Déjà exprimée par Kant et renouvelée par la responsabilité illimitée envers l’autre de Levinas, je reprends à mon tour la définition d’une éthique de l’hospitalité afin de former le fondement et la raison d’être de mon utopie. Il faut rappeler, en préambule, que la liberté de circulation figure d’ores et déjà dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
La liberté de circulation est le droit pour tout individu de se déplacer librement dans un pays, de quitter celui-ci et d’y revenir.
Mais cette vague et fébrile déclaration d’intention n’offre aucune liberté concrète d’aller et venir ni ne fonde les principes structurants du droit individuel à se mouvoir dans un monde recouvert d’Etats jaloux de leurs frontières. Entre un inefficace article de droit international (sic) et l’injonction morale à l’hospitalité, il existe un gouffre qui correspond à la différence entre de stériles palabres et la politique véritable.
Lois, ontologie et politique
Quelle légitimité y aurait-il à fonder un modèle de civilisation, un contrat civilisationnel, sur une éthique de l’hospitalité ? Pour Kant comme pour Levinas, mais pour des raisons différentes qui seront développées, une forme d’éthique de l’hospitalité est une nécessité humaine.
Dans ce texte, Klaus-Gerd Giesen présente, à travers l’analyse de Derrida, les conceptions de Kant et de Levinas à propos du « devoir de solidarité transnationale ». Pour commencer, il écrit à propos de Kant :
Chez Kant le sentiment de solidarité transnationale découle de l’appartenance de chacun à un « Etat humain général » qui place les individus, à l’échelle mondiale, « dans un rapport d’influence mutuelle extérieure ». Celui-ci fonde l’idéal d’une véritable « communauté pacifique et continue de tous les peuples sur terre », puisque « la nature les a tous ensemble […] enfermés à l’intérieur de certaines frontières », en dépit du fait qu’ils soient tous « en possession d’une partie d’un tout », ce qui conduirait les individus à avoir naturellement des « interactions l’un par rapport à tous les autres ».
Kant part de la constatation que les hommes sont « enfermés » dans un territoire limité (la planète terre) au sein duquel ils se trouvent nécessairement dans « un rapport d’influence mutuelle extérieure ». Bien que chacun soit en possession « d’une partie » de ce tout (Kant parle ici des peuples davantage que des individus), il est inévitable que des « interactions » aient lieu. Avec cet énoncé, Kant développe deux idées. Premièrement la nécessité d’une « solidarité » qui provient d’une contrainte (celle d’un monde fini) et non d’une volonté humaine. C’est à cause des limites du monde que l’homme va interagir, et il doit en outre le faire dans le cadre de rapports d’influence mutuelle qui implique que toute action rejaillit sur l’ensemble (y compris donc sur l’initiateur de l’action, par voie directe ou interposée). Deuxièmement, et c’est moins évident, que des interactions vont « naturellement » avoir lieu, et ce, bien que chacun soit en possession d’une partie du monde. Cette seconde assertion est discutable parce qu’elle émane largement d’une idéologie occidentale, civilisation de la curiosité, de la découverte et du voyage, mais aussi, Kant le souligne suffisamment, de l’asservissement (extrait du même texte) :
Kant ne trouve pas de mots assez durs pour dénoncer l’entreprise coloniale et le fait que les peuples indigènes y subissent la « soumission » et « un esclavagisme extrêmement cruel » et qu’ils sont forcés « de boire l’injustice comme de l’eau ». Le devoir de solidarité des citoyens de la métropole implique donc la dénonciation de la politique coloniale de leur propre gouvernement.
Le mot est lâché : politique. La solidarité dont il est ici fait mention n’est plus une contrainte naturelle, mais un « devoir », et ce devoir est un acte politique. Avec ce basculement, on ne peut plus parler du même concept de solidarité : Kant affirme une éthique de l’hospitalité. Mais pourtant, Kant ne distingue pas les concepts et tente de les confondre afin de pouvoir justifier par les lois de la nature sa politique d’hospitalité :
Dans la perspective kantienne il [le sentiment de solidarité transnationale] s’agit d’une communauté de tous les hommes et peuples qui s’ajoute au foedus pacificum interétatique [fédération d’Etats] du Deuxième Article Définitif.
Kant énonce bien une volonté politique à travers le foedus pacificum, mais n’inclut pas le devoir d’hospitalité dans celle-ci, mais au sein d’un universalisme guidé par les lois de la nature (la contrainte terrestre). Car Kant ne veut pas se contenter de définir l’hospitalité comme une somme d’actes individuels libres ; il veut bâtir une justice universelle au-delà des Etats :
Dans son Projet de paix perpétuelle Kant place le devoir d’hospitalité non pas dans les Premier ou Deuxième Articles Définitifs, mais dans le Troisième. Celui-ci concerne exclusivement les rapports transnationaux entre individus et populations. L’Etat en est absent. Cela signifie que le droit cosmopolitique kantien stipule un devoir inconditionnel d’hospitalité qui s’applique au citoyen individuel, et non pas à l’Etat. […]
Comme nous avons affaire au droit cosmopolitique, le devoir d’hospitalité intervient impérativement, le cas échéant aussi contre ou à l’insu de l’Etat. Ainsi, l’individu protecteur peut être appelé à exercer sa solidarité transnationale en accordant l’asile privé en s’opposant aux éventuelles tentatives d’expulsion de son propre gouvernement !
Kant conçoit donc l’hospitalité comme une justice universelle pouvant impliquer une désobéissance face à l’Etat. Mais cette désobéissance n’est pas de même nature que la désobéissance civile, qui est un acte politique fondateur : il s’agit ici de ce que l’on pourrait qualifier de militantisme politique, à savoir l’application d’idées politiques existantes. Pour Kant, se mettre hors-la-loi vis-à-vis de son gouvernement ne pose pas problème, à condition que ce soit pour respecter ses normes – le devoir qu’il a défini comme universel, et ce, par une simple proclamation de sa part. Entre la loi de Kant et celle d’un Etat, c’est donc celle de Kant qui doit toujours avoir le dessus, sans que nulle part une telle obligation ne soit instituée, confrontant l’individu au péril d’être condamné pour ses convictions. C’est le monde tel que nous le connaissons, et ce monde ne respecte en rien une quelconque éthique de l’hospitalité.
Pour Levinas, la question de la légitimité de l’hospitalité est ontologique et sociologique : en se demandant si « l’homme est un loup pour l’homme » ou si « l’homme est pour l’homme », et en adhérant à la seconde hypothèse, Levinas pense l’hospitalité comme l’état vertueux de la nature humaine, avant que certaines formes sociales ne viennent le corrompre. Giesen écrit :
L’éthique de Lévinas, à l’opposé de celle de Kant, n’est donc plus une morale des règles. Plutôt s’agit-il d’une sorte d’éveil originel, d’un « je » responsable d’autrui.
Cela signifie que, selon Lévinas, notre point de départ devrait être l’hospitalité originelle plutôt que l’état de nature permettant d’instituer ultérieurement une hospitalité politico-juridique.
Citant Derrida, Giesen poursuit :
Pour Lévinas, au contraire, l’allergie elle-même, le refus ou l’oubli du visage viennent inscrire leur négativité seconde sur un fond de paix, sur le fond d’une hospitalité qui n’appartiennent pas à l’ordre du politique…
Refus une nouvelle fois de la politique comme justification (ou absence de justification) d’une éthique :
Jacques Derrida estime qu’en posant uniquement l’hospitalité pré-originelle comme point de départ l’on reviendrait à commettre une erreur symétrique à celle de Kant. « La métaphysique de Lévinas, écrit-il, présuppose en un sens […] la phénoménologie
transcendantale qu’elle veut mettre en question. » […]Lévinas, en postulant la paix et l’hospitalité premières, se trouverait à l’antipode de l’hypothèse kantienne de l’état de nature originel et ne ferait qu’inverser le schéma initial. […] Ni l’un ni l’autre pôle ne permettrait, à lui seul, une fondation justificatrice d’une cosmopolitique à venir. […]
Ni l’état de nature originel ni l’hospitalité première, dont Derrida se sent tout de même plus proche, ne pourraient, à l’en croire, fonder quoique ce soit d’autre qu’eux-mêmes. Strictement rien ne pourrait directement en être déduit.
Par conséquent, s’il existe une ontologie, c’est celle de la liberté et du hasard humains : pas de programme, mais des événements, des naissances et des surprises. Et, pour se donner l’impression d’avoir une prise sur le monde, de refuser de sombrer dans la fatalité et le relativisme, la politique :
Dans Force de loi, [Derrida] élucide sa pensée : « L’origine de l’autorité, la fondation ou le fondement, la position de la loi ne pouvant par définition s’appuyer finalement que sur elles-mêmes, elles sont elles-mêmes une violence sans fondement. Ce qui ne veut pas dire qu’elles sont injustes en soi, au sens de ‘illégales’ ou ‘illégitimes’. »
Concept encadrant
Si la légitimité de la proclamation d’une éthique n’est jamais avérée, parce qu’elle est avant tout un acte politique, pourquoi alors ne pas avoir choisi la liberté, par exemple, ou encore l’égalité, qui sont des concepts plus fédérateurs et courants ?
Parce que l’hospitalité conditionne les moyens à mettre en œuvre afin d’aboutir au respect de sa propre éthique, et s’impose déjà aux concepts génériques de liberté et d’égalité en les cernant. L’hospitalité n’est pas un point de départ théorique, mais l’énoncé d’une problématique pratique, ce qui convient efficacement comme initialisation d’une utopie : simulation de la mise en œuvre de moyens en vue de vérifier leur capacité à atteindre les objectifs souhaités.
L’hospitalité possède en outre l’avantage d’être une vertu en soi : on peut discuter des méfaits d’une liberté ou d’une égalité extrêmes, émanant d’idéologies recomposées en politiques et causant de lourds dommages. Mais d’où viendrait le négatif d’une éthique de l’hospitalité poussée jusqu’au vice ? Étant pour chaque individu un devoir envers autrui autant qu’un droit concédé par autrui, une réciprocité permanente, la radicalisation de cette idéologie n’aboutit jamais qu’à une opposition toujours grandissante de ces mêmes droits et devoirs, qui s’équilibrent en permanence.
Enfin, la cause et le principe de l’hospitalité sont confondus : c’est le mouvement permanent des hommes (dans l’espace et le temps), le changement inéluctable. L’hospitalité existe parce que les individus se meuvent, se rencontrent et se séparent ; et l’hospitalité entretient la capacité des individus à se mouvoir, à se rencontrer et à se séparer.
Cette définition de l’hospitalité rend limpide son opposé : une absence de mouvement et de collision, une stase permanente. L’inhospitalité relève par conséquent moins d’un rejet d’autrui que d’une volonté d’immobilité. On parle de « milieu inhospitalier » pour désigner un écosystème au sein duquel la vie (notre vie, en réalité) serait particulièrement rude, voire impossible ; mais cet écosystème lui-même existe et se maintient comme tel, ce n’est pas un néant, il est « peuplé ». Ce milieu est inhospitalier avant tout parce que chaque chose y est réglée de manière à ce que les normes établies ne puissent être modifiées : l’étranger s’y sent tout de suite exclu, intrus, parce que rien n’est offert à son usage, rien n’est en surplus, rien ne déborde de cycles maîtrisés recommencés à l’infini.
L’utilité première de l’hospitalité est par conséquent d’échapper à cet état stationnaire moribond.
Pour la paix, la liberté, l’égalité et la pluralité
Partant de cette définition, le respect de l’éthique de l’hospitalité a des implications certaines.
Pour commencer : la paix. On pourrait d’abord penser que la paix correspond à un état stationnaire, s’opposant donc à l’hospitalité comme un ensemble de zones inhospitalières les unes par rapport aux autres, inamovibles et entraînant l’immobilité des individus qui les peuplent. C’est une paix glacière, pour laquelle « liberté » signifie « guerre » (cessation de la paix). C’est la paix des Etats-nationalistes.
Une autre ruse consiste à concevoir la paix par l’hospitalité du même. Le mouvement est permis, donc la liberté serait assurée, tout en garantissant la paix. A ceci près que rien ne s’approche plus d’un état stationnaire que la recombinaison permanente d’objets identiques. Des individus à identité unique qui se meuvent et se rencontrent inlassablement afin de subsister, voilà la description honnête d’une fourmilière. On n’y trouve ni liberté, ni hospitalité, en l’absence d’altérité possible.
Il faut enfin refuser l’idée commune que la paix est une absence de conflit. La paix est une absence de conflit violent (guerre militaire ou guerre civile), aucunement une absence d’oppositions. Au contraire, il semblerait que le conflit politique ne soit permis qu’au sein d’un espace de paix – car la guerre annihile la politique, et la politique cherche toujours à se substituer à la guerre. On peut de cette manière renverser le dicton de Clausewitz : la politique est le prolongement de la guerre par d’autres moyens ; ou dit autrement : la politique est le conflit par les mots, quand les armes se sont tues. La liberté du mouvement octroyé par l’hospitalité induit les conflits permanents qui se jouent. Mais, dans le même mouvement, l’éthique de l’hospitalité défavorise les conditions de la guerre. Pour éclater, la guerre doit s’opposer à l’hospitalité de deux manières :
- en rompant les échanges et le mouvement, la guerre permet de sédimenter le front sur lequel elle pourra se dérouler ;
- en désignant les individus comme des ennemis et non plus comme des hôtes, elle bouleverse les conditions de l’accueil, non plus bienveillant, mais belliqueux.
La guerre se conçoit alors comme absence d’hospitalité, et par opposition, l’hospitalité prévient la guerre : le respect d’une éthique d’hospitalité garantit le maintien de la paix.
Concernant la liberté, l’hospitalité respecte le principe d’un équilibre instable. C’est, comme déjà écrit, une réciprocité morale qui s’instaure et empêche les déséquilibres despotiques : si je dois accueillir l’autre, ce n’est pas me soumettre à sa volonté, car lui aussi est contraint de m’accueillir dans les mêmes conditions. Que la rencontre ouvre un foisonnement de conflits, voilà qui est bénéfique : c’est la liberté qui s’exprime sous sa forme politique. Et cette situation politique est rendue possible parce que l’hospitalité engendre le conflit des égaux.
Quant au risque d’aboutir, à force d’échanges, à une hospitalité du même contraire à la liberté, c’est douter du renouvellement humain : chaque naissance est l’origine d’un nouveau conflit, elle porte en germe le conflit. Si l’on conditionnait les générations futures de sorte qu’elles ne trouvent rien à redire à l’état des choses, on ferait entrave à l’hospitalité : ce serait nier que nos descendants puissent différer de nous, et leur retirer la capacité d’être autres, donc d’être tout court. En cela, l’hospitalité garantit donc aussi la pluralité, elle-même source de conflit, donc de liberté et de demande d’hospitalité.
Droit et religion de l’hospitalité
Si, contrairement à Kant ou Levinas, on cherche à concrétiser l’éthique de l’hospitalité, on doit se demander quelle organisation doit supporter cette institution juridique et ses règles, et quels droits et devoirs se posent pour les peuples (les citoyens) et les entités politiques.
Concernant l’instance juridique qui devrait faire respecter les principes de cette éthique, il faut revenir à ce que Kant n’a pas souhaité faire. Si Kant s’était résolu à considérer l’éthique de l’hospitalité comme un acte politique, son institution aurait fait partie du même mouvement que la « fédération d’Etats libres » (foedus pacificum) : il se serait agi d’une convention entre Etats, par les Etats, s’imposant à chaque Etat membre comme le respect de cette éthique. En refusant cette perspective politique, Kant s’est cantonné à légitimer une morale individuelle, certes théoriquement universelle mais dépourvue de tout espoir de concrétisation tant que les Etats règnent souverainement sur les peuples et leur imposent des lois qui visent avant tout à leur maintien inconditionnel.
Par conséquent, l’instauration réelle de l’éthique de l’hospitalité doit passer par son intégration au sein d’un contrat civilisationnel (ou constitution fédérale civilisationnelle – utopie métapolitique libérale) respecté par chaque entité politique (communauté et non plus Etat) qui y adhèrerait. L’organisation permettant de veiller au respect des règles de l’hospitalité serait dévolue à ce que j’ai nommé des « services supra-communautaires publics » (qui seront décrits de manière précise dans d’autres billets).
Concernant le contenu de l’éthique d’hospitalité, à savoir ses règles et leur application, on peut débuter avec la posture totale de Derrida, selon ce qu’en écrit Giesen :
[Derrida] rejette […] la distinction kantienne entre justice et charité. Selon lui, l’hospitalité est bien plus qu’un droit d’asile privé. Il proclame : « L’hospitalité, c’est la culture même et ce n’est pas une éthique parmi d’autres. En tant qu’elle touche à l’ethos, à savoir à la demeure, au chez-soi, au lieu du séjour familier autant qu’à la manière d’y être, à la manière de se rapporter à soi et aux autres, aux autres comme aux siens ou comme à des étrangers, l’éthique est hospitalité… »
De par là, Derrida tente de délimiter toutes les restrictions que Kant avait assignées au devoir de solidarité transnationale. Il ouvre l’hospitalité à un tel point que tout devoir moral devient une affaire d’hospitalité.
L’éthique est l’hospitalité, l’hospitalité est l’éthique ; tel est mon projet : une utopie d’hospitalité, organisée par et pour l’hospitalité (et susceptible de s’étendre à l’humanité, car c’est un humanisme). C’est un universalisme de liberté et de responsabilité (indissociables) qui paradoxalement consacre la pluralité (et ne peut exister que grâce au maintien de cette pluralité). L’hospitalité doit nécessairement dépasser le cadre trop restrictif du droit d’asile, qui est une main tendue qui n’implique pas nécessairement un échange poussé entre les parties.
Ceci étant posé, il faut découvrir les racines, la radicalité de cette éthique : ce en quoi elle peut et doit être résumée, son minimum. Car, pour paraphraser le designer Starck, le maximum d’une éthique qui revendique et s’appuie sur la pluralité, c’est son minimum. Derrida, pour sa part, énonce son maximum en critiquant les limites kantiennes de l’hospitalité :
Jacques Derrida salue l’ouverture kantienne à l’égard de l’étranger et du réfugié, mais regrette aussitôt que la référence à la possession commune de la surface de la terre, soit faite « surtout pour en exclure ce qui s’élève, s’édifie ou s’érige au-dessus du sol : habitat, culture, institution, État, etc. Tout ce qui, à même le sol, n’est plus le sol, et même si cela se fonde sur la terre, ne doit pas être inconditionnellement accessible à tout arrivant. »
Cela exclurait l’hospitalité en tant que droit de résidence et la limiterait aux seuls droits de visite et d’asile.
J’ai déjà abordé la question de l’impossibilité pratique du résident « désobéissant » ou « résistant » au sein de toute entité politique ; ce que Derrida souhaiterait, c’est que tout nouvel arrivant, qui a de fortes chances de se trouver dans cette situation de « résistance », car n’étant pas assimilé ou intégré, soit accueilli comme le propriétaire potentiel des lieux (du sol, des murs et de l’esprit) rendus « inconditionnellement accessibles à tout arrivant ». Ce n’est pas l’accessibilité que je critique, mais son inconditionnalité, c’est-à-dire l’absence critique envers l’autre, comme si la responsabilité envers autrui prenait la forme d’un sacrifice personnel, d’un martyr. A travers la citation de ce passage de l’ouvrage De l’hospitalité, Giesen précise le jusqu’au-boutisme de Derrida :
« L’hospitalité absolue exige que j’ouvre mon chez-moi et que je donne non seulement à l’étranger […] mais à l’autre absolu, inconnu, anonyme, et que je lui donne lieu, que je laisse venir, que je le laisse arriver, et avoir lieu dans ce lieu que je lui offre, sans lui demander ni réciprocité (l’entrée dans un pacte) ni même son nom. La loi de l’hospitalité absolue commande de rompre avec l’hospitalité de droit, avec la loi ou la justice comme droit. L’hospitalité juste rompt avec l’hospitalité de droit. »
Derrida parle à cet égard d’un véritable « impératif catégorique de l’hospitalité ».
En souhaitant rompre avec « l’hospitalité de droit », Derrida entrerait dans un systématisme aveugle. Giesen écrit : « Derrida cherche la solidarité transnationale au-delà du droit et de la charité, dans une sorte d’éthique absolue ». Que l’on puisse qualifier cette approche de religieuse n’est pas une critique en soi ; une approche religieuse est même souhaitable, si on l’admet comme telle, les yeux ouverts : la politique, menée à un tel degré d’intériorisation, devient religion. Toute civilisation est fondée sur une forme de religion, une conception implicite du monde et de l’éthique qui doit l’ordonner en ordonnant le comportement des individus.
Mais si l’on ne veut pas sombrer dans le fanatisme ou la trahison de principes inapplicables et contre-productifs (car affaiblissant les individus qui les respectent, et entraînant leur perte), il faut que cette religion, bien qu’inébranlable, soit encadrée d’une éthique de responsabilité. Or, ce que propose en ses termes Derrida constitue ce que serait un extrémisme de cette religion de l’hospitalité – projetée uniquement par une éthique de conviction et sans aucune responsabilité. Sa proposition pourrait certes être un optimum que certaines communautés pourraient tenter d’instituer, mais il serait anti-démocratique de vouloir la généraliser. Car dans ce cas, cette religion dépassant l’échelon individuel devient transcendance d’Etat, religion d’Etat, théocratie universelle d’un Etat mondial unique, n’accordant aucune place à la liberté des peuples.
Derrida poursuit cette logique parce qu’il penche en faveur de Levinas, pour qui le refus du droit est obligatoire car par le droit s’instituent des sociétés au fonctionnement pervers, qui éloignent l’individu de sa condition première – la responsabilité totale envers autrui. Pourtant, Derrida finit par renvoyer dos à dos Kant et Levinas dans leurs croyances et parle de « formes de solidarités à inventer » afin de dépasser toute vision figée de l’hospitalité, en la remettant en question tout en la réaffirmant par de nouvelles possibles voies. Giesen :
Dès lors, il s’agit de savoir comment transformer et faire progresser le droit cosmopolitique kantien, au-delà d’une conception purement politique et juridique, vers une hospitalité à la fois inconditionnelle et transnationale. Derrida parle à cet égard de « formes de solidarité à inventer ».
L’hospitalité serait forcément encore « à venir » : « l’hospitalité juste rompt avec l’hospitalité de droit ; non qu’elle la condamne ou s’y oppose, elle peut au contraire la mettre et la tenir dans un mouvement incessant de progrès ; mais elle lui est aussi étrangement hétérogène que la justice est hétérogène au droit dont elle est pourtant si proche, et en vérité indissociable« .
Ce faisant, Derrida se refuse à tout calcul, à toute forme de déduction théorique, et renvoie donc à l’empirisme cette démarche :
La simple déduction et le simple calcul semblent tout à fait inappropriés à Jacques Derrida, comme il l’explique dans L’autre cap : « Disposer d’avance de la généralité d’une règle comme d’une solution à l’antinomie […], en disposer comme d’une puissance ou d’une science données, comme d’un savoir et d’un pouvoir qui précéderaient, pour la régler, la singularité de chaque décision, de chaque jugement, de chaque expérience de responsabilité en s’y appliquant comme à des cas, ce serait la définition la plus sûre, la plus rassurante de la responsabilité comme irresponsabilité, de la morale confondue avec le calcul juridique, de la politique organisée dans la techno-science. »
En renouant avec la politique, l’éthique de l’hospitalité redevient affaire personnelle, subjective :
Derrida refuse de donner la moindre indication concernant l’exercice concret de la solidarité transnationale en tant que hospitalité première.
Il se contente de constater que le manque de tout fondement fait en sorte que la responsabilité de l’acte solidaire concret renvoie la question à chaque acteur. […] il estime avec Heidegger que la philosophie et la politologie occidentales – dont notamment Kant – ont fait fausse route et qu’il ne reste à l’individu, dans toute action décisive, qu’une seule boussole : l’écoute silencieuse et attentive à
l’appel de l’être en moi – geste qu’il appelle le mysterium tremendum, le secret non partageable avec autrui et qui fait trembler.
La croyance est donc inversée : de l’universalisme descendant, elle devient expression individuelle, « secret » terrifiant de sa volonté – de sa liberté, subjectivité toujours indécise. Ainsi le fanatisme est évité : si l’impératif catégorique est sans « fondement », son incarnation, sa concrétisation passe nécessairement par le truchement de volontés individuelles ou collectives. Et, dans le cadre particulier de l’éthique de l’hospitalité, cette volonté ne peut être individuelle (par opposition à Kant), mais de nature collective.
Il faut donc que s’incarnent des religions à travers les communautés, reflétant chacune de manière spécifique une éthique non plus universelle, mais civilisationnelle. La liberté et la pluralité sont conservées comme moyens de refaire, de réinterpréter. Si l’éthique de l’hospitalité est le socle de cette civilisation, la mise en œuvre de cette exigence appartient aux communautés, contraintes par une transcendance (chose qui les dépasse) qu’elles apprennent à domestiquer.
Mais la proclamation d’une éthique comme socle d’une civilisation suppose qu’on ne la remette plus en cause (sauf en quittant cette civilisation) : l’acte politique fondateur est une résolution prise et acceptée par ceux qui y adhèrent – il signe la fin de ce sujet politique, la fin d’une crise.
Principes fondamentaux de l’hospitalité
Les principes fondamentaux sont les règles qui ne se discutent pas, irréfragables. Elles sont apolitiques, non parce qu’elles n’ont pas de contenu politique, mais parce l’espace politique qui les décrète les admet comme des principes premiers, des axiomes. Parler à cet égard de religion n’est pas saugrenu ; d’après cet article : « Le terme latin religio a été défini pour la première fois par Cicéron comme « le fait de s’occuper d’une nature supérieure que l’on appelle divine et de lui rendre un culte » ». Chaque communauté rendra donc son culte à l’éthique de l’hospitalité.
Pour Levinas, l’éthique de l’hospitalité est première et son culte est donc le fait des hommes à l’état de nature. Il s’oppose donc à la formulation de règles qui seraient forcément contraires à ce comportement. Mais étant donné que nous vivons dans un monde de règles, le retour aux fondements de cette éthique ne pourrait se faire que suite à une période de désapprentissage. On ne peut cependant pas souhaiter faire table rase, car les chances de reproduire le même schéma qu’actuellement seraient identiques. Il faut donc parier, si l’on veut tenter d’approcher et de concrétiser la vision de Levinas, sur la possibilité d’une transition. Durant une période d’amorçage, l’éthique de l’hospitalité doit être d’abord garantie par le droit et l’autorité institués par un contrat civilisationnel. Certes, il ne s’agit donc pas de l’éthique de l’hospitalité telle que Levinas la définit, mais un chemin possible vers celle-ci. Premièrement, il s’agira de valider la viabilité d’une telle éthique. Puis, si elle démontre ses bienfaits, elle deviendra, par contagion, norme, us et coutume, intégrée de manière « naturelle » et impensée dans les modes de vie. Si l’on parvient à ce stade, on s’approchera probablement de la concrétisation de l’idée de Levinas. Une autre voie, plus rapide, est possible : dans cette civilisation nouvelle, dans cet espace civilisationnel garanti, les peuples sachant qu’entre eux la guerre est impossible, l’éthique de l’hospitalité levinassienne serait-elle immédiatement réalisée (c’est-à-dire, acquise dans les esprits) ?
Dans ces deux cas, l’instauration d’une civilisation nouvelle implique la proclamation de règles. Que ces règles soient celles de l’hospitalité ou celles pouvant mener à l’hospitalité importe finalement peu, car les moyens et les fins sont identiques dans chaque cas.
En préambule, il faut souligner que ces règles ne sont pas universelles, mais civilisationnelles. Par conséquent, si l’on transpose les idées de Kant telles qu’exprimées par Giesen :
Le réformateur qu’est Kant ne saurait tolérer un devoir de solidarité transnationale qui irait au-delà de la simple « participation par enthousiasme » et transgresserait une autre norme : celle de la non-intervention directe dans les affaires d’un autre Etat. Le soutien aux forces révolutionnaires doit rester moral, bien que leur action, si elle aboutit, contribue à la républicanisation des relations internationales et donc à l’élargissement du foedus pacificum, un succès important dans la marche de l’Histoire vers la paix perpétuelle et le progrès de l’humanité.
Le non-interventionnisme dans les affaires des entités politiques extérieures à la civilisation est une règle qui limite la portée de l’hospitalité, mais garantit son respect par toutes les communautés qui la composent. Le fait que de nouvelles populations soient rattachées à cette civilisation doit émaner de la volonté propre de ces peuples, qui en outre doivent avoir démontré leur volonté et leur capacité à respecter les règles absolues de cette civilisation. Ils doivent y parvenir par leurs propres moyens, et il est souhaitable qu’ils y parviennent afin d’élargir le périmètre de cette civilisation. Il n’est par contre pas souhaitable, contrairement à ce que Kant souhaiterait dans son cas, que l’humanité entière se rallie à cette civilisation, car son objectif n’est pas universaliste.
Le soutien « moral » dont peuvent faire preuve les communautés ne se limite pas à un simple encouragement, mais peut faire l’objet d’actions concrètes politico-économiques : les relations commerciales et diplomatiques, les partenariats divers, les échanges culturels, technologiques, etc. sont autant de moyens de renforcer certaines parties ou d’en affaiblir d’autres. Il faut par contre renoncer à toute forme de prosélytisme, qui s’apparente à une propagande et constitue donc une forme de violation de la volonté des peuples.
Une fois qu’un peuple a rejoint cette civilisation, le service-militaire agit selon son mandat de protection envers l’extérieur, comme une force d’interposition face aux velléités guerrières de l’Etat auquel appartenait ce peuple, ou des Etats voisins ou ennemis de l’Etat (si c’est un Etat entier qui rejoint cette civilisation), ou des ennemis intérieurs qui chercheraient à profiter de la transformation de cet Etat en communauté pour le déstabiliser (sans respecter les règles civilisationnelles, donc hors politique, par des moyens violents).
Pour appréhender les règles de l’hospitalité s’appliquant à l’intérieur de cette civilisation, prenons deux exemples extrêmes :
- Une ouverture inconditionnelle de la communauté : c’est une forme d’indifférence à autrui, donc de multiculturalisme, de superposition hétérogène de modes de vie, de langues, etc. Cette acceptation du changement incontrôlé de la société serait ce qui se rapproche le plus de l’approche de Derrida lorsqu’il parle « rompre avec l’hospitalité de droit » ;
- A l’opposé, une communauté fermée mettrait en place des règles drastiques d’entrée pour de nouveaux arrivants. Contrainte à l’éthique de l’hospitalité, elle devrait permettre (1) à n’importe qui (sans distinction préalable) de la rejoindre à condition que (2) cet individu respecte les critères d’entrée que cette communauté a établis. Ces deux propositions impliquent qu’il relève de la responsabilité de cette communauté d’offrir les moyens à tout individu d’arriver à atteindre les critères d’entrée qu’elle a fixés ; c’est elle qui doit supporter la charge associée à l’atteinte de ces objectifs par les entrants volontaires.
Entre ces deux extrêmes, autant de variations possibles, mais qui doivent toujours respecter ces valeurs fondamentales de l’éthique de l’hospitalité :
- libre circulation des individus (entrée et sortie),
- libre expression politique (démocratie, droit à la désobéissance civile),
- responsabilité envers autrui afin de rendre effectif son accueil comme membre libéré de la société, ou en d’autres termes : responsabilité pour toute communauté de garantir l’égalité politique (selon ses normes) des individus qui en sont membres.
Ces règles impliquent que toute communauté doit s’opposer à l’inhospitalité, donc non seulement attendre, mais encore prévoir l’arrivant : cela signifie œuvrer en cycle ouvert, donc consacrer une partie de l’énergie à l’accueil – une partie de l’énergie qui, dans une société en vase clos, trouverait son emploi dans la conservation et le renforcement du système inhospitalier.
Cette éthique de l’hospitalité signifie en outre qu’à l’intérieur de cette civilisation, les membres sont indifférenciés quant à leur capacité politique, quelle que soit la communauté à laquelle ils appartiennent à un instant donné.