N’en déplaise à tous les conservateurs confits de certitudes,
La seule chose qui ne change jamais, c’est le changement.
Ignorer cette réalité, c’est croire à l’infini des civilisations, à la possibilité du statu-quo, alors que toute l’Histoire nous démontre que strictement rien n’est intangible.
C’est une dérive mentale (une croyance) qui confond le temps court (le présent) et le temps long des générations humaines.
Quelques exemples de ces dérives :
- Eric Zemmour : croyance au « génie des peuples » qui ont produit et produiront les mêmes manifestations, comme programmés par un code génétique qui nierait la notion même de génétique (brassage des gènes, donc nécessaire évolution) – et bien sûr, dans son cas particulier, croyance au « génie français » et à sa spécificité historique absolue (pour hier, pour aujourd’hui et pour demain) et peur de le voir dissous dans l’Europe ou le Monde,
- les conservateurs de tout poil : croyance à l’inéluctabilité de la conversion du monde au modèle économico-politico-culturel occidental – les « pays en développement » sont précisément en train de suivre la bonne voie (ou de nous rattraper, ce qui nous serait dommageable), ils sont juste en retard dans l’Histoire. Aucune alternative ne peut survenir au présent que nous connaissons.
Mais analogie n’est pas pensée. Exhumer des références incessantes au passé pour affirmer que tel ou tel fait ou mouvement est « comparable » ou « analogue » à tel ou tel évènement passé est une manière de se raccrocher aux branches en étalant son érudition universitaire. Or, il ne s’agit jamais d’une véritable analyse, d’une compréhension des mécanismes présents à travers une lecture neuve ayant dissipé les anciens réflexes. Quand ceux-ci offrent de proposer des solutions pour l’avenir, on croit entendre l’écho des tombes de gouvernants déchus ou d’anciens militaires ânonnant leurs mémoires de campagne. Ils sont confits dans leur formol intellectuel, dans le cadre rigide de grilles de lecture anachroniques.
On en est par exemple toujours à utiliser la dissociation gauche/droite, alors qu’elle a prouvé qu’elle n’a plus aucune signification. Car que signifie la « gauche » quand elle sauvegarde et entérine l’organisation pyramidale de la société et les rentes capitalistiques ? Et que signifie la « droite » quand elle se recroqueville derrière ses frontières en refusant les libres échanges (ceux des hommes et des marchandises) ?
La presse (média de masse) n’est pas en reste, et cautionne elle aussi le retour rassurant aux images d’Epinal (même de terrifiantes images, et peut-être surtout celles-ci, parce qu’elles semblent déclarer : « rien de neuf, de telles atrocités ont déjà eu lieu, vous pouvez vaquer »), donnant dans le confort du conformisme de pensée. Clément Chéroux écrit, dans Diplopie: l’image photographique à l’ère des médias globalisés, essai sur le 11 septembre 2001 :
Barbie Zelizer a montré comment les images des camps, des ghettos et des exécutions de masse servent régulièrement pour la représentation des conflits contemporains, notamment la couverture du génocide rwandais et de la guerre en ex-Yougoslavie. La couverture du 7 août 1992 du Daily Mirror représentant des prisonniers derrière les barbelés d’un camp serbe, affiche explicitement la référence à l’Holocauste avec le titre «Bergen Belsen» qui fait référence au camp de Bergen Belsen et le titre «Horror of the new Holocaust». Cette image très diffusée et réutilisée illustre la banalisation du recours intericonique, révélatrice du rapport de la presse occidental avec l’Histoire qu’elle conçoit comme un processus cyclique, un recommencement basé sur le mythe de l’éternel retour.
Il faut voir, vivre et comprendre – c’est-à-dire faire preuve d’empathie pour le présent, être ancré dans ce présent et abandonner toute nostalgie, y compris l’emploi des méthodes ou solutions passées. Il faut aussi revenir sur nos grandes mythologies, car l’analogie est la condamnation de l’esprit critique.
Paul Veyne écrit, dans Foucault, sa pensée, sa personne :
« La vie, écrit Foucault, a abouti avec l’homme à un vivant qui ne se trouve jamais tout à fait à sa place, à un vivant qui est voué à errer et à se tromper » sans fin; c’est Foucault qui souligne. « Se tromper », en cela que le discours ne fait connaître que de l’empirique, du phénoménal, et que pourtant l’homme prête foi à des idées générales ou métempiriques ; « errer », parce que tout ce que pensent et font les hommes, leurs sociétés, leurs cultures est arbitraire et changeant d’une époque à l’autre, car rien de transcendant ni même de transcendantal ne guide le devenir imprévisible de l’humanité. […]
Sous cette phrase, autour de cette phrase, nous pouvons imaginer partout, avant nous, loin de nous, après nous dans l’avenir, mille variations humaines possibles, mille « vérités » passées, futures ou exotiques, vérités d’un temps limité et d’un lieu donné. Aucune de ces vérités ne sera plus vraie que les nôtres, mais ce que je viens d’écrire là est vrai.
Sur ces vérités absolues et relatives, Engels écrit, dans Anti-Dühring :
Nous sommes encore plutôt au début de l’histoire de l’humanité et […] les générations qui nous corrigeront doivent être bien plus nombreuses que celles dont nous sommes en cas de corriger la connaissance, – assez souvent avec bien du mépris.
Il semble que l’on a toujours eu dans l’histoire de toute civilisation, la sensation du déclin. Et de bons et de moins bons philosophes, essayistes, poètes ou romanciers se sont fait l’écho de ce sentiment. Et les peuples eux-mêmes ont pu en avoir un sentiment profond et épidermique, avec les conséquences tragiques que l’on sait.
La sensation que le présent s’échappe est-elle une peine, une peur, ou une joie ? Ou tout à la fois ?
Et puis quand même, parfois, on se dit qu’il serait bon que quelques germes du passé refassent un peu surface (pas Nasser, mais ce qu’il énonce dans cet extrait) :
(Egypte, Nasser, 1953)
Jeremy Rifkin, dans un entretien, énonce ceci :
La clé, c’est l’histoire qu’on raconte aux nouvelles générations. Il faut que les gens comprennent qu’une autre histoire est possible que celle qu’on leur a racontée jusqu’ici. Et c’est possible ! Nous avons développé le système politique, économique et culturel des Lumières en cinquante ans, entre la Révolution française et la première révolution industrielle. Pourquoi est-ce que ça nous prendrait plus de temps cette fois ?
Je conclurai avec cette célèbre phrase tirée du Guépard (Il Gattopardo) de Giuseppe Tomasi di Lampedusa :
Il faut que tout change pour que rien ne change.
Ce à quoi j’ajouterai :
Car si rien ne change, tout s’écroule.
C’est pourquoi mon projet d’utopie est fondé sur la contrainte et la nécessité de ce changement permanent.
Ce qui est souple et flexible est vivant. Ce qui est dur et cassant est mort.
– Tarkovski, dans Stalker