Y’avait ce mec, qui me paraissait louche :
Un joueur de base-ball millionnaire qui vivait dans son van 70’s. Avec une belle barbe et une coupe de cheveux tout ce qu’il y a de plus hipster.
Je me suis demandé : est-ce que ce gars est un manouche ? Dans ce cas, je comprendrais. Bon, le van ne colle pas. Et il n’y a pas de manouches en Amérique du Nord. Si c’est une pathologie, je veux bien connaître laquelle. Peut-être une Into-the-Wildisation aigüe ?
Sauf qu’en cas de pépin, le gars a gardé sa carte bleue pour acheter de quoi manger au supermarché du coin… Et puis il va continuer à bêtement gagner son pain en jouant à la baballe.
Alors quoi ? Je ne peux pas m’empêcher de le rapprocher d’un ex-trader qui a fait fortune, prend sa retraite à 35 ans et profite du monde comme d’un terrain de jeu. Insouciant des réalités, surfant sur les existences (les vraies vies) de ses contemporains.
Car quand on n’a pas de domicile, non par contrainte, mais par choix, qu’est-ce qu’on est ? Un touriste. Du camping de millionnaire. On est en vacances, on ne produit rien, on profite. Des nantis en goguette :
Le voyageur est un perpétuel témoin, qui passe d’une société à une autre sans jamais demeurer dans aucune et […], consommateur étranger dans une collectivité laborieuse, il est l’image même du parasitisme. […]
Il s’agit de nier le monde ou de le consommer. De le nier en le consommant.
– Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Et quand on se penche sur la vision de ces gens, on défaille :
L’argent est le cadet de nos soucis. Je pars serein, sans angoisses, car je sais que nous pourrons compter sur la solidarité des uns et des autres. Je crois que quelque part on est nombreux à rêver d’un monde sans modernité.
Surtout compter sur la solidarité de papa-maman et des grands-parents nantis !
Et puis : rêver d’un monde sans modernité ! Mon Dieu ! Et ça continue de plus belle, on n’est pas à une contradiction près :
Contre toute attente, ils ne reviennent pas de leur voyage perdus et sans ressources. De leurs rencontres sont nées des opportunités diverses aux quatre coins du monde. «On part dans un voyage de 80 jours et on a 10 offres d’emploi après. On peut travailler pour l’ONU, pour la Commission Européenne, dans le tourisme pour une compagnie en Inde, comme ingénieur dans la Silicon Valley ou artiste à Chicago!», raconte Milan.
En gros, comment se faire une belle auto-promotion. Bravo les gars, vous êtes des as du marketing !
Voilà donc inventé le « bivouac mondial » ! Soit un repère de bourgeois : tout occidental, quel qu’il soit, est un bourgeois à l’échelle du monde – surtout lorsqu’il se comporte de la sorte. On est aux antipodes de l’errance de la Beat Generation, de l’authenticité d’un Nicolas Bouvier (L’usage du monde), ou du courage froid d’un navigateur en solitaire, ne laissant derrière lui qu’une trace d’écume sur l’océan. Ceux-là partent sans projet, sinon celui de vivre. Du clochard céleste de Kerouac, il ne reste aucune trace : on ne constate ici qu’un comportement de bon bourgeois terrien, armé de son sempiternel attirail à selfie. Kamel Daoud en parle parfaitement :
Vous parcourez des milliers de kilomètres pour rencontrer l’Autre ou sa culture ou ses paysages, mais à l’instant propice du rendez-vous vous sortez un bâton [de selfie] pour vous prendre vous-même en photo, consacrant votre solitude, la rupture du monde, le cloisonnement, l’indifférence à l’Autre. […] Le monde est un Prétexte. Il est un fond d’écran. […] Le bâton est cet écart strict de la civilisation de l’image, entre l’homme et la rencontre de l’homme.
Plus de quarante ans après l’invention du Walkman par Sony (1979), on retrouve une réponse à ce besoin d’isolement. Mais alors que le Walkman est un instrument urbain du quotidien qui permet d’améliorer ses conditions de vie en milieu hostile (transports en commun, par exemple), le bâton de selfie est un immonde saccageur de voyages et de grands espaces.
Comme on tombe des nues, il m’apparaît le besoin de rappeler quelques réalités à ces fumistes honteux, ces insultes sur pattes, ces tracts ambulants qui proclament mieux que n’importe quel grand capitaliste qu’ « il y a quelque chose de pourri en Occident » :
- N’avoir pas le sou est une damnation, pas une promenade.
- Être né du mauvais côté de la frontière, c’est avoir le mauvais passeport – et par conséquent, le mauvais destin.
Je me demande si ce genre de gugusse est compatible avec la ZADisterie ? Ils partagent le goût du camping et n’aiment pas trop la modernité. Mais ce serait aller vite en besogne. En réalité, ils sont à l’exact opposé : tandis que le bivouaqueur nie le monde ou ne le considère qu’à travers son nombril, le ZADiste fait du territoire, ou du terroir, un retour à la nature et une cause plus grande que sa vie. En cela, il faut octroyer au zadiste une totale sincérité, et une véritable considération pour le patrimoine qui l’entoure – qui n’est pas qu’une source de divertissement pour congés annuels. En gros, le zadiste serait cet imbécile don-quichottesque qui pense changer le monde depuis son tipi les pieds dans la boue, là où le bivouaqueur mondial est un véritable con narcissique.
La prétention ultime du bivouaqueur serait de penser être « différent » : de qui ? en quelle manière ? Ou « plus proche » : vraiment ? Quand rien ne nous contraint et que notre nationalité estampillée « made in Occident » est le meilleur sauf-conduit, la plus grande source de domination qui soit ?
Peut-être même est-ce au-delà de la prétention : une forme d’insulte cynique et un diabolique nombrilisme assumés.
De ce navrant comportement qui fait des émules, on conclura qu’il faut :
- soit assumer d’être dans la continuité et la conformation au modèle en cours, et ne pas jouer au porteur de bonne parole niaise ; faire profil bas, assumer d’être un touriste débrouillard, ni plus, ni moins,
- soit vivre un bout de sa vie dans le voyage, avec authenticité et quête de sens, comme ce témoignage le résume fort bien :
J’ai quitté mon emploi voilà une semaine et je m’envole pour le Pérou dans un mois, seule, avec uniquement un billet aller. Je laisse le destin, les rencontres construire mon voyage. Je ne me fixe qu’un objectif : grandir, me trouver, savoir qui je suis et ce qui me façonne. […] J’emporte bien sûr la peur avec moi dans mes bagages et je m’attends à vivre des moments difficiles.
[…] Je ne veux pas vivre avec l’impression d’avoir manqué quelque chose. Peut-être serai-je rentrée dans deux mois, dans six ou dans deux ans.
- soit, enfin, si l’on a quelque prétention à promouvoir des valeurs et à démontrer que des modes de vie alternatifs sont envisageables, employer son temps et sa force de travail pour construire et développer ses idées, pas simplement réaliser son auto-promotion.
Mais surtout ne pas fallacieusement prétendre à autre chose. Faute de quoi, cet indigeste bivouac mondial consiste à vendre le monde et à être un vendu, un nanti en goguette qui, avec une indécence qui frise l’obscénité, cherche constamment à tirer profit de ses rencontres, déboires et péripéties afin d’organiser sa médiatisation. Un conservateur en puissance, qui, loin de faire bouger les lignes de démarcation, les rend encore plus intangibles et sordides.