Le cynisme est la seule forme sous laquelle les âmes basses frisent ce que l’on appelle la sincérité.
– Nietzsche, Par-delà le bien et le mal
Au détour de mes lectures de presse, je n’ai pu m’empêcher de remarquer le formidable conformisme de pensée de notre patronat mondialisé. Ces grands patrons d’entreprises mondiales semblent hantés par la même mégalomanie messianique : une foi en eux-mêmes et en leur rôle fondamental au sein d’entreprises qui font chaque jour un monde meilleur.
Deux exemples en particulier : Carlos Ghosn (PDG de Renault-Nissan) et Patrick Pouyanné (successeur de l’écrasé Christophe de Margerie aux commandes de Total).
Les interventions de ces grands patrons auprès des médias sont toujours un savant mélange de communication promotionnelle et de pseudo-expertise sur leur domaine (en réalité, ils ne comprennent que les executive summaries – notes pour les décideurs – que leurs équipes rédigent à leur intention).
Voyons de quoi il retourne.
Pouyanné, soutenable et social
Pour Pouyanné d’abord, les énergies fossiles ont de beaux jours devant elles (et Total aussi, par conséquent….) :
Le monde a besoin d’énergie et les énergies fossiles (pétrole, gaz, charbon) continueront d’assurer 70 % des besoins dans les 20 à 25 prochaines années.
Vous trouvez ça effrayant ? A l’heure où l’on parle de plus en plus d’écologie mondiale et de réduction des gaz à effet de serre, à l’approche de la conférence des Nations Unies COP21 ? Le vocable « développement durable » n’aurait-il pas encore gravi les étages de la tour Total pour arriver dans le bureau de Pouyanné ? Mais bien sûr que si ! Jugez vous-mêmes :
Trois milliards d’êtres humains n’ont pas accès à l’énergie, ce n’est pas soutenable. L’accès à l’énergie n’est pas qu’un enjeu environnemental, c’est aussi un enjeu social.
Ce n’est pas « soutenable » ! C’est même intolérable ! Heureusement, le patron de Total est là pour relever les manches et répondre vaillamment à cet « enjeu social ». Nous devrions être bénis d’avoir de tels humanistes à la tête du CAC40 !
Ghosn, la motorisation africaine pour l’emploi
Ghosn, ce sont les nouveaux débouchés permettant de vendre ses boîtes à roues qui l’intéressent. Après la Chine, l’Afrique, nous dit-il :
N’oubliez pas le réservoir de consommation colossal de ce pays ! Un seul exemple : la Chine est le premier marché automobile mondial avec plus de 20 millions de voitures vendues par an ; or 80 % de ces véhicules sont vendus à des gens qui s’achètent leur première voiture !
L’Afrique d’aujourd’hui, c’est la Chine d’il y a vingt ans. Il n’y a qu’à voir les projections démographiques : dans vingt-cinq ou trente ans, nous serons neuf milliards d’habitants sur la planète, contre sept milliards aujourd’hui. Or la moitié de la croissance de la population mondiale, soit un milliard d’individus, sera localisée en Afrique !
Ghosn se frotte les mains ; un filet de bave glisse insidieusement de la commissure de ses lèvres :
Imaginez le potentiel du Nigeria, avec ses 170 millions d’habitants, à peine moins que les 200 millions de Brésiliens. Aujourd’hui, il se vend à peine 50 000 voitures neuves chaque année au Nigeria, contre 3 millions au Brésil…
Mais qu’attendent-ils, enfin, ces Africains, pour devenir de bons ENUCs ?
La seule question, c’est de savoir quand s’y produira l’accélération soudaine de richesse qu’on a constatée en Chine, celle qui a fait gonfler le marché automobile de deux millions de véhicules quand Nissan est arrivé, en 2002, à dix fois plus aujourd’hui.
Hé oui ! « L’accélération soudaine de richesse » ! Ghosn l’attend comme on attendrait Godot. « Je la sens, la croissance ! » lui aurait susurré Hollande au salon de la moissonneuse-batteuse-lieuse l’automobile (la réalité, c’est que Ghosn avait oublié les clefs du véhicule sur le siège où s’installait Hollande).
Nous avons calculé que le revenu annuel moyen par habitant devait progresser jusqu’à un niveau compris entre 8 000 et 10 000 dollars pour constater une forte progression d’achat d’automobiles.
Entre 8 000 et 10 000 dollars annuels ! Y’a plus qu’à en parler aux partisans du revenu de base ! Comme ça, hop, une auto pour tout le monde ! Mais je vois déjà la suspicion poindre sur votre visage (si si, par le trou de la webcam). Vous vous dites : « quand même, toutes ces voitures, ce ne serait pas un peu trop ? » Rassurez-vous tout de suite :
C’est un cercle vertueux, car être motorisé, c’est aussi avoir accès pour soi et ses proches à une éducation, à un travail…
Ah, si c’est un « cercle vertueux », alors, pardon, on avait mal compris !
Généralisation et conséquences
C’est donc la vision des grands patrons mondialisés. C’est par là qu’il faudrait commencer pour comprendre leurs valeurs, leur « morale » si l’on veut utiliser un grand mot pour décrire de mesquines ambitions.
On retrouve chez ces deux « capitaines d’industrie » le même chant de vertu factice, cachant mal le business model à l’ancienne de l’accroissement de la production et du mythe de la croissance infinie. Car ces hommes n’ont en aucun cas la volonté d’inventer des alternatives au développement économique occidental que nous avons connu et connaissons encore. Ils veulent faire de la confiture dans les vieux pots. Mais les temps ont changé et font mentir l’adage : les vieux pots sont rouillés.
Les grandes puissances occidentales essaient tant bien que mal (et avec plus ou moins de bonne volonté) de réorienter leur modèle économique pour le rendre durable (soutenable) et conseille habilement aux pays en développement d’adopter des conduites vertueuses ; ce seront les grands enjeux de la conférence sur le climat COP21 : montrer l’exemple pour que les autres le suivent (toutes choses égales par ailleurs d’ici décembre 2015 : garantie d’échec, évidemment).
Mais le patronat mondialisé ne l’entend pas de cette oreille. Pour eux, les pays en développement sont des fournisseurs en devenir de futurs ECO (« Equivalent-Consommateurs-Occidentaux », ça fait ECOlogique, c’est génial !) ou ENUC (c’est beaucoup plus significatif et véridique) à la fois en termes de pouvoir d’achat (revenu par habitant) que d’habitudes de consommation (accumulation et gaspillage) et de culture (consumérisme, relativisme et bougisme).
Il paraît totalement naïf de croire à cette fable, mais cela semble le seul espoir de ces modèles économiques et de leurs promoteurs, des cinquantenaires à l’œil rivé dans le rétroviseur, qui, confortés par des oracles à la petite semaine, raisonnent ainsi :
Demain sera comme hier, en plus nombreux : plus on est de fous, plus on consomme !
Leçons de morale (on ne se refait pas)
On rappellera ceci à M. Ghosn :
- Les africains sont déjà motorisés et mobiles (il paraît même qu’ils traversent beaucoup la Méditerranée, en ce moment…), avec de la récupération de vieux véhicules en « fin de vie » (d’un point de vue occidental) et l’utilisation de vieilles bécanes pétaradantes. Tout cela tient avec quelques bouts de ficelle, mais roule ! Avec des connaissances sommaires en mécanique et de l’huile de coude, une vieille guimbarde rustique a une durée de vie quasi-illimitée : les kilométrages en millions sont légion en Afrique et inexistants en Occident. Vouloir exporter et imposer le modèle de l’obsolescence programmée n’est pas vraiment un cadeau à leur faire…
- Le travail et l’éducation ne sont en rien liés à l’accroissement de l’utilisation d’un moyen de locomotion individuel motorisé, mais relèvent de toutes autres problématiques socio-politiques garantissant une stabilité et un avenir à un pays et à sa population.
Et pour M. Pouyanné :
- L’accès à l’énergie ne se limite pas (et ne doit surtout pas se limiter) aux énergies fossiles.
- Parler d’enjeu social quand on s’appelle Total (ou BP, ou Shell, etc.) est une insulte pour les peuples soumis aux dictatures militaro-pétrolières corrompues et largement subventionnés par ces multinationales afin de garantir la sécurité de leurs exploitations.
Pour les deux : il est un peu tard, après des décennies d’indifférence (dans le meilleur des cas) ou d’exploitation sans scrupule des populations et de leurs ressources locales (dans le plus vraisemblable), pour porter un message d’espoir digne d’un chevalier blanc nimbé de vertu et de promesses de lendemains qui chantent.
Ah, cynisme, quand tu nous tiens !