Depuis les Grecs anciens jusqu’aux Lumières, la philosophie est la discipline qui englobe tout : elle est le questionnement, par l’usage de la raison, sur toute chose et tout mécanisme universel, naturel ou humain. Elle est autant observation attentive du monde qu’édification de principes et de systèmes. Elle conçoit et s’appuie sur des outils que sont les sciences et la logique. Pythagore, Thalès, Platon, Aristote, Descartes, Hobbes, Pascal, Newton, Galilée, De Vinci : autant d’exemples de penseurs globaux, de savants pour qui science et philosophie ne font qu’un. La position de la thèse de Husserl, dans La Krisis, est que
L’irruption de la philosophie, prise en ce sens où toutes les sciences y sont incluses, est le phénomène originaire de l’Europe spirituelle.
Ce n’est réellement qu’à partir du XIXe siècle, sous l’essor du positivisme et du scientisme, que les philosophes, les scientifiques, les économistes, les psychologues, les historiens, les physiciens, les mathématiciens, etc. deviendront des spécialistes de leur discipline, entraînant la disparition de l’honnête homme comme figure idéale du penseur.
Mais que nous enseigne-t-on au fond de cette « humanité » ? En classe de Terminale (et encore, uniquement pour le cursus du baccalauréat général en France, et de manière très minoritaire), nous avons plutôt droit à un bâclage monumental sous une forme qu’il faudrait qualifier d’ « histoire et exercices pratiques de philosophie ».
Ce qui aboutit à une conclusion que l’on entend régulièrement, reprise dans cet article par un enseignant de philosophie en classe de Terminale :
La philosophie ne sert à rien
Pour être franc, la réponse est simple : la philosophie ne sert à rien. Sa contribution au PIB national est nulle. Le discours philosophique s’attache en effet à des problèmes de toujours, qui ne seront jamais refermés. Il ne donne pas de solution, il ne produit pas de certitude, il ne pose pas de point final. Parce qu’elle est le lieu d’une recherche de la vérité.
Énoncer que la philosophie ne sert à rien est un raisonnement totalement absurde et infondé, car nous baignons dans un monde qui a été construit et est imprégné par des philosophies mises en application (avec plus ou moins de succès et d’authenticité), et que sa « contribution », y compris au « PIB national », loin d’être « nulle », est au contraire incommensurable : rationalité (sciences), économie et commerce (il ne faut pas oublier que les premiers théoriciens de l’économie – Adam Smith par exemple – étaient des philosophes, appartenant au courant des Lumières et dont les objectifs étaient tout à fait concrets pour l’amélioration du sort de l’humanité), Universalité des droits de l’homme, Démocratie (Grèce antique), Etat-Nation (Locke, Hobbes, Rousseau…), République, Droit (lois et mœurs – Montesquieu, parmi d’autres), religion et rapport à la religion (critique et émergence de la notion de laïcité), diplomatie, éducation, etc.
La philosophie a donc permis de refermer (provisoirement) bien des problèmes puisque notre société s’est bâtie sur ces fondements philosophiques, sans toutefois qu’ils ne trouvent de « vérité » – ce qui signerait la fin de la réflexion, ou fin de l’Histoire. De l’influence de la philosophie sur l’Histoire, Schopenhauer écrit ceci :
[L’histoire de la philosophie] est en quelque sorte la basse fondamentale [de l’histoire de la littérature et de l’art], qui résonne jusque dans [l’histoire politique], et y dirige aussi l’opinion à fond ; or, c’est l’opinion qui gouverne le monde. La philosophie, bien comprise, est donc la force matérielle la plus puissante ; mais elle n’agit que très lentement.
– Schopenhauer, Ecrivains et style
Dire que la philosophie est inutile, c’est en particulier renier l’Histoire unique et la place privilégiée de la philosophie en France : car ce qu’a pu devenir la France d’après 1789, un espace d’émancipation et de respect des libertés et des Droits de l’Homme, elle le doit à l’influence des Philosophes des Lumières.
L’impasse est de considérer la philosophie comme une quête d’absolu : quête de la vérité absolue, de la liberté ou du bonheur par exemple. Or, il faut tout de suite affirmer que rien d’absolu n’existe réellement, que la philosophie utilise des concepts comme outils et non comme finalités, et que c’est donc nier la philosophie que de vouloir l’enfermer dans cet extrémisme. Aucun philosophe digne de ce nom n’a d’ailleurs cherché à mettre un point final à quelque sujet que ce soit : il s’agit toujours de lever des voiles sur le monde, de proposer des modèles (ou systèmes) et de les discuter. D’amasser un savoir vivant pour progresser non pas vers une illusoire vérité, mais vers la compréhension du monde qui nous entoure et qui fût et de prononcer celui qui sera.
Ce professeur continue dans son délire relativiste :
Le temps de la philosophie suspend cette logique pragmatique. Il nous détache de l’action, il nous détache de nous même. Il ne peut, il ne doit servir à rien. Il est absolument inutile ; et en cela, il est indispensable.
« Absolument inutile, donc indispensable ». Je me souviens qui disait ça tout le temps : Jérôme Bonaldi (grand penseur, au moins au niveau de ce professeur de philo…) !
La philosophie comme un bric-à-brac – Nulle Part Ailleurs (RIP)
La philosophie serait donc comme un bric-à-brac divertissant…
Mais bien au contraire ! Puisqu’elle nous emmène vers une meilleure compréhension du monde, et qu’elle révèle le potentiel d’une réinvention du monde, la philosophie est peut être la discipline la plus pragmatique qui soit !
Quelle prise en otage par le corps professoral de la présenter comme une discipline élitiste de penseurs hors-sol, de nous dire que la glose infinie, la ratiocination, la querelle d’experts sont des finalités philosophiques louables !
Rien n’est plus éloigné de la philosophie véritable, telle qu’exercée par tous ces grands penseurs qui ont toujours été guidés par ces idées très concrètes : comment les hommes vivent et devraient vivre, et comment moi je dois vivre, étant un homme, pour être un homme, et qu’est-ce qu’être un homme ?
Il n’y a rien chez eux de futile, pas de perte de temps stérile et risible : comment peut-on traiter les grands philosophes comme des « précieuses ridicules » ?
En outre, il n’est pas si étonnant que ce soit un enseignant-fonctionnaire qui tienne de tels propos sur l’inutilité présumée de la philosophie : c’est un professionnel, qui touche son salaire chaque mois, prend ses nombreux congés (à quoi les emploie-t-il ? au tourisme, pas à changer le monde !), va emprunter auprès de sa banque pour acheter son logement, manifeste parfois contre des réformes gouvernementales qui voudraient changer son train-train pantouflard, attend sa retraite en regardant distraitement défiler le monde loin de lui, depuis les fenêtres étroites de sa salle de classe qui sent le renfermé : c’est à peine un citoyen ; c’est un immense conservateur – car le conservatisme est ce qui caractérise généralement le corps professoral français, mais est à l’opposé de la pensée philosophique.
Mais soyons un peu moins polémique. Il s’agit simplement d’une déformation professionnelle associée à une soumission à la pensée dominante. D’après Schopenhauer:
Le commun des mortels a un profond respect pour les experts, quel que soit leur domaine. Il ignore que leur profession n’est pas une passion, mais un gagne-pain, et qu’ils n’ont que rarement une connaissance approfondie de la science qu’ils enseignent, car ce n’est pas en cultivant son savoir qu’on trouve le temps d’enseigner.
– Schopenhauer, L’Art d’Avoir Toujours Raison
En effet, à force de restreindre la philosophie à son étude par le biais d’exercices futiles comme les « commentaires de texte » et les fameuses « dissertations » qui reposent sur des questions oiseuses qu’en réalité aucun philosophe ne s’est jamais posées de cette manière (mais dont les médias de masse s’empressent de faire leurs choux gras une fois par an lors de la divulgation des sujets du Baccalauréat, avec la bêtise qui les caractérise et la complicité de putassiers « philosophes » de plateaux TV), on trahit le sens même de la philosophie, qui ne saurait être réduite de la sorte à une discipline (comme le mot en dit long !) scolaire parmi d’autres : codifiée par des règles formelles, réglementée par un barème, régimentée par un programme éducatif dont la teneur même serait source de débat philosophique.
Par exemple, pour réussir une dissertation de philosophie, il est recommandé de produire une synthèse philosophique, c’est-à-dire d’organiser les savoirs acquis en classe sur telle ou telle notion (liberté, responsabilité, bonheur, etc.) en faisant référence aux auteurs étudiés. Or, ce n’est en rien philosopher. Au plus, il s’agira de mixer un savoir de la pensée philosophique et des articulations logiques. Mais que peut-on demander de mieux sur une épreuve formalisée de quatre heures ?
Philosopher requiert le temps de l’introspection, de la discussion de soi avec et contre soi. Philosopher, ce n’est pas une récitation de connaissances, mais au contraire, l’énoncé de convictions qui peuvent, dans un second temps seulement, refléter des pensées d’autres personnes (comme par coïncidence). Schopenhauer le résume très bien :
Si parfois on a découvert, à force de travail, de lente méditation et de réflexion, une vérité ou une idée qu’on aurait pu commodément trouver toute prête dans un livre, elle a ainsi obtenu par la pensée personnelle cent fois plus de valeur.
[…]
Le penseur personnel n’apprend que plus tard à connaître les autorités de ses opinions, quand elles ne lui servent plus qu’à confirmer celles-ci et à fortifier sa foi en elles.
– Schopenhauer, Penseurs Personnels
Et de citer Goethe :
Ce que tu as hérité de tes pères, acquiers-le, pour le posséder.
– Goethe, Faust
Et si l’on n’entre pas dans cette démarche d’introspection et d’acquisition de la pensée par soi-même et non par héritage, alors il faut appeler un chat un chat :
Cette manière d’enseigner la philosophie est un prêt-à-penser qui est une injure à la philosophie
Un prêt-à-penser de simple lettré :
La vérité simplement apprise n’adhère à nous que comme un membre artificiel […] Mais la vérité acquise par notre propre penser est semblable au membre naturel ; elle seule nous appartient réellement. En cela consiste la différence entre le penseur et le simple lettré.
– Schopenhauer, Penseurs Personnels
Il faut donc réaffirmer que philosopher requiert de mobiliser toutes les connaissances, et assumer que la philosophie se nourrit et est nourrie de sciences (mathématiques, physique, biologie, astronomie, etc.), qu’elle s’inscrit dans l’Histoire, la Géographie et la Culture des peuples, et qu’elle influence les arts autant qu’elle est influencée par eux (littérature, peinture, musique, etc.).
Car la philosophie est d’abord un décloisonnement, un refus de quelque carcan que ce soit. C’est une libération totale et inédite de la pensée hors du cadre scolaire. C’est ce qui est encore énoncé dans les textes officiels (circulaire) en 1922 :
Cette circulaire contient la formule célèbre définissant la philosophie comme « l‘apprentissage de la liberté par l’exercice de la réflexion » et celle-ci, non moins fameuse, concevant l’enseignement philosophique en terminale comme « sens et fin de l’instruction publique. »
Mais des professeurs aujourd’hui, jugeant inutile leur discipline, n’ont plus rien de philosophes. Or, la philosophie ne s’apprend très justement qu’auprès de philosophes, hors de toute contrainte structurelle, dans la liberté de tout questionner et de tout oser. En cela, je rejoins donc ce professeur qui ne comprend même pas le fond de ce qu’il affirme :
Parce qu’elle est le lieu d’une recherche de la vérité qui, pour être honnête, doit être désintéressée, la philosophie crée un espace de gratuité sans lequel elle ne peut se déployer.
Mais dites-moi quelle gratuité il y a à préparer son bac philo ? C’est au contraire en vue d’un profit à très court terme (l’obtention du diplôme) que l’on « apprend » la « philosophie » en classe de terminale. Le cadre même de cet apprentissage empêche qu’il soit réalisé.
Concernant la soumission à la pensée dominante des enseignants : il y a d’une part le conditionnement à la doctrine de leur ministère de tutelle (chaque gouvernement y va de son idéologie, comme cette morale laïque de Peillon), et d’autre part l’obligatoire réponse à la demande publique : inclusion de la philosophie dans un cursus scolaire préétabli (Bac général) dans lequel elle occupe une place plus ou moins importante (qui par conséquent la discrédite dans son essence), cloisonnement de la discipline (assimilée comme toutes les autres disciplines : sans aucune transversalité ou verticalité), et limitation de son influence auprès de l’orientation scolaire des élèves (futurs éléments productifs de la Nation) et des souhaits de leurs parents (soucieux d’insertion professionnelle avant tout).
A-t-on oublié que Socrate a été condamné sous l’accusation d’avoir « perverti la jeunesse »? A-t-on oublié que les idées nouvelles ont toujours été combattues par les pouvoirs conservateurs de leur temps ? De Heidegger, autre grand maître à penser, Arendt dit, dans Vies Politiques :
La pensée est redevenue vivante, il (y a quelqu’un qui) fait parler les trésors du passé qu’on croyait morts et voici qu’ils proposent des choses tout autres que ce qu’on croyait tout en s’en méfiant. Il y a un maître ; on peut peut-être réapprendre à penser.
Alain Boutot, dans son Que sais-je ? sur Heidegger, écrit :
Une des raisons essentielles du succès professoral de Heidegger tenait à sa manière d’aborder les problèmes et les œuvres philosophiques qui tranchait avec l’enseignement académique et scolaire de l’Université.
Il suffit de comparer ces deux caractères, l’un faisant « vivre la pensée », l’autre abdiquant d’office son rôle et sa discipline, entonnant le refrain « ce que je fais ne sert à rien » : quelle différence inimaginable d’inspiration et de vitalité entre les élèves de l’un et ceux de l’autre, entre la saillance d’une intelligence éblouissante et l’assoupissement scolaire !
Dès lors, si ce professeur possédait conscience et franchise philosophiques (s’il était donc philosophe, en plus d’être enseignant), il devrait introduire son cours de « philosophie » comme cela :
Je suis devant vous en tant que fonctionnaire représentant de l’Etat, pas en philosophe. Je suis payé chaque mois pour vous enseigner la philosophie dans le cadre d’un programme défini par le Ministère de l’Education Nationale. Son objectif n’est en aucun cas de faire de vous des philosophes, mais de vous former à un certain nombre d’exercices dits philosophiques, qui ne sont pas à proprement parler acte de philosopher. En outre, mon travail s’effectue avec loyauté envers l’Etat français : je dois en promouvoir les valeurs et ne saurait les contredire dans cette salle de classe, car j’en serais alors sanctionné professionnellement.
Ayant dit ce que je pensais de l’enseignement de la philosophie tel qu’il est pratiqué, je me dois de présenter ma définition de la philosophie et de ce que je considère être sa suprême utilité – dans le cadre subjectif de ce qui serait ma barbarie.