Le mythe de la croissance économique infinie

Tout comme le « capitalisme » ne peut être confondu avec cette forme particulière qu’est le « capitalisme bourgeois », la « croissance » (ou développement, ou progrès) ne saurait être restreinte à la croissance économique. C’est de cette dernière précisément dont je vais parler ici, ayant déjà donné mon point de vue sur la croissance (tout court) et ses détracteurs ici et . Mais de mauvaises habitudes poussent la plupart des personnes à dire « croissance » quand ils désignent en réalité la croissance économique – choses mal nommées qui ajoutent donc du malheur au monde, selon l’expression de Camus.

Quelles sont les tendances pour demain : croissance économique, seras-tu là ? Stagnation séculaire à venir ou simple mouvement cycliqueun bon vieux Kondratiev-Schumpeter, notamment, mené par les avancées technologiques ? Rien ne sert de demander aux oracles, nous avons toutes les cartes en main (ou, à défaut, il faut nous en doter) pour créer le monde que nous désirons, et cesser de vivre dans celui que nous subissons : la fuite en avant cynique du capitalisme bourgeois et sa dévotion au mythe de la croissance économique infinie, dont je veux exposer ici les rouages.

Tendances à l’œil nu

En cette moitié de l’année 2016, les chiffres ne sont pas bons. La planche à billets tourne toujours à fond chez la FED, la BCE, la Banque du Japon, etc. Jean-Luc Ginder écrit dans cet article :

Nous allons être témoins d’une vague de décisions visant à déverser beaucoup d’argent pour maintenir le système. La banque centrale américaine n’augmentera pas ses taux d’intérêts comme cela était programmé. On peut se demander si la banque centrale européenne continuera à injecter de plus en plus d’euros. Amis, nos problèmes ne trouveront pas leur solution dans cette posture. […]

Ce qui s’annonce est une catastrophe économique globale et majeure. La stratégie qui consiste à ouvrir largement les vannes financières ne fera que retarder le processus en marche. Elle confirme qu’il n’y a plus de pilote et dramatiquement il n’y a plus de cabine de pilotage en France, en Europe, ni ailleurs dans le monde.

Mais la croissance économique ne vient pas, ni l’inflation d’ailleurs, ni ici, ni chez les BRICS, et pas davantage en Afrique. C’est qu’en réalité, si l’on suit la thèse de Piketty, il n’y a jamais eu de croissance économique « forte » (supérieure à 3%) sur de longues périodes. Dans son pavé (Le capital au XXIe siècle), il écrit (extrait issu de ce blog) :

D’après les meilleures estimations disponibles, le taux de croissance du PIB mondial a été en moyenne de 1,6% par an entre 1700 et 2012, dont 0,8% par an au titre de la croissance de la population, et 0,8% par an au titre de la croissance de la production par habitant. De tels niveaux peuvent sembler faibles eu égard aux débats actuels, où l’on considère souvent comme insignifiants les taux de croissance inférieurs à 1 % par an, et où l’on s’imagine parfois qu’une croissance digne de ce nom se doit d’être d’au moins 3 % ou 4 % par an, voire davantage, comme cela était le cas en Europe lors des Trente Glorieuses, ou en Chine aujourd’hui.

Il est intéressant de noter que la croissance peut être décomposée selon deux axes : croissance de la population d’une part, et augmentation de la production (donc gains de productivité) d’autre part. Il est clair que l’on peut se demander comment, en Occident, avec une croissance démographique nulle et des gains de productivité dont on se demande d’où ils pourraient venir (la « révolution numérique », comme je l’ai déjà signalé, est derrière nous), on pourrait espérer une croissance « forte ». Piketty écrit :

Mais, lorsqu’il se répète sur une très longue période, un rythme de croissance de l’ordre de près de 1 % par an, pour la population comme pour la production par habitant, tel que celui observé depuis 1700, est en réalité extrêmement rapide, et sans commune mesure avec les croissances quasi nulles observées au cours des siècles précédant la révolution industrielle.

Mais on est entré dans un système économique qui ne se satisfait pas d’une croissance avoisinant les 1%. Il lui faut du jus, bien au-dessus des 3% sacrés. La croissance économique, c’est la promesse de bras à occuper (selon la loi d’Okun) et de salaires en hausse (courbe de Phillips), qui sont les seuls remèdes que s’est trouvée une classe politique déficiente afin de conserver (le mot juste !) un semblant de crédibilité (« nous sommes seuls garants d’une croissance économique forte ») et la paix sociale – car des emplois sans salaires en hausse (mini-jobs, précarisation), ou des salaires en hausse sans création d’emplois (chômage de masse contre emplois protégés), c’est à chaque fois une manière de conforter les insiders et de délaisser les outsiders, et de promettre sans tenir, engendrant de larges mouvements de laissés-pour-compte mécontents :

La montée en puissance du Front national en France, de Pegida en Allemagne ou de l’extrême droite en Autriche, le soutien pour le Brexit et la prise de contrôle du Parti travailliste par Jeremy Corbyn en Grande-Bretagne, les succès électoraux de Bernie Sanders et Donald Trump aux États-Unis, la paralysie politique en Espagne, la liste est encore beaucoup plus longue. Ces événements montrent qu’une colère grandissante fermente dans les pays démocratiques.

 

Dans un esprit similaire à celui de Piketty, Robert J. Gordon décrit la période 1750-2000 comme unique en son genre, et peut-être unique tout court dans l’Histoire humaine. Dans ce document, il présente les trois révolutions industrielles :

  1. de 1750 à 1830 : vapeur et chemins de fer ;
  2. de 1870 à 1900 : électricité, moteur à explosion, eau courante, communications, loisirs, chimie, pétrole ;
  3. de 1960 à nos jours : ordinateurs, Internet, téléphones mobiles.

Selon lui, la deuxième révolution industrielle a été de loin la plus importante en termes de croissance, et ce jusqu’en 1972 (choc pétrolier), période après laquelle, une fois toutes les inventions dérivées de cette révolution réalisées (transport aérien, air conditionné, autoroutes), la productivité a largement décru, jusqu’à un bref renouveau entre 1996 et 2004, qui correspond au cœur de la révolution numérique. Pour conclure, Gordon déclare que d’une part, toutes les innovations de très grande envergure, telles que l’urbanisation, les transports, la libération des femmes, ou encore le chauffage et la climatisation, ne peuvent arriver qu’une fois (il donne l’exemple de l’aviation, en disant que depuis 1958 et la mise en service du Boeing 707, la vitesse des vols n’a pas augmenté, et a même baissé en raison des coûts du pétrole), et d’autre part, le nouveau contexte présente des difficultés ou des limites à la poursuite de la croissance à un rythme élevé : démographie, éducation, inégalités, énergie et environnement, et dettes nationales et individuelles.

Croissance du PIB per capita
Croissance du PIB per capita (Gordon) : vers un retour à long terme et de long terme sous les 0,5% ?

 

Au-delà de l’improbabilité de voir se réaliser une croissance économique soutenue par des taux de 3% et plus, on peut se demander si le schéma de poursuite à tout prix de cette croissance relève d’une nécessité indépassable ou constitue simplement un socle politique jamais remis en cause par « l’élite occidentale » (et qui ne se laisse pas remettre en cause) ?

 

Nécessité ou politique ?

Ma réponse est évidente : politique, d’abord, et nécessité ensuite, parce que l’on décide (plus ou moins sciemment) de souscrire à une politique qui, logiquement, mène à cette course à la croissance. La naissance du mythe se produit lorsque la conscience politique est oblitérée : lorsque l’on oublie qu’au-delà de l’utilitarisme de la politique de libération, qui est le quotidien banal et répétitif auquel nous sommes confrontés chaque jour, plane la possibilité d’une politique de liberté, alors on entre de plain-pied dans la croyance – qui plus est quand cette croyance se dissimule à elle-même et à ses croyants. Comme le dit Dominique Méda dans cet entretien :

Depuis Adam Smith et ses Recherches sur la nature et la cause des richesses des nations, nous considérons que la production est au centre de la fabrique du lien social. Nous pensons que sans croissance nos sociétés vont s’effondrer.

Depuis la fin des Trente Glorieuses, nous implorons le retour de la croissance, nous scrutons l’horizon, nous consultons fiévreusement les augures. Malgré tous les discours sur un autre développement possible, nous continuons à croire dans la mystique de la croissance.

Car la croissance, c’est le remède à tout, c’est la voie de salut, c’est la rémission des pêchés, c’est Dieu sauveur, notre arche de Noé du troisième millénaire – Arche de Noé 2.0 (ou 3.0), comme on dit connement de nos jours. Daniel Cohen écrit, d’après cet article :

La croissance est la religion du monde moderne. Elle est l’élixir qui apaise les conflits, la promesse du progrès indéfini.

Formule magique, bénédiction, Graal de la résurrection, solution à toute chose, la croissance économique est notre horizon, et nous chérissons sa présence autant que nous craignons sa disparition : c’est notre ciel qui menace de nous tomber sur la tête si nous cessons de le vénérer. La croissance économique infinie est en tous points un mythe, tel que le définit Agnès Lejbowicz dans son ouvrage Philosophie du droit international :

Le mythe est une parole d’enchantement résolutive des conflits.

Pourtant, comme tout mythe, ce n’est qu’une parole, une vapeur : il faut qu’un grand nombre souscrive au mythe pour qu’il prenne forme. Ce mythe dit : « demain sera meilleur qu’hier », ou encore « en respectant mes règles, vos descendants auront une vie encore plus agréable que la vôtre ». Mais après l’accélération des Trente Glorieuses, la figure épique du self-made man et de l’argent roi des années 1980 et les soubresauts vite contrariés de la « nouvelle économie », le mythe s’émiette et, bien qu’une majorité en soit toujours complice, le conflit des générations menace. Mais, davantage qu’une croyance désormais émoussée à ce mythe, c’est l’absence d’alternative qui gouverne les esprits – et le règne du relativisme, ou du cynisme égoïste de court terme. C’est pourquoi, comme le déclare Tim Jackson :

La remise en question de la croissance est vue comme le fait de fous, d’idéalistes ou de révolutionnaires.

Pour les pépères et les pantouflards, rien ne paraît plus dangereux que de questionner la croissance économique infinie : c’est qu’une apparence d’ordre conduisant au chaos demeure un sursis (« on ne sait jamais, peut-être y échappera-t-on »), tandis qu’un chaos immédiat serait une condamnation effective. Mais remettre en cause la croissance économique, c’est précisément l’objectif d’échapper au chaos, maintenant et demain. Tim Jackson ajoute :

Mais cette remise en question est indispensable.

Indispensable, parce que, dit Kenneth Boulding :

Quiconque croit qu’une croissance exponentielle peut durer toujours dans un monde fini, est soit un fou soit un économiste.

Et j’ajoute : « soit un homme politique professionnel ». Car il semble que les économistes, dont Piketty, soient plus raisonnables à ce sujet. Dans cet article, on peut lire :

Les économistes classiques, avec Malthus ou Stuart Mill, supposaient que les économies tendaient vers un état stationnaire, état dans lequel population et revenu par personne ne changent plus. Aujourd’hui, le modèle principal de l’analyse économique de la croissance – le modèle de Solow – aboutit lui aussi à un état stationnaire.

Mais le croyant au mythe de la croissance économique infinie, s’il finit par concéder que la terre dispose de ressources finies et d’une capacité d’accueil d’êtres humains elle aussi limitée (bien que l’on ne sache pas la quantifier pour le moment), affirmera ceci : « le monde ne suffit pas ».

Le monde ne suffit pas
Mais non, tu n’es pas à l’étroit ! (Le monde ne suffit pas, 1999)

Il pensera à prendre la route de la colonisation planétaire, comme dans les œuvres de science-fiction. « Il n’y a pas d’autre alternative » (TINA), nous dira-t-il. « La terre mourra un jour, mais nous pouvons lui survivre ». Voici comment un individu qui passe sa vie à raisonner à court terme prend soudainement de la hauteur de vue : il se projette à des milliers d’années dans le futur. Mais entre un présent constitué par une succession monotone de journées et avant l’avènement de la civilisation spatiale omnipotente, comment allons-nous vivre ? A cette question, il répond par un pragmatique conservatisme : suivons cette route bien droite qui a l’air sûre et convenablement balisée, et la science nous sauvera.

 

Désintoxication

Afin de cesser d’agir irrationnellement, dans cette perpétuelle fuite en avant, il est grand temps de cesser de nous laisser endormir par la berceuse du dieu croissance. Daniel Cohen propose :

Plutôt que la méthode Coué qui consiste à constamment parier sur une croissance haute, il vaut mieux admettre que le devenir de la croissance à long terme est impossible à prévoir, même à l’échelle d’une décennie, et agir de manière à protéger la société de ses vicissitudes.

Quelles sont donc ces « vicissitudes » dont il faut se protéger ? En fait, je crois qu’il vaudrait mieux prendre les choses sous un angle plus positif et volontariste, moins réactif – en un mot, plus politique : poser non pas la question de quoi il faut se protéger, mais de ce que l’on veut obtenir, du chemin que l’on choisit de suivre – ayant définitivement fait le deuil de celui de la croissance économique infinie. A ce propos, j’ai justement tracé la voie de la frugalité, qui n’est pas une décroissance, dans le sens où cette frugalité propose d’inscrire un programme d’alter-croissance, c’est-à-dire d’inscrire la possibilité d’un nouvel infini (d’un progrès infini, toujours continu, toujours en évolution positive et subjective) dans un monde fini. A la question de Leonardo Boff :

Une terre finie peut-elle supporter un projet infini ?

La réponse est mille fois « oui », mais ce projet infini ne peut pas être celui de la croissance économique infinie, c’est-à-dire celui du système capitaliste bourgeois occidental actuel. Car ce dont nous disposons d’infini (ou approchant), c’est le temps, et à travers lui, l’accumulation patrimoniale et le renouvellement des expériences humaines, des situations, des connaissances – à condition que nous ne perdions pas la mémoire de l’Histoire ni des savoirs, et que nous n’oubliions pas la permanente quête de sens à laquelle nous sommes et resterons astreints.

Pour ceux qui soutiennent qu’en dehors de la croissance économique, il n’est point de salut, toute pensée alternative émanerait d’enfants pourris-gâtés ; Delhommais écrit, par exemple :

Il faut prendre la doctrine de la décroissance pour ce qu’elle est […] une lubie de gosses de riches parfaitement égoïstes. Mais cela va généralement ensemble.

Je ne redirai pas à quel point la croissance économique est distribuée de manière inégalitaire dans le monde ni comme le modèle de développement actuel profite d’abord et surtout aux pays développés qui en font la promotion – dans une forme de néocolonialisme. Il n’est pas question de proférer que se nourrir, se vêtir, se soigner, se loger, ou être en sécurité correspondent à des demandes de croissance économiques illégitimes ! Que les besoins primaires soient satisfaits, et qu’ils le soient en priorité, c’est une chose que l’on ne peut cesser de demander.

Mais à vrai dire, il s’agit moins de répandre la croissance économique à haute dose que de satisfaire aux exigences de l’Etat de droit, à l’éducation des peuples, à la représentativité démocratique des gouvernants, au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, etc. Toutes choses qui ne sont pas économiques, mais qui sont indispensables au bien vivre. Pourvus d’un cadre stable et sécurisant qui écarte les menaces de violence et de spoliation, les gens se débrouillent très bien pour édifier un toit au-dessus de leur tête, cultiver la terre, faire progresser la médecine et vivre en toute quiétude. Bien entendu, les choses sont plus complexes à mesure que l’on souhaite les complexifier : il faut des systèmes de santé, des systèmes scolaires, des infrastructures (de transport, de communication, d’énergie), etc. Mais précisément, quand la croissance économique impose que tout soit fait, la politique consiste à choisir ce qui doit être fait, tenant justement pour hypothèse centrale que tout ne peut être fait. Les limites de la croissance économique et les limites des ressources à notre disposition nous imposent de distinguer richesses éphémères (consommables) et richesses durables, ou patrimoniales, c’est-à-dire d’instaurer une définition précise du capital, et de s’y tenir en tant que société (ou civilisation) : ceci constitue l’acte politique fondateur, qui soulève le problème de fond : comment distinguer liberté (de produire et de consommer) et gaspillage ?

Si la croissance doit être faible, ou nulle, sur le long terme, alors il faut prendre en considération cet état de fait pour en tirer le meilleur parti : fin de la surconsommation et du gaspillage, économie plus frugale et responsable, prise de conscience de la fragilité de l’écosystème humain et naturel. Ce que l’on nomme durable, ou soutenable (« sustainable »), est un équilibre instable : c’est la recherche du progrès sans croissance économique « classique » (c’est-à-dire par l’accroissement perpétuel du cycle production-consommation). A court terme, les richesses peuvent être générées par une utilisation de matières premières (destruction) et d’énergie (consommation), pour la fabrication de produits consommables de nature périssable. On peut nommer ce type de création de richesses « gaspillage », puisque l’on dégrade des ressources pour produire des déchets à vive allure. Cela est néanmoins pris en compte comme un accroissement du PIB. A long terme, une production de richesses durable, ou patrimoniale, consiste à fabriquer des moyens futurs de développement, c’est-à-dire des infrastructures, matériel et machines à la fois conçus pour durer et fournir un accroissement de productivité sensible. Au mythe de la croissance infinie qui postule que l’on ne peut progresser qu’avec un PIB en augmentation, il faut opposer et substituer un autre mythe : celui du progrès sans hausse du PIB (ou avec une hausse lente, correspondant à l’augmentation de la population et à la création d’infrastructures durables), mais par la hausse d’une multitude d’autres facteurs humains.

Dans cette optique, on ne peut pas limiter la croissance à son aspect économique, ni donc mesurer la croissance en fonction d’un indicateur purement économique tel que le PIB, aveuglément, sans prise en considération des réalités politiques et sociales : la poursuite infinie de la croissance, ou plutôt de diverses formes de croissance, devient l’espoir d’une humanité libérée de ses entraves primitives, de ses impératifs de survie (besoins primaires satisfaits), ayant mis un terme à son aliénation au travail productif, et libre de devenir sans cesse et à jamais, de se renouveler toujours, d’envisager l’autre, d’accueillir l’autre et d’être autre. Voilà ce dont nous croyons manquer et dont nous disposons pourtant en quantité illimitée : le temps. Nous courrons après le temps parce que nous nous sommes fixés une cadence de vie rapide, avec pour horizon une multitude de plaisirs divers, qui ne forment en rien une vie, mais simplement une série de clips partagés sur les réseaux sociaux. Comme des gamins impatients, égoïstes et capricieux, nous voulons tout, tout de suite, pour nous, et nous moquons du reste du monde, présent et à venir.

 

Peut-être est-ce effectivement un autre mythe que de penser possible le progrès de l’humanité, que de croire en la notion même de progrès. Et sans doute se trompe-t-on encore si l’on met le progrès au singulier. Mais le fait de croire en des progrès, comme des progressions variées et nombreuses, c’est croire en la capacité vitale de l’humain, en sa fertilité supérieure à ses instincts de mort et d’auto-destruction, en sa grandeur, pour tout dire. Et si l’on ne croit pas au moins en cela, alors le règne du relativisme sera effectif – et nous ne vaudrons pas davantage que notre poids en viande. Mais peut-être le mythe de la croissance infinie est-il déjà un relativisme. Il recèle quelque chose de morne et désabusé, profondément ancré comme une impression de poursuivre une Histoire qui semble écrite d’avance et à laquelle on ne peut ni ne doit se refuser. C’est une myopie du temps présent, une absence de volonté provoquée par une disparition du sens qui conduit à se raccrocher au plus petit dénominateur commun, un comportement quasi-instinctif et animal : il faut continuer à vivre, et chaque jour suffit sa peine. Ainsi, le mythe de la croissance infinie correspond moins à un mode de vie qu’à une nécessité de survie.

 

Le mythe et ses dépositaires

Pense-t-on suffisamment à ce que l’on sacrifie à la croissance économique, aux choix implicites, jamais affirmés ni lisibles, de ce modèle ? Bien entendu, il n’est pas question d’y penser lorsque des périodes florissantes de croissance économique profitent au plus grand nombre (j’entends par là : au plus grand nombre dans le monde occidental) – et ce, même si le partage des gains est largement inégalitaire. Que m’importe d’engraisser la haute bourgeoisie si moi-même je m’engraisse, si l’électricité et l’eau courante améliorent considérablement mon quotidien, si non seulement je mange à ma fin, mais qu’en outre je peux épargner, si mes enfants peuvent fréquenter l’école et prolonger leurs études, et si enfin mon travail est moins pénible et que je bénéficie de congés payés ? Certes, le contrat est asymétrique, et je n’en suis pas dupe, mais il joue en ma faveur malgré cela. J’ai peut-être une détestation des riches, mais les servir, c’est aussi me servir – et cette servitude volontaire, je la préfère finalement à une liberté de chien errant.

Le plus puissant argument d’adhésion à ce mythe, ce sont les progrès médicaux, de la baisse de la mortalité infantile à l’augmentation de l’espérance de vie, en passant par la vaccination et les soins qui nous paraissent désormais les plus triviaux. Dans cet article, on peut lire cet exemple évocateur :

Nathan Rothschild, à sa mort en 1836, était l’homme le plus riche du monde, avec une fortune personnelle de l’ordre de 120 milliards de dollars d’aujourd’hui, soit plus que la personne la plus riche du monde actuel. Toute sa fortune ne lui a pas permis de survivre à une septicémie consécutive à un abcès mal soigné. Aujourd’hui, les antibiotiques (inventés dans les années 1930) qui auraient permis de le soigner sans dommages coûtent quelques euros. Même les personnes les plus pauvres de la planète peuvent aujourd’hui se payer ce que Nathan Rothschild n’a pas pu s’offrir.

Dès lors, comment pourrait-on critiquer cet apport indéniable de bienfaits ? C’est que le mythe de la croissance économique infinie s’est accaparé tous les progrès qui ont succédé à son développement (et peut-être même des progrès antérieurs, comme la démocratie ou le libéralisme…), et s’est donc auto-promulgué comme « le progrès générateur de tous les progrès ». Le fait que la société de la croissance économique – le capitalisme bourgeois – ne laisse que la place du marginal ou du mendiant à ceux qui s’en écartent, a forgé sa puissance : c’est un « tout ou rien », « à prendre ou à laisser ». Il fallait accepter la croissance sociale, la croissance éducative, la croissance médicale avec la croissance économique, l’urbanisation, et, surtout, le carcan et les normes de la hiérarchie sociale bourgeoise. C’était ça ou rester un gueux, aux conditions de vie rudes, à la culture quasi-nulle, mourant à la moindre infection. Ainsi, au XIXe siècle en Angleterre comme à la fin du XXe et au début du XXIe en Chine, des régiments de paysans fuyant la misère viennent alimenter la grande mécanique de l’industrie, rêvant à leur bonheur et à celui de leur progéniture. Il n’y a eu aucune alternative.

Nous héritons de cette situation de massification d’un nouveau mode de vie (ou, si l’on veut employer un terme plus ambigu et moins juste, sa démocratisation – et j’entends simplement par là une vulgarisation et une adoption par la majorité), qui s’est réalisée de manière très rapide, et qui, en deux siècles seulement, a radicalement modifié l’existence des hommes. Peut-être, en seulement deux siècles, a-t-on changé de manière aussi radicale qu’entre l’homme de Cro-Magnon et la Renaissance (plus de 20 000 ans). A changement rapide, désillusions rapides ? Désillusions, car s’il s’était agi de nouvelles révolutions scientifiques, technologiques et cognitives, ce « monde de demain » aurait été interprété comme la « suite logique »d’une Histoire qui nous paraît (bien à tort) rectiligne. Mais ce monde de demain, qui nous ordonne de lui faire place, est d’une tout autre nature : c’est un changement total de paradigme. Et comme nous ne savons pas comment l’accueillir, c’est une crise.

Nous sommes idéologiquement et matériellement prisonniers de cette période récente de croissance colossale et inédite. Nous sommes par conséquent tous (au moins en tant qu’occidentaux) dépositaires du mythe de la croissance infinie. Il est clair que le mythe se fissure et qu’il perd de son ampleur, mais, propagé à ce point, devenu universel (trans-civilisationnel), sa critique seule est inopérante pour en avoir raison. Il a fallu le matérialisme flamboyant et le scientisme (autre nom du mythe de la croissance économique infinie) pour désarçonner le christianisme : la critique portée par les Lumières et la science ne le pouvait. Il fallait que quelque chose d’autre s’incarne socialement, d’autres relations, d’autres conditions de vie, pour déraciner la foi d’alors. Et de la même manière, il faudra autre chose de bien concret, de vécu et d’expérimenté pour renverser ce mythe nouveau. Il faudra des tentatives alternatives, et une démonstration in situ de leur viabilité. Mais il faut avant tout des espaces pour que de telles tentatives soient réalisées.

 

C’est peut-être à ce point que se fait la différence, la césure entre des dépositaires passifs et des dépositaires actifs du mythe de la croissance économique infinie.

Parmi les dépositaires passifs, on trouve une doxa mollassonne et paresseuse, des vies de petite bourgeoisie ancrées dans leur confort, mais aussi de bonnes âmes corrompues : pour les promoteurs de l’Etat-providence, ceux qui se cachent derrière les cajoleries de l’Etat-tout-puissant, la course au pognon est un vice. Ils veulent le système global égalitaire (avec un peu plus d’égalité pour eux, charité bien ordonnée commence par soi-même…), monolithique, planifié, sans surprise, l’écrasement de masse. Ils disent « cessons cette course folle ! » Pourtant, leur addiction à la croissance du PIB est la même que pour ceux qui en font un objectif assumé. Simplement, ce n’est plus à l’individu d’aller chercher le travail et la croissance : cette responsabilité est dévolue à l’Etat. C’est une hypocrisie encore plus grande que de donner un blanc-seing à l’Etat, la raison d’Etat et le secret d’Etat comme nécessités : tous les moyens sont permis, mais on ne veut pas en entendre parler : pressions diplomatiques, interventions militaires, collusions semi-mafieuses, espionnages et coups d’Etat ou soutien aux dictatures… « Couvrez ce sein, que je ne saurai voir ! » s’écrient les bonnes âmes. La richesse doit leur tomber du ciel, c’est la « providence » : ce genre d’Etat n’aura jamais si bien porté son nom ! Encore une croyance divine.

Les dépositaires actifs, quant à eux, font et feront tout pour empêcher que ces alternatives soient tentées. Ils dramatiseront et tenteront de décrédibiliser tout projet n’allant pas dans leur sens. Pire, ils désigneront ces projets comme des ennemis. Ils ne tarderont pas à les accabler de tous les maux, à leur faire porter la responsabilité de la déroute inéluctable qui s’annonce, d’avoir été les traîtres qui ont tout perverti.

 

Rites traditionnels

Ils utilisent aussi des armes de maintien de l’ordre, afin que rien ne change : la dette et l’héritage en sont deux exemples. A propos de la dette, dans La fabrique de l’homme endetté, Maurizio Lazzarato écrit :

Octroyer un crédit oblige à estimer ce qui est inestimable – les comportements et les événements futurs – et se risquer dans l’incertitude du temps. Les techniques de la dette se doivent donc de neutraliser le temps, c’est-à-dire le risque qui lui est inhérent. Elles doivent anticiper et conjurer toute « bifurcation » imprévisible des comportements du débiteur que l’avenir peut recéler. […]

La dette n’est pas seulement un dispositif économique, elle est aussi une technique sécuritaire de gouvernement visant à réduire l’incertitude
des comportements des gouvernés. En dressant les gouvernés à « promettre » (à honorer leur dette), le capitalisme « dispose à l’avance de l’avenir » puisque les obligations de la dette permettent de prévoir, de
calculer, de mesurer, d’établir des équivalences entre les comportements actuels et les comportements à venir. Ce sont les effets de pouvoir de la dette sur la subjectivité (culpabilité et responsabilité) qui permettent au capitalisme de jeter un pont entre le présent et le futur.

Lazzarato développe sa thèse :

Ce qui importe, c’est la prétention de la finance à vouloir réduire ce qui sera à ce qui est, c’est-à-dire à réduire le futur et ses possibles aux relations de pouvoir actuelles. Dans cette optique, toute l’innovation financière n’a qu’une finalité : disposer à l’avance de l’avenir en l’objectivant.

Le contrôle financier de la dette est l’outil puissant qui engage les individus (les subjectivités) dans une obligation de reproduction du même, puisqu’il faut, afin que la dette puisse être remboursée, que le futur soit une continuation fluide du présent. En clair et très concrètement, cet engagement sur l’avenir nous lie à un créancier qui a tous les droits sur nous : nous sommes contraints de le rembourser, tel devient le but de notre vie – et toutes choses doivent être poursuivies dans cet objectif. Dans une optique de croissance infinie, mais aussi d’endettement infini, la rupture est un cauchemar, car elle signifierait la possibilité de la cessation des remboursements des dettes, et toute politique de changement véritable devient le grand danger. Lazzarato écrit :

Le passage de la de la « dette finie » à la « dette infinie » lors de la sortie des sociétés archaïques, constitue un événement dont les conséquences se font encore sentir aujourd’hui, puisque le capitalisme s’est approprié ce passage en vue de la production de l’homme endetté qui n’en finira jamais de rembourser.

A l’infini de la croissance répond un infini de la dette, et vice-versa, comme un contrepoint obligatoire, comme s’il fallait équilibrer l’équation-bilan de la réaction chimique : toujours plus de liquidités en circulation pour toujours plus de consommation et de production. Le capitalisme bourgeois soutiendra et sera toujours soutenu par cette large frange centriste de la vie politique que l’on peut nommer radical socialisme, ou social-libéralisme, ou centre-droit, etc. qui est dans le compromis permanent, qui tente de réguler la situation afin que le château de cartes ne s’écroule pas. Lazzarato :

La dette s’approprie ainsi non seulement le temps d’emploi présent des salariés et de la population dans son ensemble, mais elle préempte aussi le temps non chronologique, le futur de chacun et l’avenir de la société dans son ensemble. L’étrange sensation de vivre dans une société sans temps, sans possible ni rupture envisageable, trouve dans la dette son explication principale.

Lazzarato reprend Marx pour développer les mécanismes de contrôle individuel procurés par la dette :

Dans le capitalisme [bourgeois], la solvabilité est donc la mesure de la « moralité » de l’homme. Et même dans le cas où « un riche consent un crédit à un pauvre », ce qui constitue une exception et non la règle à son époque, Marx remarque :

« Nous voyons que la vie du pauvre, ses talents et son activité sont aux yeux du riche une garantie du remboursement prêté : autrement dit, toutes les vertus sociales du pauvre, le contenu de son activité sociale, son existence elle-même, représentent pour le riche le remboursement de son capital et de ses intérêts usuels. La mort du pauvre est dès lors le pire incident pour le créancier. C’est la mort du capital et de ses intérêts.« 

Une nécessaire solvabilité que doit organiser chaque individu afin d’être « crédible », ou « moral » envers ses créanciers, et pour quoi ? Pour se procurer ce qu’il n’est pas permis d’acheter sans s’endetter, et dont la liste ne fait que s’allonger, renforçant ainsi le contrôle capitaliste bourgeois : logement, études (dans de nombreux pays, alors que la France reste globalement épargnée), moyen de locomotion individuel, etc. Lazzarato, qui rejoint Gorz concernant la « production de soi », ou « l’entreprise de soi » :

L’économie de la dette est une économie qui requiert un sujet capable de répondre de soi comme avenir, d’un sujet capable de promettre et de maintenir la promesse, d’un sujet qui exerce un travail sur soi.

C’est un sujet conditionné et qui s’auto-conditionne. Voilà comment l’on se rend prisonnier d’un système. S’endetter sur vingt ans pour acheter un logement : quelle folie ! C’est pactiser avec le conservatisme le plus basique : « il faut que tout reste en place ». Autre exemple frappant : des frais de scolarité élevés constituent un pernicieux contrôle en amont, puisqu’il devient nécessaire pour l’étudiant de « se rendre solvable » afin de se voir accorder le financement de ses études, c’est-à-dire, concrètement, de poursuivre des études qui mènent à des professions « bankable » – disposant à la fois de nombreux postes à pourvoir et de bons salaires. On imagine à quel point ce genre d’orientation estudiantine peut mener, aussi bien du point de vue du conformisme social et intellectuel auquel se soumettent ces générations (et soumettront les suivantes) que de l’offre universitaire, de ses contenus et de sa diversité. La fabrique à bataillons de clones et à travailleurs programmés par l’industrialisation de l’éducation pour l’industrialisation du travail : voilà une machine bien huilée en parfait état de fonctionnement. Lazzarato écrit, en citant l’Anti-Oedipe de Deleuze et Guattari :

L’antiproduction contemporaine (l’antiproduction de la société de la connaissance, du capitalisme culturel, du capitalisme cognitif) ne détermine pas seulement un appauvrissement économique de la grande majorité de la population ; elle est aussi une « catastrophe » subjective puisque, comme le dit avec beaucoup d’humour L’Anti-OEdipe, elle « double le capital et les flux de connaissance, d’un capital et d’un flux équivalent de connerie […] qui assurent l’absorption ou la réalisation des ressources abondantes et l’intégration des groupes et des individus au système […]. Non seulement le manque au sein du trop, mais la connerie dans la connaissance et la science. » […]

Le capitalisme cognitif et culturel équipe la subjectivité non pas de la « connaissance », mais de la bêtise, même lorsqu’elle est qualifiée et surqualifiée.

 

Immédiatement après la dette, on pense à l’héritage. Mais l’héritage de la dette prend une forme récente encore plus saugrenue que le traditionnel héritage des valeurs, ou héritage moral – c’est-à-dire, le conditionnement social.

Premièrement, nous dit Piketty (dans ce document par exemple, mais aussi dans son Capitalisme au XXIe siècle), l’héritage induisant la reproduction sociale n’a pas disparu avec la croissance économique forte que nous avons connue. Car tant que le taux de rendement du capital demeure supérieur à celui du taux de croissance, les « familles patientes et bourgeoises » dont nous parle Braudel sont toujours récompensées : leur richesse s’accroît, ainsi que leur statut, qui deviennent sans cesse plus inaccessible à ceux qui n’en disposent pas à la naissance. Piketty écrit :

Our findings illustrate the fact that when the growth rate g is small, and when the rate of return to private wealth r is permanently and substantially larger than the growth rate (say, r=4%-5% vs. g=1%-2%), which was the case in the 19th century and early 20th century and is likely to happen again in the 21st century, then past wealth and inheritance are bound to play a key role for aggregate wealth accumulation and the structure of lifetime inequality. Contrarily to a widely spread view, modern economic growth did not kill inheritance.

(ma traduction : nos découvertes illustrent le fait que quand le taux de croissance ‘g’ est faible, et quand les bénéfices de la fortune privée ‘r’ [rendement du capital] sont substantiellement et de manière permanente plus élevés que le taux de croissance (disons, r=4%-5% contre g=1%-2%), ce qui a été le cas au XIXe siècle, au début du XXe et qui a des chances de se reproduire au XXIe, alors la richesse passée et l’héritage vont jouer un rôle clé dans l’accumulation de la richesse agrégée et dans la structure de l’inégalité tout au long de la vie. Contrairement à une idée largement répandue, la croissance économique moderne n’a pas tué l’héritage.)

Ce qu’a confirmé avec son franc-parler habituel Warren Buffet :

Le 25 mai 2005, Warren Buffett déclare sur la chaîne de télévision CNN : « Il y a une guerre des classes, où ma classe gagne de plus en plus, alors qu’elle ne le devrait pas » (It’s a class warfare, my class is winning, but they shouldn’t be)

L’héritage, plutôt que le renouvellement, est privilégié par tout système poursuivant un objectif de croissance économique infinie : des familles patientes, bien éduquées et éduquant bien leur progéniture dans le sens d’une morale de l’accumulation, évitent la dilution de la richesse et contribuent au maintien d’une structure sociale de contrôle des masses, toujours dépendantes des minorités détentrices des capitaux. Lazzarato, en citant la Généalogie de la morale de Nietzsche, illustre ce passage de relais économico-éthique, cette transmission bourgeoise de l’héritage en capitaux et en responsabilité d’accumulation (afin de ne pas « trahir » les générations laborieuses précédentes) :

La relation créancier-débiteur est de façon inséparable une économie et une « éthique » puisqu’elle suppose, pour que le débiteur puisse se porter garant de « soi », un processus éthico-politique de construction d’une subjectivité dotée d’une mémoire, d’une conscience et d’une moralité qui l’incitent à la fois à la responsabilité et à la culpabilité. Production économique et production de subjectivité, travail et éthique sont indissociables.

Dans la tradition classique, le bourgeois héritier est débiteur de ses aînés, mais débiteur moral, tandis qu’il reçoit une créance en héritage, qui assoit sa responsabilité et sa culpabilité – car il n’a rien fait pour mériter cet héritage, et ce qu’il doit faire pour le mériter, c’est vénérer ce capital, poursuivre son accumulation, et transmettre à ses propres héritiers cette morale économique.

La surprise moderne, c’est que l’héritage transmis est désormais une dette, c’est-à-dire, directement, un capital à rembourser par les nouvelles générations auprès de leurs aînés. La relation créancier-débiteur est renversée unilatéralement au profit des aînés : non seulement, d’un point de vue économique, ceux qui doivent fournir un capital sont les jeunes générations (et je pense, précisément, aux pensions de retraites et aux loyers pour le logement – logements qui sont majoritairement détenus par les aînés ; donc, une double rente), mais encore, d’un point de vue moral, les jeunes doivent suivre « la » voie des aînés afin que ceux-ci profitent du modèle qu’ils ont mis en place. S’il y a risque de dilapidation du capital accumulé, ce risque ne se situe plus du côté des jeunes générations (car ils n’héritent que d’une dette), mais des anciens. Contrôle puissant et sans gêne aucune, qui survit uniquement sur une promesse, celle de la croissance infinie, donc, finalement, que les jeunes peuvent avaler toutes les couleuvres, puisqu’à la fin, c’est promis, il faut y croire sans discuter, leur sort sera de toute façon meilleur que celui de leurs géniteurs. Bien entendu, le vernis craque sous la promesse qui apparaît désormais dans toute sa nudité – sa nudité de mensonge cynique et égoïste : les dettes s’accumulent alors que la contrepartie de la croissance infinie s’évapore – dette étudiante, dette nationale, sociale et médicale, dette des pensions de retraite, dette écologique, dette pour son logement, etc. Lazzarato conclut :

Ce qui s’écroule c’est le projet politique de transformer tout le monde en « capital humain » et en entrepreneurs de soi. Avec les subprimes, les capitalistes [bourgeois] ont cru à leur propre idéologie : transformer tout le monde en « propriétaires », y compris les « plus pauvres de la working class et des classes moyennes ». « Tous propriétaires ! », énonçait le programme électoral de Sarkozy, tandis que l’original américain de Bush parlait de « la société des propriétaires ». Ce qui se confirme, en revanche, c’est la reconversion de la majorité de la population en débitrice et d’une minorité en rentière. La faillite de l’individualisme propriétaire fait passer au premier plan l’économie de la dette et la face la moins réjouissante de la relation créancier-débiteur, celle du remboursement. […]

La crise des subprimes n’est donc pas uniquement une crise financière ; elle marque aussi l’échec du programme politique de l’individualisme propriétaire et patrimonial.

Mais après la crise, et le bref retour à la raison (au désendettement) que constituèrent les mal-nommées « politiques d’austérité », la poursuite de l’endettement infini a rapidement repris sa place centrale : car il ne s’agit pas, au fond, de désendetter les pays et les individus, mais de maintenir un niveau d’endettement qui combine à la fois le contrôle (il faut que les sociétés soient suffisamment endettées pour ne pas pouvoir sortir du modèle) et la confiance en un avenir toujours identique et « croissant » (afin que la consommation et le crédit ne faiblissent pas). Après une phase d’austérité ou, devrait-on dire, de désendettement, jugée trop prononcée, on fait marcher la planche à billets, on baisse les taux directeurs (voir les politiques monétaires accommodantes à travers la planète) et on refinance les banques afin que celles-ci octroient davantage de prêts. On ne s’offusque plus de la dette des Etats, qui est soudain devenu un sujet secondaire. C’est que le péril du désendettement est le pire de tous : c’est la sortie programmée du système, avec la disparition du mythe de la croissance infinie – la fin de cette croyance suprême. Et, comme écrit Dostoïevski :

Si Dieu n’existe pas tout est permis.

Que tout soit permis parce que la croissance économique infinie n’existe pas, voilà ce qui terrifie le rentier et le conservateur, le puissant et le despote – et qui constitue, par opposition à eux, la matrice idéologique du libéral (et je reviendrai sur cette définition).

 

Échappatoires d’aujourd’hui et pour demain

Quant à nous, au quotidien, appliquons-nous ce principe : vivons en-dessous de nos moyens. Car vivre en-dessous de ses moyens, c’est s’assurer un maximum de liberté, maintenant et pour demain : c’est d’abord ne rien devoir à personne (financièrement parlant) et, si la situation se détériore, peu importe, on y sera préparé. On vivra encore en-dessous de ses moyens, dans une pauvreté choisie et non subie. Jusqu’à une situation d’extrême frugalité : des milliards d’hommes ont su vivre, et savent encore vivre, sous de pareilles contraintes. Je ne dis pas que cela est souhaitable (je condamne le primitivisme), mais il faut se préparer mentalement à une telle éventualité : ne pas la craindre et avoir pris ses dispositions pour y faire face. Une telle attitude permet de ne pas avoir peur de perdre ce que d’autres croient posséder définitivement, et rend libre de ses choix.

Évidemment, vivre dans une zone fortement urbanisée, telle qu’elle est aujourd’hui organisée, ne permet en aucun cas d’accéder à cette forme de libération. L’urbain est le prisonnier volontaire du système. Jamais il ne faut le plaindre : s’il prétend être victime, c’est une victime consentante ; pire, c’est un complice objectif qui renforce les puissances de coercition. Quitter les villes, les métropoles, c’est actuellement l’acte de résistance passive et de libération par excellence. On ne voit jamais autant de « clones », c’est-à-dire d’archétypes vestimentaires, capillaires, sociaux, etc. que dans les grandes villes. L’armée des clones est en marche,  le consortium des matérialistes-consuméristes-productivistes machinisés, des ENUCs proprets et lisses, bons agents économiques disciplinés, fiers entrepreneurs d’eux-mêmes, des porcs bien sapés, mais porcs quand même, bien davantage qu’un homme les pieds dans la glèbe jusqu’aux chevilles, assurément. Selon la thèse de Debord dans La société du spectacle :

Le stéréotype du jeune branché ou du rebelle deviennent des modèles de comportements à suivre faisant de notre volonté de se montrer à l’autre un pastiche d’une reproduction consommable.

On pense, en ce moment, à la mode des hipsters, mais il existe depuis longtemps des modes et des normes (dont celle du « jeune-cadre-dynamique » que l’on croise aux afterworks par exemple) dont la publicité fabrique les codes et l’attirail d’objets (voiture, téléphone, ameublement, logement, etc.), de tenues vestimentaires et de lieux de fréquentation (sorties et vacances) qui forment ensemble le lifestyle, c’est-à-dire le prototypage de la « réussite » – qui se répand dans les pages glacées des magazines branchés-bourgeois pour elle ou lui

Ces stéréotypes sont mondialisés et forment une internationale logée dans des villes-monde interchangeables, reliées par vols réguliers, calquées sur une même culture, une même pensée, un même mode de vie. La singularité, la pluralité, et l’espoir se situent désormais loin des villes, loin de la dette, et loin de cette croissance.

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