet d’une discorde intérieure, un État se divisait en deux parties, dont chacune formerait un État particulier qui prétendrait dominer le tout ; ce ne serait plus s’immiscer dans la constitution d’un autre État (puisqu’il y aurait alors anarchie), que de prêter assistance à l’une des deux parties contre l’autre.

Kant raisonne toujours en termes guerriers, chose que l’on est nécessairement amené à faire lorsque l’on refuse d’abandonner le paradigme étatique pour entrer dans celui des peuples libres. Ce qu’il nomme improprement « anarchie » n’est que l’état de transition, la crise démocratique sauvage au cours de laquelle une communauté se divise et solde ses comptes. Qu’il ne faille pas intervenir, c’est tout à fait justifié, sinon pour s’interposer face à tout risque de dérive violente.

 

6. Aucun État, en guerre avec un autre ne doit se permettre des hostilités de nature à rendre impossible la confiance réciproque lors de la paix future.

Kant, en parlant « d’emploi d’assassins, d’empoisonneurs, la vio­lation d’une capitulation, l’excitation à la trahison, etc. » cherche à fixer des limites à la guerre, à décrire un droit conventionnel militaire, comme cela existe désormais. Il est étrange de revenir à l’état de guerre dans un projet de paix, mais passons… Toute aussi saugrenue est la notion de « confiance réciproque » : la confiance se gagne et se perd, et elle s’applique selon moi bien davantage à des individus qu’à des peuples. On pourrait dire que deux peuples se font confiance si une majorité de leurs membres respectifs entretiennent les uns avec les autres des relations de confiance. La signature de traités divers sont des vœux pieux sans consistance (tant qu’aucune autorité ne vient en garantir le respect des termes), et les serrements de mains entre « représentants » (diplomates, ministres, présidents, etc.) n’engagent qu’eux-mêmes : seule la réalité des relations entre individus et la force d’une autorité ayant pouvoir de sanction peuvent refléter la « confiance » que deux peuples se portent.

Quant à mes communautés, si certaines trouveront à s’entendre et se feront confiance, d’autres entretiendront des rapports inamicaux ou hostiles : cela est hautement souhaitable puisque représentatif d’une pluralité effective. Il importe seulement que ces rapports houleux ne terminent pas en bain de sang – et par conséquent qu’une autorité à laquelle chaque communauté a accepté de se soumettre, y veille.

 

Du républicanisme (article 1 définitif)

La constitution civile de chaque État doit être républicaine.

Kant explicite :

La seule constitution qui dérive de l’idée du contrat originaire, sur laquelle doit être fondée toute législation juridique d’un peuple, est la constitution républicaine ; elle se fonde : 1° sur le principe de la liberté des membres d’une société (comme hommes) ; 2° sur celui de la soumission de tous (comme sujets) à une législation unique et commune ; 3° sur la loi de l’égalité de tous les sujets (comme citoyens).

En bon philosophe des Lumières, Kant ne peut s’empêcher d’étendre son unique conception du bien à l’universalité. La République, incarnation et garante des Droits Universaux de l’Homme, est donc la seule forme d’Etat valide. Il ajoute :

Pour être conforme à l’idée du droit, la forme du gouverne­ment doit être représentative ; c’est le seul système où un gou­vernement républicain soit possible, et sans lui tout gouverne­ment (quelle qu’en soit d’ailleurs la constitution) est arbitraire et despotique.

La messe est dite, on peut aller se coucher : la paix perpétuelle, c’est une paix entre Etats républicains dont la forme de gouvernement est représentative. Kant argumente en prétextant qu’un peuple de citoyens serait moins enclin à déclarer la guerre (car c’est par son suffrage qu’il s’y engagerait) qu’un peuple mené par un despote, qui n’aurait rien à craindre à entreprendre un tel conflit puisqu’il enverrait ses sujets à la boucherie. D’une part, cela dépend du contexte, car parfois le peuple veut la guerre (nationalisme) et le souverain cherche à l’éviter, et c’est d’autres fois l’inverse. D’autre part, la question de déclencher une guerre relève d’une stratégie qui ne vise pas nécessairement à l’offensive conquérante, mais à la prévention de conflits plus larges à venir, à la défense.

Kant se fourvoie donc doublement en pensant que seuls des Etats républicains peuvent vivre en paix :

  1. la République ne garantit pas que les citoyens ne seront pas belliqueux, ni qu’ils sauront l’être quand il le faudra : il établit une contrainte politique inutile au sein d’un projet qui doit viser à l’absence de guerre, non à la peur de la guerre ;
  2. il présuppose que la seule expression de la volonté du peuple passe par l’institution d’un gouvernement représentatif.

Concernant cette seconde erreur, on peut citer nombre de monarchies, d’oligarchies ou autres despotismes dont les « sujets » ne veulent, en majorité, changer. Que des minorités y soient contraintes et persécutées, cela est évident, et il faut agir en sorte qu’elles puissent s’en libérer. Mais il faut aussi accepter qu’un peuple soutienne son Bonaparte (à condition, toujours, qu’il ne soit pas assoiffé de sang).

Cet article définitif premier est trop limitatif, trop « droit-de-l’hommesque » : au sein des communautés, liberté et égalité peuvent (doivent) être redéfinies ; la soumission à la loi qu’on s’impose prime, en vertu d’une réciprocité morale libertaire entre individus de chaque peuple. Par contre, c’est à l’échelle civilisationnelle que sont posées les limites : tout ce qui ne respecte pas le principe de réciprocité morale libertaire, l’asservissement par la contrainte par exemple, est interdit. Ainsi, un despote est maître des lois et par conséquent des sujets qui s’y astreignent en son territoire et s’en trouvent satisfaits, mais ceux-ci peuvent aussi à tout moment se soustraire à ces lois en quittant ce territoire. Nul ne peut leur retirer leur droit à la désobéissance civile.

L’arbitraire, ou subjectivité, est précisément ce que l’on souhaite conserver : c’est une des conditions de la pluralité – donc de la politique, ou démocratie.

 

Du fédéralisme (article 2 définitif)

Il faut que le droit des gens soit fondé sur une fédération d’États libres.

Kant aborde ici la notion de « droit des gens » (du latin jus gentium), rebaptisée plus tard « droit naturel public », qui désigne les droits universels inaliénables de toute personne, quelle que soit son origine ou sa nationalité. Kant précise sa pensée :

Il en est des peuples, en tant qu’États, comme des individus : dans l’état de nature (c’est-à-dire dans l’indépendance de toute loi extérieure), leur seul voisinage est déjà une lésion réciproque ; et, pour garantir sa sûreté, chacun d’eux peut et doit exiger des autres qu’ils entrent avec lui dans une constitution analogue à la constitution civile, où les droits de chacun puissent être assurés.

Kant imagine donc une « constitution » à laquelle l’ensemble des peuples doivent agréer, ce cadre juridique étant donc de nature supra-national (ou supra-étatique, ou, pour revenir à mon vocabulaire, supra-communautaire). Kant pose le principe de cette constitution par l’incapacité des Etats, dans l’état de nature (sans convention particulière), à régler leurs différends autrement que par la guerre :

Les États ne peuvent jamais, pour défendre leur droit, engager un procès, comme on fait devant un tribunal extérieur, et ils n’ont d’autre recours que la guerre ; mais la guerre et le succès de la guerre, la victoire, ne décide pas le moins du monde la question de droit ; et, si par un traité de paix on met fin à la guerre actuelle, on ne met pas fin pour cela à l’état de guerre (pour lequel on peut toujours trouver quelque nouveau prétexte, que nul n’est fondé à déclarer injuste, puisque dans cet état chacun est juge en sa propre cause).

En l’absence de juridiction pour régler les litiges entre Etats, aucune résolution de conflit ne peut s’avérer définitive : à tout moment, un Etat peut invoquer une raison subjective d’être lésé et par conséquent revenir à une situation de guerre. On conçoit donc la  nécessité d’une autorité supérieure pour juger et faire appliquer le droit des communautés (fondé sur une constitution fédérale civilisationnelle – utopie métapolitique libérale). Au-delà de la problématique de la guerre à proprement parler, qui peut être évitée par l’abandon des armes par les communautés et des moyens militaires décrits plus haut, resteront toujours des questions de droit relatives au respect des territoires (dans un contexte de frontières mouvantes), au partage des ressources ou encore à la résolution des conflits politiques. Aussi limitée dans ses principes que doive être cette constitution afin de ne pas limiter les options politiques des communautés, elle reste un cadre obligatoire dont l’application doit être assuré par des organismes multiples (que je décrirai en détail au sein d’autres articles, et dont je précise les contours ci-dessous).

Kant se montre toutefois pessimiste sur l’acceptation de telles régulations par les Etats :

Il n’y a, aux yeux de la raison, pour les États considérés dans leurs relations réciproques, d’autre moyen de sortir de l’état de guerre où les retient l’absence de toute loi, que de renoncer, comme les individus, à leur liberté sauvage (déréglée), pour se soumettre à la contrainte de lois publiques et former ainsi un État de nations [civitas gentium], qui croîtrait toujours et embrasserait à la fin tous les peuples de la terre.

Mais, comme, d’après l’idée qu’ils se font du droit des gens, ils ne veulent point du tout employer ce moyen et qu’ils rejettent ‘in hypothesi’ ce qui est vrai ‘in thesi’, à défaut de l’idée positive d’une république universelle, il n’y a (si l’on ne veut pas tout perdre), que le supplément négatif d’une alliance permanente et toujours plus étendue qui puisse détourner la guerre et arrêter le torrent de cette passion injuste et inhumaine ; mais on sera toujours condamné à en craindre la rupture.

Kant abaisse ses prétentions et appelle plus simplement à une « alliance permanente ». Or, rien n’est moins plausible que la réalité d’une telle alliance entre Etats, d’autant plus que cet ensemble d’Etats alliés devrait être en croissance permanente, jusqu’à englober le monde. On retrouve ici les limites des principes universalistes : tous les Etats doivent s’accorder en toute chose, et tout Etat devient par conséquent intangible car aucun conflit n’est autorisé dans un système d’alliance généralisée. Kant appuie cette idée lorsqu’il indique que son idéal serait que les Etats renoncent à leur « liberté sauvage (déréglée) » pour former un « Etat de nations ». Or, si un tel Etat se formait, on pourrait parler de gouvernement mondial. Pourtant, Kant écrit dans le même article, avant d’arriver à cette conclusion :

Ce serait là une fédération de peuples, qui ne formeraient pas cependant un seul et même État.

Et il ajoute dans une annexe au texte :

Il n’y a pas d’État (ou de souverain) qui ne désire s’assurer une paix durable, en dominant le monde entier, s’il était possible. Mais la nature veut d’autres moyens. — Elle en emploie deux, pour empêcher les peuples de se confondre et pour les tenir séparés, la diversité des langues et celle des religions. Cette diversité contient, il est vrai, le germe de haines réciproques et fournit un prétexte à la guerre ; mais, par suite des progrès de la civilisation et à mesure que les hommes se rapprochent davantage dans leurs principes, elle conduit à s’entendre au sein d’une paix, qui n’est pas produite et garantie, comme celle du despotisme dont nous venons de parler (celle-là repose sur le tombeau de la liberté), par l’affaiblissement de toutes les forces, mais au contraire par leur équilibre au milieu de la plus vive oppo­sition.

J’ai déjà abordé la question de la diversité (plutôt de la pluralité) par les langues (citation de Marcel Gauchet) et la religion (citation de Huntington). Quant à « l’équilibre des forces au milieu de la plus vive opposition », voilà une belle définition de la liberté ! Ce sont ces définitions que je veux retenir en parlant de fédéralisme, car il ne faudrait pas que les instances chargées de garantir l’application de la constitution fédérale (civilisationnelle) deviennent un Etat à part entière. Au contraire, il faut à la fois penser une constitution qui n’implique pas la création d’un tel Etat, et les limitations des organismes fédéraux afin qu’ils ne se transforment pas en Etat. En ce sens, je préfère désigner ces organismes comme les garants de « services », que l’on pourrait dire supra-communautaires et « publics ». Il faut donc en dresser la liste, avec leurs compétences et leurs limites d’intervention, ainsi que les mécanismes de contre-pouvoir qu’ils auraient les uns par rapport aux autres. Comme dans le cas du « service militaire », ces autres services ne seraient pas constitués de membres permanents professionnalisés, mais de citoyens issus de toutes communautés et renouvelés selon une périodicité fixe.

 

Enfin, Kant argumente de cette manière en faveur de la possibilité de voir émerger une telle fédération :

La possibilité de réaliser cette idée d’une fédération, qui doit s’étendre insensiblement à tous les États et les conduire ainsi à une paix perpétuelle (la réalité objective de cette idée) peut être démontrée. Car, si le bonheur voulait qu’un peuple puissant et éclairé se constituât en république (gouvernement qui, par sa nature, doit incliner à la paix perpétuelle), il y aurait dès lors un centre pour cette alliance fédérative : d’autres États pourraient s’y joindre, afin d’assurer leur liberté, confor­mément à l’idée du droit des gens, et elle s’étendrait chaque jour davantage par de nouvelles adjonctions.

Kant décrit un effet boule de neige : il suffirait qu’un Etat adopte les « bons » principes républicains pour former le cœur de « l’alliance fédérative ». A partir de l’existence de ce dernier, d’autres Etats pourraient s’accorder à cet exemple et faire grandir l’alliance. C’est donc qu’il n’est même pas nécessaire d’une alliance initiale (comme ce fut le cas de l’Union Européenne par exemple), mais simplement de la volonté d’un peuple à adopter une constitution particulière – républicaine pour Kant, utopie métapolitique libérale pour ma part – et à la doter des organismes institutionnels adéquats.

Pour poursuivre sur mon idée, imaginons que la France se transforme en une civilisation composée de peuples libres (on devine aisément quelles régions adhéreraient à ce projet, et lesquelles ne s’y accorderaient pas) : il faudrait d’abord dissoudre l’Etat et transférer nombre de compétences à ces peuples, puis réformer les corps institutionnels étatiques correspondant aux « services supra-communautaires publics » afin que leur mode de fonctionnement devienne adapté à la nouvelle constitution. Un autre Etat qui rejoindrait cette démarche devrait réformer de la même manière, tout en mutualisant ses moyens « publics » avec ceux de l’Etat précédent, et ainsi de suite.

Plus complexe serait le démarrage d’une telle fédération à partir de régions appartenant à un ou plusieurs Etats existants : connaissant le caractère égoïste et impulsif des Etats-nations, il est peu probable qu’une telle alliance puisse se former sans heurts (imaginons par exemple la Catalogne, la Corse et l’Ecosse se réunir ainsi…). En outre, il faudrait qu’une telle alliance se dote d’une force militaire, ce qui là encore poserait des problèmes. Ces questions soulèvent le fait que le droit inter-national est conçu pour entériner l’existence des nations et déjouer les tentatives indépendantistes ou les nouvelles formes de « pays » (formes pour lesquelles la volonté des peuples serait enfin primordiale).

 

De l’hospitalité (article 3 définitif)

Le droit cosmopolitique doit se borner aux conditions d’une hospitalité universelle.

Ici, comme dans les articles précédents, il ne s’agit pas de philanthropie, mais de droit, et en ce sens hospitalité signifie le droit qu’a tout étranger de ne pas être traité en ennemi dans le pays où il arrive.

En voulant restreindre l’hospitalité à un droit, Kant néglige le bouleversement moral et civilisationnel que l’institution de « l’hospitalité universelle » engendre. Il tente pourtant de définir des contours simples à ce droit :

On peut refuser de le [l’étranger] recevoir, si l’on ne compromet point par là son existence ; mais on ne peut agir hostilement contre lui, tant qu’il demeure pacifiquement à sa place.

Premièrement, Kant énonce le principe du droit d’asile : l’obligation d’accueillir l’étranger si son existence est menacée par ailleurs. Ensuite, l’interdiction « d’agir hostilement contre lui » est si vaste qu’elle qu’elle modifie incidemment toutes les règles du droit des gens, à tel point que la liberté des peuples (étant composés d’individus – d’étrangers) devient droit fondamental, au-dessus du droit des nations (droit international). Kant tente de minimiser ce qui constitue une révolution planétaire :

[Il s’agit] seulement du droit de visite ou du droit de s’offrir à faire partie de la société, lequel appartient à tous les hommes, en vertu de celui de la possession commune de la surface de la terre. Car, à cause de la forme sphérique de cette surface, ils ne peuvent s’y disperser à l’infini, et ils sont forcés à la fin de se souffrir les uns à côté des autres ; mais originairement personne n’a plus de droit qu’un autre à un bien de la terre.

Le « droit de s’offrir à faire partie de la société » signifierait que chacun dispose du droit de s’installer où bon lui semble, à condition de respecter les lois locales. Ce respect des lois et coutumes locales est, selon moi, une soumission individuelle nécessaire permettant la fluidité des mouvements de population tout en garantissant l’intégrité des communautés, mais sans abolir le droit de chacun à la désobéissance civile (à l’action politique libre). Le deuxième principe de « possession commune de la surface de la terre », qui s’oppose à la privatisation des territoires, vient lui aussi contredire le comportement des Etats, dont la conservation et l’élargissement des frontières est une préoccupation principale. Enfin, déclarer que « personne n’a plus le droit qu’un autre à un bien de la terre » prône une égalité universelle qui n’a jusqu’ici jamais été effective et renverse les règles juridiques appliquées – l’héritage, notamment.

Il n’ignore cependant pas combien la réalité diverge de cet idéal :

Si maintenant on examine la conduite inhospitalière des États de l’Europe, particulièrement des États commerçants, on est épouvanté de l’injustice qu’ils montrent dans leur visite aux pays et aux peuples étrangers (visite qui est pour eux synonyme de conquête). L’Amérique, les pays habités par les nègres, les îles des épiceries, le Cap, etc., furent, pour ceux qui les découvrirent, des pays qui n’appartenaient à personne, car ils comptaient les habitants pour rien. Dans les Indes orientales (dans l’Indostan), sous prétexte de n’établir que des comptoirs de commerce, les Européens introduisirent des troupes étrangères, et par leur moyen opprimèrent les indigènes, allumèrent des guerres entre les différents États de cette vaste contrée, et y répandirent la famine, la rébellion, la perfidie et tout le déluge des maux qui peuvent affliger l’humanité.

Plus de deux siècles plus tard, on peut constater combien la situation n’a pas évolué, démentant ainsi les prédictions de Kant, qui semble reprendre à son compte les arguments du « doux commerce » de Montesquieu :

Le droit d’hospitalité, c’est-à-dire la faculté d’être reçu sur une terre étrangère ne s’étend pas au delà des conditions qui permettent d’essayer de lier commerce avec les indigènes. — C’est de cette manière que des régions éloignées les unes des autres peuvent contracter des relations amicales, qui finissent par recevoir la sanction des lois publiques, et le genre humain se rapprocher insensiblement d’une constitution cosmopolitique.

Certes, la Société des Nations, désormais ONU, rassemble tous les pays du globe. Mais les « lois publiques » sont issues d’un « droit cosmopolitique », ou droit international, dont les principes et l’application sont soit contraires à la liberté des peuples, soit inefficaces, soit bafoués par ces mêmes puissances qui l’ont instauré et imposé. Kant ajoute :

Les relations (plus ou moins étroites), qui se sont établies entre tous les peuples de la terre, ayant été portées au point qu’une violation du droit commise en un lieu se fait sentir dans tous, l’idée d’un droit cosmopolitique ne peut plus passer pour une exagération fantastique du droit ; elle apparaît comme le complément nécessaire de ce code non écrit, qui, comprenant le droit civil et le droit des gens, doit s’élever jusqu’au droit public des hommes en général, et par là jusqu’à la paix perpétuelle, dont on peut se flatter, mais à cette seule condition, de se rapprocher continuellement.

On comprend que le maintien de l’autorité des Etats-nations sur les peuples et les individus ne pouvait que rendre ce « droit cosmopolitique », appelé de ses vœux par Kant, inopérant – sinon faussé et trahi. Le projet de Kant aboutit à une impasse parce qu’il ne remet pas concrètement en cause la légitimité des Etats-nations face aux peuples. Comme j’en suis déjà arrivé à la conclusion, la dissolution constitutionnelle des nations est le seul moyen (il en faut d’autres, mais c’en est un fondamental) de rendre leur liberté aux individus. Face aux préventions des Etats-nations, c’est aussi ce que la mise en œuvre d’une authentique éthique de l’hospitalité commande.

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