La frugalité comme inventive nécessité

Il y a quelque chose de dommageable à vivre au XXIe siècle : c’est que le monde est devenu une terra cognita. Pire, c’est un territoire qui paraît bien trop réduit pour l’espèce humaine, à tel point qu’on se le dispute toujours plus avidement. A tel point aussi que l’on en épuise les ressources. Bref, dans ce monde fini, il semble que l’on doive désormais apprendre à vivre parcimonieusement, c’est-à-dire à faire preuve de retenues diverses, choses désagréables s’il en est, ô combien contraires à nos passions débordantes et difficiles à admettre ; des contraintes à adopter pour des siècles certainement, que l’on désigne sous le nom de frugalité.

Les limites du monde

Les limites du monde sont dorénavant bien connues. Citons pêle-mêle le réchauffement climatique (due à l’incapacité de la planète à absorber le CO2 et autres gaz à effet de serre que nous générons), la raréfaction des ressources énergétiques, minières et nourricières à cause de la surexploitation, et la dégradation mortifère de nombreux écosystèmes : on constate en général des cercles vicieux entre ces différentes problématiques, les unes pesant sur les autres. Dans cet entretien à L’Obs, Philippe Bihouix insiste notamment sur la question énergétique :

Il faut commencer par reconnaître que nous avons un gros problème : il faut définir une cible « post-transition », c’est-à-dire le niveau soutenable en termes d’énergie pour le nombre d’habitants vivant aujourd’hui sur la planète. Et il va falloir qu’il soit bien en deçà du niveau actuel. Ce « bien en deçà » peut faire l’objet de débat. Moi, je mise sur une consommation d’énergie autour de 20 à 25% de notre consommation actuelle.

L’ONG américaine Global Footprint Network donne un indicateur plus macroscopique, nommé « jour du dépassement« , qui correspond chaque année au jour à partir duquel l’humanité « puise dans les réserves naturelles de la Terre d’une façon non réversible ». En 2015, ce jour était le 13 août, et il ne cesse d’arriver plus tôt dans l’année, comme le signale cet article :

En 1970, le «jour du dépassement» n’était survenu que le 23 décembre. Dix ans plus tard, en 1980 c’était le 3 novembre ; en 1990: le 13 octobre ; en 2000: le 4 octobre ; en 2005: le 3 septembre ; en 2010: le 28 août et l’an dernier c’était 17 août. «Si l’on continue à ce rythme, en 2030 il nous faudra l’équivalent des ressources de deux planètes Terre pour soutenir notre consommation annuelle», explique au Figaro Diane Simiu, directrice des programmes du WWF France. Aujourd’hui, selon Global Footprint Network, il faut déjà 1,6 planète pour subvenir aux besoins actuels de l’humanité.

Dans cet entretien à l’Obs, Dennis Meadows explique :

L’équipe du MIT a modélisé un système très complexe, à savoir l’humanité. Parmi les dizaines de variables : la population globale, la superficie cultivable par individu, les ressources naturelles restantes, le quota alimentaire par personne, la production industrielle par tête, le capital industriel global, le niveau de pollution.

Ils définissent ainsi l’empreinte écologique de l’humanité par rapport à la capacité de charge de la Terre.

A travers cette mesure de l’empreinte écologique, on peut constater à quel point le modèle de développement actuel exerce une pression trop importante et détériore de manière irrémédiable l’environnement. Selon ce document (source ATTAC) :

L’espace bioproductif de la planète (l’espace  nécessaire pour notre reproduction : besoins en énergie, ressources naturelles, surfaces nécessaires pour absorber nos déchets et pollutions) est de 1,8 hectare par personne. Or,  les estimations du WWF donnent une  consommation actuelle de 2,2 ha, avec des différences importantes entre pays : 9,6 pour un Américain, 5,6 pour un Français, 4,5 pour un Européen.

Il faudrait de 3 à 6 planètes pour généraliser le mode de vie occidental actuel à l’ensemble de la population du globe, 12 à long terme et 30 en 2050.

Dennis Meadows déclare :

La situation actuelle me fait penser à « Tragedy of the commons », un article devenu un classique. Dans les temps anciens, il y avait au milieu du village un « common », un pâturage pour tout le monde. Si chacun met ses vaches dessus, plus personne ne pourra pâturer.

C’est ce qui se passe avec l’empreinte écologique. Prenons les ressources halieutiques : chaque pays peut devenir plus riche à court terme, mais quand la ressource sera épuisée, plus personne ne sera riche.

Et comme je l’écrivais plus haut, toute dégradation d’un facteur écologique a un impact négatif sur les autres. Dans le cas du réchauffement climatique, c’est la désertification et l’inondation de nombreux sols qui va contribuer à diminuer « l’espace bioproductif » de la planète, rendant ainsi plus compliquée la soutenabilité de l’exploitation des sols, ce qui va inciter les hommes à exploiter des espaces jusqu’alors protégés, ces mêmes espaces ne pouvant alors plus assurer leur rôle de captation et de piégeage des gaz à effet de serre, etc. Scénario noir mais hautement probable.

 

Le capitalisme bourgeois comme déni totalitaire…

La vieille culture occidentale de « développement économique » (ou capitalisme bourgeois) s’en trouve toute retournée. C’est comme si on lui interdisait d’être ce qu’elle est, comme si désormais il fallait s’en débarrasser comme d’une vieille rombière. Plus facile à dire qu’à faire. C’est que la vie des hommes « civilisés » a pris ses habitudes : on ne revient pas si aisément sur plus de deux siècles de croissance et de progrès… C’est tout le monde occidental et son modèle qui se confrontent à un imprévu qui se dresse soudainement comme une muraille. Et, de manière très prosaïque, il y a tant d’intérêts de court terme en jeu, surtout, tant qui misent sur la croissance infinie, tant qui auraient tout à perdre à changer, tant de profits envolés, de confort accumulé… « Après moi, le déluge ! » est leur doctrine, raisonnement porcin, court-termisme obscène.

Obscénité, tel est le terme juste, lorsque l’on constate avec quel mépris on traite ces questions. Par exemple, sait-on que les décorations des sempiternelles fêtes occidentales de fin d’année (célébration du consumérisme en grande pompe), qui ornent les maisons de guirlandes et luminaires tous plus kitsch et de mauvais goût les uns que les autres, et qui s’illuminent toute la nuit pendant des semaines, consomment davantage d’énergie aux USA que des pays entiers tels que l’Ethiopie ou la Tanzanie ?

Un blog du Center for Global Development a récemment révélé que la quantité d’énergie utilisée par les illuminations de Noël aux Etats-Unis dépasse de loin la consommation annuelle de certains pays tels que l’Éthiopie ou la Tanzanie. Ces derniers consomment respectivement 5,30 et 4,81 milliards de kilowattheures (kWh) par an tandis que les «lumières décoratives» qui ornent les maisons et les sapins américains pendant les fêtes représentent 6,63 milliards de kWh chaque anné.

En France, ce n’est pas mieux :

Selon l’ADEME, jusqu’à 10% des consommations électriques liées à l’éclairage public peuvent être imputées aux illuminations de Noël. […] Soit la consommation de plus de 158 000 réfrigérateurs [par an] si l’on suit la comparaison des chercheurs américains Todd Moss et Priscilla Agyapong.

Alors on fera bien un peu de « greenwashing« , de « croissance verte » et « durable » – mais tout en demeurant fondamentalement ancré dans un système consumériste et gaspilleur. Un grand « génie » comme Elon Musk « innove » pourtant avec ses batteries électriques (Powerwall) et nous fait miroiter un monde sans émission – mais c’est pour que nous puissions mieux conserver nos vies pavillonnaires :

Le marketing du Powerwall s’illustre via le modèle de l’habitat pavillonnaire californien… […] Pouvons-nous ignorer l’idéologie et le mode de vie que promeut Tesla et proposer depuis une technologie similaire d’autres idéologies et d’autres modes de vie ?

A Bihouix d’enfoncer le clou :

Je ne suis pas contre les énergies renouvelables en tant que telles. Je suis contre le mirage que les énergies renouvelables nous permettraient de continuer ainsi sans remettre en question nos besoins.

Pour être plus précis : je suis contre les énergies renouvelables en tant que macrosystème économique massivement déployé, avec une capacité nécessaire (une fois l’intermittence prise en compte) qui serait de l’ordre de trois ou quatre fois ce qu’il faut aujourd’hui en énergie fossile. C’est le formidable mirage de Jeremy Rifkin, où nous serions tous producteurs, où des « smart grids » viendraient tout équilibrer et répartir le courant… Il y a un énorme mensonge sur le « tous producteurs, tous consommateurs ». […]

Jamais ce macrosystème technique ne sera soutenable, et il nous emmènera d’autant plus vite dans le mur que ces « smart grids », éoliennes et autres panneaux solaires sont très demandeurs en matériaux non-renouvelables. On ne fabrique pas une éolienne avec l’énergie d’une éolienne. On la fabrique avec beaucoup de gaz, de pétrole, de charbon, et est bourrée de composants électroniques qu’on ne sait pas recycler et qui ont une durée de vie de seulement trente ans.

 

Mais le capitalisme bourgeois le plus borné n’en démord pas, il se raccroche à toutes les branches, fait preuve des plus grands cynismes, ne recule devant aucune hypocrisie. Il s’auto-proclame même, face à l’écofascisme (terme inventé par lui, car on n’a jamais vu de tels systèmes se développer ou présenter une menace… seuls quelques hurluberlus décroissants – j’en parle plus bas – fournissent, par le ridicule de leurs thèses contre-productives, matière à polémique), les seuls garants de l’humanité. Pierre-Antoine Delhommais, comme à son habitude, se fait le porte-voix précieux des capitalistes bourgeois :

Les « décroissants » se proclament humanistes, mais ils ne croient pas en l’homme. Leur pessimisme leur fait dire que l’humanité ne sera pas assez inventive pour trouver des énergies de substitution au pétrole ni assez raisonnable pour éviter un désastre écologique. Mais ils laissent à son sort le milliard d’êtres humains qui vit avec moins de 1 dollar par jour.

Hé oui ! Salauds de décroissants ! Salauds qui faites perdurer la misère alors que nous, capitalistes joyeux et triomphants, nous amenons la paix et la prospérité. Même discours cynique chez tous nos grands patrons mondiaux, toujours répété inlassablement, comme l’argument massue qui justifie tout – et surtout le pire. Il importe peu que Shell, groupe pétrolier, révèle dans une note interne que :

Tous les scénarios que l’on a étudié ne permettent pas aujourd’hui de limiter la hausse de température à 2 degrés – avec un calcul de 450 particules par million (ppm) de CO2 (gaz carbonique). Nous ne voyons pas les gouvernements prendre les mesures nécessaires dans ce sens pour le moment.

Le groupe Shell continuera à creuser toujours plus profond pour extraire toujours plus, comme il l’a toujours fait et est programmé pour le faire : c’est sa raison d’être. Comme les autres, le PDG de Shell dit que cela était bon :

Il y a aujourd’hui trois milliards de personnes sur Terre qui n’ont pas accès à l’énergie moderne. Ce n’est pas une simple question d’accès à un aspirateur ou à un poste de télévision. L’accès à l’énergie marque souvent la différence entre la pauvreté et la prospérité.

Mais étrangement, il ajoute une phrase qui dissone avec la doxa habituelle, selon laquelle la pauvreté s’érode sous les coups de boutoir d’un capitalisme bourgeois bienveillant :

La demande grandit parce qu’il y a de plus en plus d’habitants, plus de citadins et en même temps une certaine hausse de la pauvreté.

Quoi ? On m’aurait menti ? Est-ce à dire qu’il ne suffit plus d’avoir 1 dollar par jour pour ne plus être pauvre ? Est-ce que la précarité prend des formes différentes d’une simple comptabilité fondée sur une moyenne de revenu ou de PIB/habitant ? Pourtant, Delhommais assène, sûr de lui :

« Il est impossible de faire reculer la pauvreté s’il n’y a pas de croissance économique », résume Humberto Lopez.

Joli truisme, puisque dans le paradigme capitaliste bourgeois, on dit qu’il y a moins de pauvreté quand le PIB par habitant augmente ! Les questions de la répartition, des inégalités et des conditions réelles de vie sont toujours passées sous silence, peut-être parce qu’elles dressent un tableau moins flatteur… Mais pour véritablement faire diminuer la pauvreté, il est nécessaire que le PIB croisse uniquement si la production actuelle est insuffisante pour couvrir un certain nombre de besoins primaires qui, s’ils ne sont pas satisfaits, impliquent des situations de pauvreté. Une politique de frugalité (sur laquelle je reviens plus bas) fait le choix de couvrir en priorité ces besoins, avant de penser à développer aveuglément le PIB. C’est pourquoi Pierre Rhabi peut déclarer fort justement :

L’indispensable n’est pas résolu, le superflu n’a pas de limites.

On peut encore suivre la logique représentative du système de Delhommais dans un autre article de ses articles, publié dans Le Point du 24 mars 2016 (et déjà cité ici) dans lequel il fait l’apologie des multinationales face aux petites entreprises. Mais, comme le montre Fernand Braudel, toute la « vie matérielle » (l’activité économique de base) peut suffire à couvrir les besoins locaux (logement, nourriture, etc.), et se suffire à elle-même pour sortir des sociétés de la pauvreté. En réalité, les grands groupes veulent conserver la mainmise sur un maximum de la production : ils veulent vendre, et ne pas partager le gâteau avec des acteurs locaux qu’ils éradiquent (souvent avec le soutien de gouvernements corrompus). Même la santé est un secteur qui pourrait, s’il n’était pas minée par des lobbys puissants (industrie pharmaceutique notamment), faire l’objet d’une localisation – on voit d’ailleurs émerger des laboratoires indépendants dans des pays en développement, notamment pour la production des médicaments génériques.

A travers son éloge, Delhommais fait l’apologie de la collusion entre pouvoirs et multinationales, qui empêche le développement de nouvelles structures, qui minimise les possibilités de mobilité sociale, qui favorise les insiders selon un accord bien compris entre politiciens professionnels et patrons : « les insiders voteront pour nous, radicaux-socialistes bourgeois, étant eux-mêmes bourgeois, et vous aurez le statu-quo qui nous profite à tous ». Tous les grands groupes français font l’objet d’accords tacites avec les gouvernements qui, les favorisant au moyen d’un cadre législatif avantageux, s’engagent en échange à être de gros pourvoyeurs d’emplois stables. Ainsi s’achète la paix sociale, non pas dans les « quartiers difficiles », mais au sein des banlieues pavillonnaires, où l’électeur se déplace encore majoritairement dans les urnes pour faire perdurer un système dont il est le complice bénéficiaire (bien qu’il puisse le conspuer superficiellement).

Ces grands groupes, bien qu’ils présentent un manque d’efficience certain, sont puissants par leurs poids, et doivent rester gras : grossir ou mourir, ils n’ont pas d’autre alternative. Ils ont besoin de débouchés toujours plus importants, donc de produire toujours plus, d’exploiter encore davantage. Leur ruse est toujours la même : se présenter comme les bienfaiteurs, détenteurs de la solution, forces de progrès, du seul et unique progrès, devrait-on dire.

Delhommais continue à faire son malin en raillant le territoire non-métropolitain, éloigné de ces grandes structures du « progrès » :

L’INSEE aide à répondre à cette question qu’on se pose souvent, en parcourant la France, en traversant ces petites villes charmantes, équipées avec tout ce qu’il faut,  mais où l’on ne voit pas d’autres traces d’entreprises que celles de services de proximité : « d’où viennent les revenus ? »

Pour une part non négligeable, des richesses créées ailleurs, dans les grandes métropoles, par des méga-entreprises, redistribuées ensuite dans les régions par de multiples canaux […] pour y tourner en boucle sans produire la moindre valeur ajoutée.

(à noter que c’est ce même Delhommais qui critique le fait de « tourner en boucle sans produire la moindre valeur ajoutée » et qui fait l’éloge du business model de Nabilla : on n’est pas à une contradiction près…)

Encore une fois, il s’agit d’acheter la paix sociale : car sans ces transferts des métropoles vers les zones moins denses, le pays serait déjà à feu et à sang. C’est la rançon de villes et de régions qu’on laisse à l’abandon, ne leur donnant aucun moyen de retrouver une dignité par l’indépendance, une autonomie locale qui leur permettrait d’écrire un destin singulier, comme des communautés dotées d’un réel pouvoir sur elles-mêmes, et non comme des malades que l’Etat désigne et soigne avec une pitié dangereuse, instillant autant de poison que de remède, comme une drogue qui apaise et dont on finit par devenir l’esclave. C’est le même genre de drogue que l’Etat laisse circuler, s’en défendant, dans les « quartiers », et qui, par le biais de cet ersatz mafieux d’économie locale, achète elle aussi la paix sociale auprès de populations sans avenir ni espoir.

Il existe pourtant un désir vivace des populations de relocaliser, de recréer une production locale, consommée localement. Mais les pouvoirs publics centraux sont réticents à toute initiative allant à l’encontre du « plan » : le plan des grands groupes mondiaux, exportant vers des « territoires vierges » (les pays en développement) une production qu’il faut maintenir en constant accroissement, afin que les bénéfices, les rentrées fiscales, les salaires versés et l’inflation le soient aussi. C’est ça, « les richesses », pour Delhommais : le point de PIB toujours à grappiller.

C’est cela aussi le capitalisme bourgeois : la mainmise socio-économique, le contrôle sur des populations entières, pour les tenir captives d’un système dont elles ne rêvent que de se départir – événement heureux qui, s’il se produisait, écroulerait la prétendue puissance de ces grands groupes qui, n’ayant plus rien sur quoi s’appuyer (n’ayant plus de prise sur la vie matérielle, la désobéissance civile les ayant laissés « nus et défaits », comme l’écrit La Boétie), seraient remplacés par autant d’initiatives locales que nécessaire – un retour au capitalisme premier avant que de nouveaux dérivés ne puissent naître. C’est un totalitarisme et un déni, c’est une fixation égoïste et cynique de court-terme.

 

… puis révélation paradoxale du monde fini

Mais si on l’observe attentivement, dans ses soubresauts, dans ses agitations, on constate à quel point ce capitalisme bourgeois est mal à l’aise : il révèle ainsi, à son corps défendant, toutes les contradictions, tous les doutes qui l’assaillent. Son déni du monde fini le rattrape, il en devient l’esclave. En abandonnant la base fondamentale de son succès, la raison cartésienne, pour se vautrer dans le mythe de la croissance infinie, il concourt à sa perte.

Initialement, le capitalisme bourgeois éclot à partir d’un processus de recherche d’efficience maximale : en économisant les moyens de production, on dégage davantage de marge, on réalise plus de profit. Par conséquent, c’est ce genre d’optimisation qui est recherché et célébré comme un bien par l’entreprise (et le marché). Mais, et c’est là que le bât blesse, sans sélectivité en ce qui est finalement produit, on ne peut garantir que cette recherche d’efficience ne se perde pas, in fine, en gaspillage de ressources, d’énergie et de temps : plutôt que d’accroître le capital (c’est-à-dire, de correspondre au processus du capitalisme premier), une telle production serait pulvérisée en une forme de divertissement, que l’on pourrait définir comme une diversion du matériel contre le sens (sens, ou projet, que se donne une civilisation). Donc, paradoxalement, ce capitalisme devient un gaspillage efficient, ou une illusion de rationalité. Plus il se débat, plus il s’ingénie à innover pour innover, sans gain de productivité ni valeur (sociale) ajoutée, plus il découvre les rets dans lesquels il s’est enferré, et dont il est incapable, sans profonde réforme interne (en réalité, sans changement complet de sa nature, donc totale refondation), de se libérer.

Mais le capitalisme bourgeois florissant est à la fois efficience, destruction créatrice, et massification de la production trouvant des débouchés toujours plus larges. Quand il ne reste que la recherche d’efficience, la machine cale – c’est le capitalisme bourgeois déclinant. C’est ce à quoi nous assistons : tout est axé sur l’amélioration, les gains de productivité, le perfectionnement de l’existant et la réduction des coûts parce que l’on ne peut plus se permettre d’investir pour demain, pour créer les nouvelles conditions techniques et matérielles du monde de demain, car le progrès scientifique ne suit plus le rythme – il est dorénavant attendu par la machine productive, alors qu’il l’a longtemps devancée. La machine à vapeur, le moteur à explosion, l’électricité, les télécommunications, etc. sont affaires d’inventeurs, d’ingénieurs et de chercheurs (d’hommes de science, d’explorateurs) avant de devenir produits industriels. Désormais, c’est l’industrie qui dicte la voie, qui implore l’innovation pour combler sa soif de nouveaux débouchés, de diversification stérile, de croissance du PIB pour le PIB. Il n’existe plus de demande latente d’innovation, mais une offre (représentée par les multinationales) qui ne peut perdurer que par sa capacité à marketer des innovations, à affirmer ce qui est innovant et à en convaincre le plus grand nombre.

Le point d’achoppement de cette doctrine de croissance infinie, c’est donc bien le monde fini, car en ce qui concerne l’efficience, on n’a jamais été aussi précis et performant : toute la « révolution numérique » y a dernièrement aidé, avec des processus de travail automatisés, une connaissance de plus en plus fine de la demande, une gestion optimale des stocks et des flux (le « juste-à-temps » – la recherche du flux tendu sans stocks), etc. qui sont autant « d’idéaux de la production industrielle » que l’on parvient à toucher du doigt. Prévoir pour l’existant, pour les flux en cours, à trois mois, six mois ou un an, cela ne pose pas de problème à la multinationale. Ce qui lui pose problème, c’est d’accroître constamment son chiffre d’affaires, le volume de ses ventes, d’être en croissance constante, de presser la demande afin de la faire consommer, de tout fourguer, et davantage.

En cela, le futur est imprévisible : « quelle croissance demain sera faite ? » On se réfugie auprès des vendeurs d’avenir pour se rassurer, prendre les « bons » virages de l’innovation, être un mouton dans le troupeau, mais un mouton devant, qui fait semblant de mener tout en observant discrètement, sur les côtés, de quelle manière aboie le chien. Ce chien, c’est l’inconnu, c’est le futur indéterminé, c’est, comme le dit Jeremy Irons dans Margin Call, « la petite musique » qu’il faut savoir écouter et qui exprime le rythme, le battement du marché. Et, comme le personnage qu’il joue le dit : « là, je n’entends plus rien, que le silence » – et à ce moment-là, il faut tout liquider, prendre le pognon et se tirer. C’est la grande peur que veulent conjurer tous les alliés du capitalisme bourgeois.

margin call - jeremy irons
Grand patron en pleine quête de profit (Jeremy Irons, dans Margin Call)

Il faut que la demande suive, qu’elle ne se tarisse jamais, qu’elle se comporte comme un ogre insatiable, et tout ira bien. « Tant mieux ! » nous dit le capitaliste bourgeois, « plus vous aurez faim, plus vous mangerez, plus nous vous donnerons à manger. Grossissez, et nous grossirons avec vous. » La question n’est d’ailleurs pas seulement de savoir si l’on gaspille en consommant de la merde, c’est encore de savoir en quelle quantité superflue (surconsommation) on risque de consommer cette merde : l’obésité (suralimentation) et l’obsolescence programmée (programmation d’une consommation périodique contrainte) sont les signes d’un excès individuel de consommation, la goinfrerie, tandis que l’excès collectif est le gaspillage. Ce capitalisme est de toutes les ruses qui lui permettront de suivre cette voie, tant qu’il y aura des bouches, et pourvu qu’il y en ait de plus en plus. Chaque naissance est un espoir, mais pas un espoir de nouveauté, de différence, de changement : il s’agit de l’espoir de continuer, que rien ne change, que la voracité engendre la voracité, qu’une nouvelle bouche à nourrir augmente l’indice de consommation des ménages. L’offre qui manipule et catalyse la demande solvable, le marketing, c’est le bras armé de l’entreprise, qui devient finalement doctrinaire en ce qu’elle promeut tel ou tel comportement de consommation à son profit (« consommez mes produits, en quantités maximales ») : cheptel-isme, donc.

 

Le capitalisme bourgeois sans scrupules est heureux de ne trouver face à lui aucun contradicteur : le libéralisme aveugle, c’est-à-dire la doctrine de l’accroissement infini des « libertés » sans contrepartie, est son allié précieux. Le libéral aveugle est à la fois l’idiot utile, le complice et l’alibi d’un capitalisme de profit court-termiste ne répondant à aucune obligation morale ou culturelle civilisationnelle – ou à toute velléité intellectuelle de former un corpus de finalités. Il court, il court, et ne peut s’arrêter sous peine de tomber : sa course est sa propre justification, c’est son essence-même. Mais le monde n’est pas une piste de stade, ce n’est pas un cycle, ni une route sans fin ; c’est au contraire un objet fini, une chose dont, une fois les ressources exploitées jusqu’à la corde, il ne reste rien.

Si le capitalisme bourgeois voudrait persister dans le déni du monde fini, il ne le peut concrètement : il révèle donc cette finitude lorsqu’il atteint les limites physiques du monde. C’est son exagération, sa poursuite frénétique, qui l’amènent à faire découvrir ce secret moderne : que l’on ne peut dorénavant agir sans précaution, que le risque de destruction irrévocable est à portée de machine, et possible dès aujourd’hui.

Mais il n’est pas dans sa nature de se réformer, il lui est douloureux de le faire. Il le vit comme une violence qui lui est faire, comme un despotisme : toute limitation de ses activités est une entrave intolérable. Cette entrave, c’est en réalité une politique qui viendrait le contredire. Toujours situé dans le camp du bien, parmi ses promoteurs fidèles radicaux-socialistes auto-satisfaits, le capitalisme bourgeois s’auto-proclame seul juge averti du bien et du mal, seul détenteur d’un « principe de réalité » (le réalisme, qu’il oppose à l’idéalisme) qu’il est le premier à bafouer pour servir ses intérêts. Idéaliste, irréaliste, on peut affirmer qu’il l’est, en ce début de XXIe siècle, maintenant que le brouillard désépaissit, que la science mesure avec plus de précision l’étendue des dégâts et ce qu’il nous reste à sauvegarder, et que les rideaux de fumée des lobbyistes, politiciens et scientifiques collabos achetés par les multinationales ne peuvent plus masquer la montagne, ou plutôt le mur, dont on s’approche dangereusement à pleine vitesse.

Il existe toute une politique bourgeoise complice (radicale-socialiste, centriste au sens large), à vrai dire très largement majoritaire au sein de la classe politique professionnelle des pays occidentaux (et des autres, suivant avec un espoir maudit la promesse de l’Occident), de compromissions et de non-décisions. Quelques exemples parmi d’autres, qui signalent que « quelque chose va mal », mais que pour autant, rien ne sera fait. Par exemple, la loi concernant l’interdiction de l’obsolescence programmée, qui n’est qu’une pseudo-loi, une mesurette de plus, qui ne se donne en outre même pas les moyens de ses ambitions (car qui aura autorité pour définir techniquement ce qui est programmé pour être obsolète et ce qui relève de  l’obsolescence « normale » – étant entendu qu’aucune norme n’est établie ?). Le cœur de la problématique est abandonnée, pour ne laisser qu’une carcasse vide :

On peut cependant regretter que le texte final ne précise pas la nature des techniques visant à réduire la vie d’un produit, ou que soit imposé d’inscrire la durée de vie prévue par le fabricant, comme envisagé au début.

Voilà comment les parlementaires, dont la représentativité est plus que jamais discutable, justifient des journées de débat pour toujours mener la même politique radical-socialiste du changement dans la continuité. Même état d’esprit tiédasse concernant la biodiversité :

« Nous nous réjouissons de la reconnaissance du préjudice écologique », a déclaré Jean-Jacques Filleul, du Parti socialiste (PS). « Mais le principe de zéro perte nette de non-régression de la biodiversité a malheureusement disparu, comme les dispositions sur la biopiraterie, la taxe sur l’huile de palme et les gains de biodiversité. » « Le débat a bien peu tenu compte de la science qui démontre sans ambiguïté que la biodiversité s’effondre, que les pertes s’accélèrent en Ile-de-France », a ajouté Chantal Jouanno.

Que dire enfin du chef de file, du parangon actuel, du grand manitou (en attendant le prochain) de la bien-pensance radical-socialiste au cynisme débridé – j’ai nommé Obama ? Le même qui peut déclarer :

Aujourd’hui, il n’y a pas de plus grande menace pour notre planète que le changement climatique.

Et qui mène la politique la plus tiède, sinon réellement la plus frileuse, en matière de préservation de la planète. Obama qui accorde des droits à polluer (« un Etat qui pollue plus rachète de «parts» de pollution à un État qui pollue moins ») :

Brad Plumer, du site d’informations Vox, a calculé que la loi du président Obama ne ferait baisser les émissions que de 6% d’ici 2030. Les spécialistes du climat et les autorités internationales, de leur côté, souhaitent que les États-Unis aient réduit leurs émissions de 80% d’ici 2030. Le pays est loin du compte.

James Hansen, ancien scientifique du climat à la Nasa, déclare :

Nous avons deux partis politiques, et aucun d’entre eux ne veut voir la réalité en face. Les conservateurs prétendent que le changement climatique n’est qu’une supercherie, et les solutions proposées par les libéraux sont des non-solutions. […] Non, on ne peut pas régler le problème sans un changement radical, et ça veut dire qu’il faut être honnête sur les prix des énergies fossiles.

C’est encore et toujours Obama (mais je ne le blâme pas personnellement, mais en tant que représentant très visible du courant politique majoritaire dans le monde) qui autorise nos bons amis de Shell (cités plus haut) à explorer l’Arctique (et pas pour y observer les ours polaires) :

Shell a en effet annoncé, après l’approbation du président des États-Unis, Barack Obama, qu’il allait reprendre ses explorations pétrolières en Arctique dès cet été [2016].

Mais il faut dire que pour Obama (comme pour tout président des Etats-Unis qui se respecte), l’important c’est ce qu’il se passe chez lui :

Obama annonce qu’il se rendra mercredi, à l’occasion de la Journée mondiale de la Terre, dans le parc national des Everglades, en Floride (sud), « un des lieux les plus singuliers du pays, mais aussi un des plus fragiles ». Dans cette partie du pays, « la montée du niveau des mers met en péril un trésor national et le moteur économique de l’industrie du tourisme ».

On peut mourir de rire… ou de honte. Alors c’est ça, le grand danger du réchauffement climatique : la menace pour l’industrie du tourisme ? Pas les réfugiés climatiques, pas les catastrophes sanitaires, écologiques et humanitaires. Non, juste le tourisme ! On comprend qu’avec un tel niveau de conservatisme et d’occidentalisme (ethnocentrisme occidental), on soit très loin de se mettre à la hauteur des enjeux et de nos responsabilités: car, faut-il le rappeler, ce sont bien les USA qui sont à l’origine de la plus grande part de production de CO2 ! Même si dans les faits, ils sont désormais le deuxième émetteur après la Chine, cette dernière travaille essentiellement à produire des biens pour l’Occident (c’est l’usine du monde occidental) sous la houlette de groupes industriels occidentaux : par conséquent, on peut dire que ce sont bien les USA qui sont en pointe sur les émissions de CO2.

Dernier exemple en date de cette fausse politique écologiste, véritable allié du capitalisme bourgeois, la très ridiculement médiatisée COP21, ou l’histoire de l’éléphant qui accouche d’une souris, ou comment se donner une nouvelle fois bonne conscience le temps de ne rien changer. Bilan de cet « évènement sans précédent » ? Un texte vague et ridicule, bar dé d’accords non-contraignants dans l’habituel jargon du droit international, laissant comme toujours le choix aux Etats d’agir comme bon leur semble, et n’ayant même pas haussé le niveau d’exigence au point d’établir des seuils clairs de lutte contre le réchauffement – on parle d’un maintien en deçà de 1,5°C plutôt que de 2°C, mais :

« Le reste du texte n’est pas conforme à l’objectif d’une hausse maximum de 1,5°C », estime Mohamed Adow, de l’ONG Christian Aid. Il n’y a, d’après lui, pas suffisamment d’engagements à court terme pour y parvenir.

Autre exemple parmi d’autres, concernant la reconnaissance des « pertes et dommages » :

Il s’agit de reconnaître que la pollution causée par les pays développés a eu des répercussions irréversibles sur certains territoires. […]

“C’est une bonne chose en apparence, mais le texte lui-même est plutôt décevant sur ce point », regrette Gerry Arrances, coordinateur du Mouvement philippin pour la justice climatique. L’article qui traite de cette question exclut, en effet, de pouvoir engager la responsabilité d’un État pollueur et de lui réclamer réparation. « Les États-Unis n’en voulait absolument pas et il est difficile de se battre contre eux”, reconnaît cet activiste.

Le fait que tous les fantoches se soient empressés de s’auto-congratuler devant la presse avant de déguerpir sans demander leur reste démontre le peu de cas qu’ils font de la véritable résolution de cette question.

COP21-celebration
Le bal des faux-culs

Car si rien n’est tranché, choisi, décidé avec vigueur, où peut donc se situer la « victoire » ? La victoire de quoi, au juste, sinon celle de l’immobilisme, des atermoiements sans fin ? La liberté, c’est avoir le choix ; et choisir, c’est renoncer – c’est agir consciemment en politique. Il ne suffit donc pas qu’un gouvernement, ou des individus, aient le choix : faut-il encore qu’ils l’exercent pour de bon ! Or, quand on promulgue quantités de lois qui sont des « ni-ni », on fait le choix étrange de renoncer à choisir : comme si l’on pouvait être libre sans renoncer à rien – avoir le beurre et l’argent du beurre. Et c’est la promesse sans cesse renouvelée du capitalisme bourgeois : « ne renoncez à rien, il n’y a rien à quoi renoncer ; ceux qui vous disent le contraire sont liberticides. » Dans ce contexte, être un consommateur équivaut à un être un électeur : on participe à un marché de l’offre et de la demande dont le fonctionnement régit directement la continuation du système tel qu’il est, ou son arrêt. Il n’est même plus besoin de glisser un bulletin dans l’urne (qui y croit encore ?) : le choix du remplissage de son panier de courses est un acte politique bien plus puissant. Un panier de courses vide, et c’est le système, non seulement économique, mais aussi politique bourgeois tel que nous le connaissons, qui s’écroule. Si l’on connaît les moyens, on ne répond pourtant pas à la question fondamentale, qui est : à quoi bon la désobéissance civile et la résistance passive au consumérisme pour écrouler le système ? Il faut d’abord savoir : pour le remplacer par quoi ? On ne peut se contenter d’une critique, il faut des forces d’adhésion à des projets alternatifs viables, réfléchis et présentés en toute transparence dans leurs implications et leurs choix – leurs renoncements et leur responsabilité.

A partir des réactions face au réchauffement climatique, qui pose un débat devenu hautement sensible, révélateur de la question incontournable qui est posée à notre modèle occidental de développement, on peut distinguer différents groupes :

  • les sceptiques (qui voudraient toujours faire comme si de rien n’était – « heureux soient les ignorants et les simples d’esprit »),
  • les radicaux-socialistes, eux-mêmes subdivisés en deux catégories :
    • les cyniques, qui tiennent des discours purement électoralistes et gouvernent en toute collusion avec les capitalistes bourgeois,
    • les gentils (mollassons), dindons de la farce, profiteurs à la petite semaine, disposant de convictions sincères qui ne résistent pas à l’épreuve de l’exercice du pouvoir,
  • les écolos cataclysmiques « décroissants » (dont je parle plus bas).

Et malheureusement, on a peine à trouver la voix d’une autre catégorie, qui serait celle d’un rationalisme écologique complètement intégré à de nouvelles politiques, proposant par conséquent des projets de société durables, construits et véritablement alternatifs, rompant définitivement avec le capitalisme bourgeois sans pour autant céder à la tentation primitiviste du retour abscons à la nature. Des politiques qui seraient les enfants parricides de l’Occident – mais enfants tout de même, ayant à faire le choix délicat et hautement politique du sort de leur héritage. C’est précisément ici que se situe la nécessaire invention de formes de frugalité (j’y viens ci-dessous), comme filiation de l’Occident, refonte et renouveau unique en son genre d’une civilisation qui enfanterait avant de périr par suicide (selon le principe de Toynbee selon lequel toute civilisation meurt par suicide).

 

Les mythes de la décroissance

Il faut donc commencer par dire en quoi la « décroissance » ne constitue aucunement une solution aux problèmes avérés qui sont posés.

Mais qu’est-ce, d’abord, que la décroissance ? C’est une idéologie vague, cantonnée assez largement au domaine théorique, puis un mouvement contemporain fait de quelques idées simples et de slogans égrainés du type « sobriété heureuse », « simplicité volontaire » et incarnée par une poignée de gourous dont se revendiquent les « décroissants » et dont la pensée est le plus souvent synthétisée et exploitée de manière superficielle par ces derniers ; pêle-mêle : Gorz, Illich, EllulCharbonneau, Latouche, Rabhi, Bookchin, Thoreau, Meadows, etc… Usual suspects de l’écologie politique ou sociale. Serge Latouche déclare lui-même :

La décroissance est simplement un slogan.

Chacun pris à part, les écrits et pensées de ces personnalités démontrent des idées intéressantes autour de la notion de liberté individuelle (mais souvent, il ne s’agit que d’une dérivation de penseurs plus anciens), une critique assez homogène (et à laquelle je m’accorde) de la société de production occidentale, mais un manque d’inventivité en matière utopique. Mais à vrai dire, tant que la décroissance reste une recherche (qui manque certes de résultats) d’alternatives, il n’y a rien à en critiquer. Au contraire, sur le plan politique, toute contribution est bienvenue. Tous ces travaux semblent par contre manquer de coordination pour pouvoir produire des résultats intéressants ; toute synthèse semble impossible pour le moment. Dans cette note de lecture sur l’ouvrage Objectif décroissance. Vers une société harmonieuse, on peut lire :

Il est parfois difficile de bien cerner la position des auteurs sur ce que signifie la mise en œuvre de la décroissance. Si Willem Hoogendijk parle de restaurer une « véritable croissance économique » qui « tient compte des coûts ignorés par les indices officiels », Serge Latouche ironise de son côté sur les inventions de nouveaux paradigmes de développement.

Plus loin :

Ce qui rassemble les contributions, c’est davantage une posture contestataire (à l’égard de la croissance, du  consumérisme, de la mondialisation…) qu’une vision commune des moyens à mettre en œuvre pour parvenir à la décroissance soutenable.

 

Plus problématique est le penchant actuel au militantisme décroissant qui, s’il ne produit rien ou presque sur le plan théorique, veut faire une révolution sans idéal, une révolution « contre », « anti ». Contre la mondialisation, il répondent par la relocalisation. Contre la consommation, ils répondent par la sobriété. Contre la voiture, ils répondent par le vélo (les transports en commun, c’est déjà trop « sale »). Ils érigent un anti-système qu’ils croient pouvoir faire émerger comme un alter-système : dangereuse erreur d’appréciation. Car « aller contre » ne signifie pas automatiquement « aller vers » (autre chose). Des obligations ou des interdits divers, proférés contre les habitudes du monde occidental, ne suffisent pas à ériger un « système », ni à définir une « voie » ou une « vision ». C’est ce dont ils manquent cruellement.

La vision que certains offrent, justement, en refusant le modèle occidental, c’est un retour poisseux à la glèbe, comme si la nature devait revenir nous coller aux sabots. La décroissance est dans ce cas une mythologie, une croyance sans fondement rationnel, une déraisonnable tendance au rétrécissement, un retour au primitif, une reculade, une rebuffade face à un futur trop incertain et risqué. Il s’agit d’une divinisation de la nature sans innovation, sans vecteur d’avenir, sans espace public (politique) autre que celui du commerce du fromage de brebis et des céréales (quand ce n’est pas la cueillette). Comment, dans ce cas, ne pas constater à quel point un tel anachronisme donne de l’eau au moulin des capitalistes bourgeois ? Si le monde de demain doit se choisir entre ces deux extrêmes, on comprend la perplexité d’une large partie de la population qui, bien que consciente des méfaits du capitalisme bourgeois, redoute tout autant le joug du pastoralisme. Un joug qui présente l’inconvénient de rendre les populations ex-occidentales à la merci de la première junte militaire venue. Inconséquent est ce « projet ».

Inconséquentes aussi sont les actions « coup de poing » de quelques agitateurs tels que les casseurs de pub, démonteurs de McDonald’s, faucheurs d’OGM, empêcheurs de transporter de l’uranium, dégonfleurs de pneus de grosses voitures 4×4, etc. Tous ces happenings où souvent la violence déborde nous ramènent au temps des luttes à coups de massue. Luttes qui ne font certes pas le millième des victimes de la violence sourde du capitalisme bourgeois, mais qui par leur symbolisme sont, une fois encore, des repoussoirs puissants et les alliés du conservatisme. Ces actes sont le fait de provocateurs qui ne savent pas où ils vont, ni veulent aller – et qui rentreront certainement dans le rang rapidement, en parfaits citadins intégrés et instruits qu’ils sont. En ce qui concerne leurs « idéaux », ou plutôt « idées » pour sortir de l’affreux monde consumériste (dont ils sont pourtant les agents certains), ils développent quelques initiatives de faible envergure non systémiques (non politiques) pour se donner bonne conscience, par exemple (source : ATTAC) :

Consommer moins : « austérité joyeuse » (Gorz, Illich); « sobriété consciente et volontaire » : renoncer à une partie du confort matériel pour aller vers la convivialité, développer les relations sociales, culturelles…. Ex : remplacer le frigo par une pièce froide, l’aspirateur par le balai, la voiture par le vélo…

Et l’iPhone (qu’ils promènent dans leur poche) par quoi au juste ? Et aussi (même source) :

Travailler, produire, dépenser et consommer moins : aller vers l’auto-consommation, participer à des AMAP [association pour le maintien d’une agriculture paysanne], à un réseau SEL [système d’échange local] : revenir à l’éthique, au don, opérer une rupture dans nos imaginaires de croissance et de consommation.

Toutes ces initiatives s’inscrivent dans la société telle qu’elle est, sans en remettre en cause les contours. Pire : les individus qui prônent ces idées sont en fait des pratiquants du « green washing ». Ils se donnent bonne conscience à travers leur « consommation équitable », leur « esprit village », leurs « déplacements urbains à vélo », etc. mais ce sont des citadins purs et durs, conservateurs avérés du système en place, radicaux-socialistes en ce qu’ils baignent dans l’eau tiède du béni-oui-oui , réformateurs, c’est-à-dire continuateurs, améliorateurs, pensent-ils, du système en place. Il n’y a pas chez eux de remise en cause radicale du modèle, simplement quelques comportements superficiels arborés fièrement comme un engagement de haute lutte. C’est Charbonneau qui a écrit, dans Le jardin de Babylone (en 1969 !) :

Nous salons nos mets avec du sel gris, et nous mangeons du « pain paysan » cuit au feu de bois et non au mazout ; mais depuis qu’il n’y a plus de campagne c’est à Paris qu’il faut le chercher. Riches, nous payons très cher le luxe de la pauvreté : les paniers, les pots, la bure fabriqués à la main. Au prolétariat tout ce qui est neuf, net et verni ; à l' »élite » tout ce qui est vieux, rugueux, écaillé.

Écrasant constat d’actualité… Charbonneau écrit aussi : « ce n’est pas d’un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d’une vie moins artificielle » ; je formulerais de mon côté : l’écologie n’est pas un week-end dans un gîte rural, entre transports en train et autopartage, manger et boire local, puis retour au bercail minéral (car on ne va tout de même pas vivre toute notre vie avec des bouseux intellectuellement et culturellement arriérés – mais comment peut-on ne pas être parisien ?). Ça, c’est précisément le lifestyle de la masse citadine moyenne-supérieure – soit de l’électorat et des travailleurs disciplinés qui sont les acteurs essentiels du capitalisme bourgeois.

« Quand je suis dans les territoires et provinces de France, si vous saviez comme je me sens parisien ! » – Sarko le Parigo

Le document d’ATTAC déjà cité conclut :

Problème : ces solutions procèdent d’une démarche individuelle mais il faut articuler cela à un projet politique.

 

La décroissance paraît creuse politiquement, mais aussi génératrice de vide politique : elle veut s’imposer au travers de ses réseaux militants comme le nouveau camp du bien, un autre totalitarisme, une autre forme de dogme qui condamne abruptement et semble faire peu de cas de la plurivocité et de la création de l’espace public démocratique. Cette décroissance militante confond l’instauration d’une société aux normes précises et strictes (qu’ils ont vaguement en tête, sans qu’ils ne se soient véritablement projeté dans ses complexités inhérentes), au mode de vie défini (en termes de conditions de sociabilité, d’organisation du travail, etc.) et le fait que les problématiques écologiques constituent une injonction à abandonner le modèle capitaliste bourgeois. Il s’agit pourtant de deux sujets différents. Ils manquent la phase de transition, d’ouverture de l’espace politique à partir duquel seront discutés et adoptés démocratiquement des modèles nouveaux potentiels. En négligeant cette étape essentielle, ils ne peuvent éviter les errements dont Platon donne l’exemple lorsqu’il rédige La République : ils présupposent qu’il existe une vérité ou un bien en soi dont le raisonnement théorique pourrait fournir les clés absolues. Chez Platon, cela se traduit par la tyrannie du philosophe-roi.

Cela revient à dire que la décroissance est pensée comme une transcendance, un commandement d’ordre divin, supra-humain. Or c’est précisément l’homme qui a pris conscience, par des moyens scientifiques qu’il a développés, des dangers de la croissance sans limite. Quand les décroissants souhaitent placer l’humanité sous le joug des lois de la nature afin de préserver la planète, la connaissance humaine permet de dépasser cette contrainte et d’aller vers la recherche de solutions innovantes, qui ne sont pas une soumission au règne de la nature, mais l’établissement d’une politique responsable, consciente des excès, les mesurant avec précision et entreprenant des mesures radicales et profondes afin de les guérir.

La décroissance comme croyance est une « délégitimation du politique » (selon les termes de Jean-Marie Harribey dans ce document) au profit du religieux. Alors certes, tout cadre religieux, ou croyance, ou foi est un présupposé de tout projet de société, ou civilisationnel : cela ne doit pas pour autant empêcher la politique d’évoluer le plus librement possible au sein ce cadre, le plus ouvert possible, servant essentiellement à « la limitation des contingences », un cadre qui doit être restrictif a minima, normatif a minima, et certainement pas « moral », mais pratique – c’est ce que j’ai défini comme utopie métapolitique libérale (un cadre similaire dans sa forme au projet kantien de paix perpétuelle) – définissant des limites et des objectifs, mais sans affirmer les moyens uniques et définitifs d’y parvenir (et les modes de vie qui s’y rapporteraient). Les nécessaires renoncements et limitations associés à ce cadre doivent être minimaux et le moins intrusifs possibles. C’est pourquoi l’écologie doit être pensée comme contrainte, et non comme un objectif, une fin en soi. C’est une limitation qui nous est exigée, mais qui ne doit circonscrire qu’a minima le champ des possibles politique : ainsi, on persiste dans un humanisme, c’est-à-dire dans la primauté de l’homme, l’homme au centre, tandis que la décroissance ou l’écologisme tendent à expulser l’homme du jeu et à placer la nature à la fois en mère nourricière et en mère fouettarde, à laquelle on doit obéir sans discuter sous peine d’en être punis.

Cela constitue un premier repoussoir à cette démarche de décroissance.

 

Le deuxième repoussoir provient de la notion même de « dé-croissance ». Dans la note de lecture déjà citée ci-dessus, il est écrit :

Des questions non posées sous-tendent cette divergence [concernant la question du développement] : faut-il revoir le mode d’évaluation de la croissance, en intégrant des paramètres écologiques, sociaux, des indicateurs de bonheur individuel… ? Ne persiste-t-on pas alors à vouloir maximiser la croissance, à perpétuer le paradigme de l’efficacité et du progrès et l’idée selon laquelle on peut quantifier la performance d’une société ? Vaut-il mieux cesser de viser la «maximisation» de la croissance, quels que soient les paramètres qui la définissent ? Ou même cesser tout simplement de s’y référer (Poulenard considère que le terme «décroissance » est lui-même « trop économique pour la société que nous voulons construire ») ?

Or il n’y a, selon moi, pas de modèle de société sans une forme de « croissance » (ou « capitalisme premier »), c’est-à-dire une perspective de long terme, une société qui se donne des buts et contribue à les faire advenir, un projet civilisationnel. La décroissance refuse de considérer le capitalisme (premier) pour ce qu’il est : un processus d’accumulation de richesses, strictement nécessaire à toute civilisation donné, qui correspond au principe et à la cause de chaque civilisation. Le positionnement de Latouche (cité plus haut), par exemple, qui raille tout processus de « développement », toute mesure de développement, illustre bien cette confusion, qui entraîne soit vers l’obscurantisme (rejetant la science totalement, y compris en ce qu’elle peut nous apporté de clarté, donc de responsabilité), soit vers le primitivisme, ou les deux à la fois (plus probablement). Il y a donc confusion entre croissance économique (ou croissance du modèle capitaliste bourgeois) et croissance tout court – celle-ci pouvant révéler des réalités bien différentes. Cette décroissance jette donc le bébé avec l’eau du bain.

Ce qui advient, c’est que l’on substitue alors un despotisme économique par un despotisme social : pas sûr que l’on y gagne grand chose. Ce despotisme social c’est la tentative de la « suppression du désir » d’accumulation, dont on nous assène qu’il est à jamais inassouvi, tandis que la « sobriété » est heureuse. La décroissance ressemble à une réunion d’alcooliques anonymes en cours de sevrage ! Mais pire, c’est une castration sociale, économique et politique ; c’est un nouvel universalisme qui proclame qu’il ne faut rien vouloir. Il semble aussi que c’est un sentiment douloureux chez ceux qui le prônent : une revanche à prendre envers les prétentieux, ceux qui nous écrasent et nous humilient. Or, même si objectivement on a été humilié, la revanche n’est pas une option politiquement soutenable.

Ils désignent de fait la croissance économique, la richesse (qu’ils confondent eux aussi, comme Macron, avec les richesses – le capital, le patrimoine), comme leur ennemi : il s’agirait pour eux uniquement des biens (actifs tangibles ou financiers) détenus par un petit nombre. Vengeance envers ce petit nombre ! Faire payer ce petit nombre, ou, à défaut, faire en sorte de le déposséder. Par opposition, ils considèrent le fait social (les relations humaines, sans plus de détail) comme les « véritables » et bénéfiques richesses. Vision partiale, car l’un ne va jamais sans l’autre, car la civilisation se définit par ces relations du capital et du travail, par la manière dont le capital est inséré par le travail dans le processus constant de production (pour paraphraser Braudel). Matérialisme certes, mais inéluctable, ni bon ni mauvais, nécessaire débouché d’un acte politique libre (dans le cas le plus favorable) ou de despotismes aux formes variées (dans le cas le plus courant). La décroissance va déjà trop loin, elle présuppose trop, elle est trop intrusive, et elle se trompe d’hypothèses : les décroissants sont dans le « tout ou rien » lorsqu’ils critiquent le « capitalisme » en général, faisant l’amalgame entre capitalisme premier et capitalisme bourgeois, et ce faisant, il ne fondent plus l’Histoire que sur le social, en interdisant l’augmentation du patrimoine : il faut donc considérer à quoi ils renoncent en termes de progrès.

En second lieu, considérer qu’il faut arrêter la production de richesses sous prétexte que l’on rencontre un point dur, c’est renoncer avant même d’avoir tenté de dépasser ce point dur. C’est un principe de précaution : on renonce avant même d’avoir mesuré les difficultés, et essayé d’envisager des solutions variées. On fait demi-tour face à l’obstacle, on le refuse. C’est comme si on n’avait jamais traversé les océans par croyance que la terre est plate. C’est comme si on n’avait jamais inventé l’aviation sous prétexte que l’homme ne vole pas. Tactique de l’autruche qui amène aux mêmes errements que le capitalisme bourgeois : que l’on aille dans l’une ou l’autre direction, l’important est de croire que c’est la seule direction envisageable – et non d’exercer l’esprit le plus critique et instruit à envisager des voies variées possibles, c’est-à-dire de reposer la question de la définition des richesses, ce qui revient à tenter de reformuler les bases d’une civilisation. Marx écrit, dans le Manifeste du parti communiste :

Les premières tentatives que fit le prolétariat, en un temps de bouleversement général, au temps où l’on renversait le régime féodal pour faire prévaloir son propre intérêt de classe échouèrent de toute nécessité. Elles échouèrent parce que le prolétariat lui-même n’avait atteint encore qu’un développement rudimentaire, et parce qu’il lui manquait les conditions matérielles de son émancipation, lesquelles précisément ne sont qu’un produit de l’époque bourgeoise. La littérature révolutionnaire qui accompagne ces premiers mouvements du prolétariat est d’essence nécessairement réactionnaire. Elle enseigne un ascétisme universel et un égalitarisme grossier.

On pourrait dire que les décroissants de 2016 en sont là aussi : réactionnaires et non émancipés, englués dans les conditions matérielles d’un présent capitaliste bourgeois dont ils ont grand peine à s’extirper. Exemple de cet engluement, Tim Jackson, auteur notamment de Prospérité sans croissance : la transition vers une économie durable, écrit ici :

Les germes de la nouvelle économie existent déjà dans l’entreprise sociale communautaire locale : les projets énergétiques communautaires, les petites propriétés biologiques, les marchés fermiers locaux, les coopératives slow food, les clubs sportifs, les bibliothèques, les centres communautaires de santé et de forme physique, les jardins et les parcs, les services locaux d’entretien et de réparation, les ateliers d’artisanat, les centres d’écriture, les activités d’extérieur, le yoga, les arts martiaux, la méditation ou la musique et le théâtre communautaires.

D’une part, Jackson confond des activités productives, contributives et de pur loisir. D’autre part, sa vision n’est qu’une perpétuation, « améliorée » certainement selon lui, de la société capitaliste bourgeoise que nous connaissons. Il suffit de retirer les termes « communautaire », « local » et « biologique » pour ne voir aucun changement. Vision réactionnaire donc, puisque reprenant à l’identique une trame bien connue, en changeant simplement un peu la teinte. Vision bornée, circonscrite au monde tel qu’il est. C’est peut-être le pire risque que fait encourir cette mauvaise, pâle, embrumée et molle conception de la décroissance (là où l’on attendrait du tranchant, du vif, du coloré, du fertile, un foisonnement d’idéaux cohérents) : encore un relativisme nihiliste du désespoir. Car en ne croyant en rien, en n’ayant aucune conviction, en pensant qu’au final, tout se vaut, on ne choisit plus rien, on ne construit plus rien que des décombres, et on ne vit même plus. Ce versant de la décroissance anti-système sans vision pourrait être résumé par :

Tout est permis (pour faire écrouler le système), mais plus rien n’est possible (car mère nature a dit « assez »). (donc tout est finalement interdit)

Concernant les conditions matérielles de vie dont parle Marx, Jean Zin déclare :

Je me sens très proche de Serge Latouche à qui j’apporterais volontiers mon soutien. Simplement, je ne cherche pas comme lui à « décoloniser notre imaginaire » car ce n’est pas notre imaginaire qui est colonisé mais nos vies et il faudrait proposer des alternatives matérielles plutôt que des bons sentiments, question d’organisation collective encore, plus que d’état d’esprit.

Des conditions matérielles nouvelles et cohérentes, donc un projet de civilisation qui peut marcher sur ses pieds de façon autonome : voilà un travail qui n’a aucune raison d’être nommé « décroissance ». Dennis Meadows déclare à ce propos dans cette interview, à propos de la décroissance :

C’est un terme horrible. […] Le terme lui-même est un suicide politique, il est totalement négatif.

J’ai une amie japonaise qui veut démarrer un mouvement de décroissance, elle a appelé cela le « centre du bonheur humain et des systèmes alternatifs ». C’est exactement la même chose mais ça passe beaucoup mieux !

Non, précisément parce que l’intitulé n’a rien à voir, il ne peut s’agir du même projet : car entre la décroissance et les systèmes alternatifs, quel monde ! Philippe Bihouix tente une réconciliation, mais on sent aussi que c’est bancal :

Je préfère la décroissance choisie, intelligemment choisie, avec pourquoi pas un peu d’innovation, technique ou sociale d’ailleurs, plutôt que rester dans un scénario de statu quo qui mène tout droit à une décroissance subie, plus violente.

La « décroissance » associée à « l’innovation technique » ? Ça sent l’oxymore à plein nez, n’est-ce pas ? C’est pourtant précisément la manière dont il faut penser les choses, et dans ce cas, « alter-croissance » convient bien mieux, au grand dam des ayatollahs de l’anti-croissance primaire.

 

La frugalité comme système économico-politique contraint

Pour ma part, je préfère utiliser le terme de « frugalité », qui n’a rien à voir avec la dé-croissance, qui est au contraire une « mieux-croissance » : mettre l’accent sur ce qui est durable, essentiel, capital, sur ce qui va profiter à la génération courante et aux suivantes, et permettre d’entretenir des cycles de renouvellement sociaux, culturels, économiques et politiques vertueux, c’est-à-dire non inhibiteurs des potentialités futures, mais au contraire dispensateurs de pluralité et de respect de l’altérité dans une éthique de l’hospitalité toujours reconduite. En résumé, la frugalité correspond à la responsabilité d’éviter de brûler le torchon par les deux bouts en déclarant : « après moi, le déluge ! » Michel Bauwens résume parfaitement la situation en ces termes :

Une bonne régulation doit protéger les utilisateurs et les travailleurs contre une puissance potentiellement monopolistique sans pour autant protéger l’ancien modèle contre l’innovation.

Se préserver du monopole du capitalisme bourgeois (et de toute autre forme de monopole « décroissant », par opposition) et faire advenir l’innovation : on est en plein processus de destruction créatrice ! Osons dire le mot : de libéralisme (véritable, ou originel). Mais comment concilier libéralisme, ou liberté maximale en tous domaines, recherche et expansion incessante des libertés, et contrainte de frugalité (qu’il nous faut dorénavant porter comme un boulet au pied), tel est le problème qui se pose devant nous.

Plus que jamais, la frugalité nous est imposée ; certes, rien n’a jamais été présent en telle abondance que les hommes en soient rassasiés et ne se cherchent pas querelle, ne perdent pas leur temps et des vies à faire la guerre, à espionner et à comploter – mais la prodigalité était encore vertu de la nature, alors qu’elle est désormais vice humain, et que seule la frugalité, qualité devenue nécessité humaine, est requise. Le monde est cerné, à tel point qu’il étouffe sous la pression que l’humanité exerce sur lui. Mais si l’humanité exerce cette pression, ce n’est pas par volonté de nuire, c’est inconsciemment, c’est malgré elle ; sans la science, on imputerait certains des maux que nous subissons, et les maux qui s’annoncent à venir, à quelque hasard catastrophique : jamais l’homme ne se tiendrait pour responsable des conséquences néfastes dont il continuerait, ignorant, à chérir les causes. Même les apôtres de Mère Nature, de Gaïa, de la vengeance d’une Nature personnifiée et divinisée qui ferait payer aux hommes leurs mauvais traitements, même eux, descendants des sociétés aux rites primitifs, aux sacrifices destinés à favoriser les pluies ou à rendre le gibier foisonnant, s’appuient sur la science dès lors qu’il s’agit d’accuser l’homme (ils ignorent cette même science lorsqu’elle les contredit dans leurs fantasmes).

L’écologie est le produit de la science, comme un mariage de la biologie et de la physique ; activité humaine en propre, elle conditionne dorénavant – en tant qu’ajout à la connaissance – une autre activité humaine : la politique. La politique ne peut plus être la même depuis que l’écologie a apporté une dimension supplémentaire à la question des destinées humaines. Avec elle, la rareté n’est plus le fait de ce que l’on ne trouve guère, mais de ce que l’on risque de ne plus jamais trouver. C’est une élévation de l’intensité de notre relation avec le monde, qui se noue à présent dans le long terme, alors qu’elle n’avait jusqu’ici été que de court terme, simplement utilitaire. Plus encore, la politique se voit conférer la tâche inédite de sauvegarder la planète, alors qu’elle n’était jusqu’alors qu’une activité pour l’homme : c’est que l’humanité vit au sein d’un édifice délabré qui menace de s’effondrer sur elle. A l’anarchie libertaire de développements humains sociaux variés et insouciants semble devoir succéder une ère de précaution qui n’est en rien une chance, car c’est tout le champ des possibles qui s’en trouve réduit, c’est toute la politique comme potentiel latent de libertés qui en est estropiée : la frugalité, il faut en être conscient, est une pénitence ; c’est la violence envers nous-mêmes que nous ne pourrons éviter.

La science doit nous aider à choisir rationnellement une voie qui est celle qui se situe entre une insuffisance de violence (qui nous mènerait à terme à une violence subie exponentielle – c’est le parti du capitalisme bourgeois qui se voile la face) et un excès de violence (qui serait une mise à mort de la politique, des mesures disciplinaires extrêmes, un totalitarisme – c’est la foi des décroissants les plus obtus). C’est cette voie que je veux nommer frugalité.

La frugalité est une contrainte anti-politique et une violence certaine. C’est une nouvelle condition humaine qu’il va falloir apprendre à apprivoiser. C’est le choix de l’auto-limitation, et c’est aussi, dans le monde commun de la nature où les frontières sont abolies, la violence de la limitation d’autrui. Ceux qui parlent d’écologie punitive, qui prennent cette violence réelle comme une punition, sont comme des enfants capricieux qui hurlent lorsqu’on leur interdit de mettre les doigts dans la prise électrique. A la différence des enfants, ils disposent pourtant de l’esprit de raison. Si, face à l’accumulation accablante de preuves, face à la certitude du danger encouru, ils poursuivent leur désobéissance suicidaire, s’ils se renfrognent et se braquent, alors ils perdront tout : ignorants volontaires, il vivront dans un monde dont ils n’accepteront pas que les limites qui leur sont imposées sont un mal nécessaire – et donc, si ce n’est un bien, un moindre mal – et se sentiront punis et brimés, révoltés stérilement. Ils vivront la frugalité de la manière la plus anti-politique qui soit, comme une politique subie par défaut, une condamnation. Or, ce qu’il reste à sauvegarder de liberté est précisément la manière dont sera négocié ce virage, cette nouvelle condition humaine.

Traîner un boulet ne fait plaisir à personne, mais ce n’est pas pour autant qu’il faut cesser de se mouvoir. Au contraire, ce nouvel apprentissage de la marche doit aussi nous donner envie de courir à nouveau ; ce ne sera pas la même course, la même technique de course, les mêmes mouvements, mais ce doit être une course : surtout pas un renoncement, un arrêt, ou, pire, une reculade.

 

La frugalité est tout sauf un idéal, c’est un cadre obligatoire, un conditionnement conscient, une servitude volontaire qui doit être la plus légère et la plus restreinte possible. Suivant l’adage de Rousseau : l’obéissance à la loi que l’on s’est prescrite est liberté. Certes, cette loi nous est en grande partie imposée, mais elle offre encore (pour combien de décennies avant que la situation ne devienne intenable ?) le loisir d’être adaptée par chaque peuple. Il ne faut pas en faire un dogme et une fin en soi comme les décroissants : qu’ils accomplissent leur modèle de société s’ils le souhaitent, mais qu’ils ne l’imposent pas au monde avec l’argument fallacieux du TINA (« there is no alternative ») de Tatcher, cette fois renversé contre le capitalisme bourgeois : on voit comme un camp du bien a tôt fait de chasser l’autre – et de toujours persister dans l’unilatéralisme totalitaire aux airs supérieurs.

Sans jamais aller jusqu’à affirmer le caractère louable de la contrainte de frugalité, on peut néanmoins se réjouir du fait que la frugalité, considérée de la manière la moins négative, puisse signer le retour du politique, en ce qu’elle oblige à des choix tranchés et profonds (c’est-à-dire structurants, et non superficiels). Avec la frugalité, c’est toute la question des richesses de chaque civilisation qui est remise au centre : la définition de ces richesses doit être reformulée pour respecter les contraintes de la frugalité. Tandis que certaines richesses seront conservées, d’autres seront adaptées, d’autres seront inventées, et d’autres enfin seront abandonnées : un processus radical de sélectivité et de transformation devra être entrepris, qui nécessitera une réflexion structurante animée par tous les acteurs de la sociétésles citoyens en leur majesté démocratique.

L’économie reprendra sa juste place subalterne, celle, utilitaire, de faire appliquer ce que des choix politiques démocratiques ont établi. Proudhon écrit, dans Philosophie de la misère :

L’homme intelligent, libre, responsable, est sous l’empire de la loi morale… l’économie politique n’est qu’une science qui examine les rapports des choses, et en tire des conséquences. Elle examine quels sont les effets du travail : vous devez, dans l’application, appliquer le travail selon l’importance du but. Quand l’application du travail est contraire à un but plus élevé que la production de la richesse, il ne faut pas l’appliquer… supposons que ce fût un moyen de richesse nationale que de faire travailler les enfants quinze heures par jour : la morale dirait que cela n’est pas permis. Cela prouve-t-il que l’économie politique est fausse ? Non : cela prouve que vous confondez ce qui doit être séparé.

Est-ce à dire, dans notre cas, que la frugalité devient une loi morale ? Elle le devient pour cette unique raison qu’elle est une loi matérielle : la morale de frugalité ne tire pas sa justification des cieux, mais d’une science d’observation, de mesure et de calcul qui nous alerte et aiguillonne notre responsabilité. Ici, nulle inversion entre la cause et l’effet. C’est notre responsabilité que nous avons élu au rang de morale, et c’est elle, et nulle autre, qui nous ordonne de nous contraindre à la frugalité : c’est une liberté que nous prenons d’abolir certaines de nos libertés, en pleine conscience d’hommes libres. En réalité, nous ne faisons rien d’autre que de chercher à vivre longtemps (en tant qu’espèce) – et cette responsabilité, cette morale de frugalité, n’est peut-être finalement qu’un instinct de survie collectif, situé au-delà des peuples.

Quelles seraient les manifestations de cet instinct de survie ? Ou, dit autrement : comment s’incarnerait une économie de la frugalité ?

 

Après le PIB, des alter-croissances ?

En préambule, quelques mots pour les mécréants – pas les autruches aux têtes enfouies, actrices du déni, mais pour ceux qui n’espèrent plus la naissance d’alternatives. Je voudrais simplement leur dire : si vous n’avez plus de volonté, n’ajoutez pas à cette médiocrité la bassesse d’interdire toute tentative. Car le monde ne manque pas d’énergies, de volontés humaines, il manque d’espace pour qu’elles éclosent : partout, l’uniformisation occidentale dit « non » à tout essai alternatif. Il étouffe tout jaillissement, il ne veut laisser aucune place au possible. Une masse complice et compacte lui donne sa force, tout à sa servitude volontaire, toute conformiste – d’un puissant et dévastateur conformisme flasque.

Oui, nous rencontrerons toujours une non-volonté de la majorité à s’auto-imposer des contraintes, à s’auto-restreindre. Il est à jamais impossible d’obtenir un consensus à ce sujet, c’est une perte de temps certain. Suivant le cours de choses, les contraintes seront imposées mécaniquement par la dégradation progressive et rapide des conditions de vie. La plupart des gens comptent sur la capacité (réelle et historiquement non démentie) de l’espèce humaine à s’adapter et à surmonter les difficultés qu’elle rencontre : ils ne comptent simplement pas les drames individuels et collectifs induits, les disparitions de civilisations, la succession des despotismes. A-t-on changé de paradigme parce que l’humanité pourrait s’éteindre ? Ce paradigme existe depuis l’invention de l’arme atomique – la question écologique ne fait que le confirmer. Mise au pied du mur, l’humanité sera d’autant plus véhémente et sans pitié (il n’y aura plus de place pour elle, lorsque la survie sera devenue l’unique enjeu). Des choix drastiques seront faits, des guerres seront menées, des exterminations aussi, des phénomènes morbides de temps de crise (Gramsci).

Il faut donc laisser des minorités actantes, militantes et convaincues, agir avec le plus de largeur possible. Les laisser adapter leurs modes de vie, les laisser porter la responsabilité qu’ils estiment la leur, en leur âme et conscience. Peut-être 2, 5 ou 10% d’une population donnée, d’un pays donné pourraient souhaiter, d’ores et déjà, changer. Pourquoi ne pas les laisser ? Par peur de l’effet boule de neige ? Par peur d’un mouvement démocratique ? Par peur du retour de la politique aux mains des citoyens ? Il ne s’agit pourtant que de laisser faire, pour constater les réussites et les échecs de chaque alternative envisagée : est-elle bénéfique, soutenable, ou même enviable ? Des expérimentations sur un marché ouvert. Il faut donc le réaffirmer : le morcellement de la vieille organisation en Etats-nations, puis de la superstructure des organisations supra-nationales ou des cadres d’accords internationaux est nécessaire : car ce monde a vécu et a démontré, sinon son incapacité chronique, du moins ses failles à s’adapter, c’est-à-dire à engendrer et accueillir le changement.

Il n’y a qu’un argumentaire possible : c’est celui de demander des espaces de libertés, de contraindre cette civilisation, qui se dit libre ou même « libérale », à mettre en conformité ses paroles et ses actes. L’argument de certains politiciens écologistes « nous serons tous touchés » n’est pas pertinent : chacun espère qu’il sera moins touché qu’un autre, que lorsque la vague arrivera à lui, ce ne sera qu’une faible houle. Le conformisme se complaît à cette idée. Le monde occidental se dit, dans sa large majorité, ceci : « nous serons les derniers à pâtir des effets négatifs des changements climatiques, et même des pénuries de matière première, car nous nous garderons toujours la part du lion, grâce à notre puissance économique et militaire. Les autres souffriront un maximum. Nous souffrirons peut-être un peu, mais mieux vaut attendre que de nous tirer une balle dans le pied dès aujourd’hui. » Il faut des traîtres à leur caste pour changer cet état de fait, et ils sont déjà nombreux, ces gens qui ont renié leurs héritages et veulent se tourner vers un autre chemin d’avenir. Ils ne seront jamais majoritaires, mais ce n’est pas une raison pour ne pas les laisser agir, localement, supportant tout le poids d’écrasantes responsabilités, infiniment précautionneux de l’objet de leur cause : que survive l’homme et ses libertés – pléonasme : l’homme est libre ou n’est pas.

Il est fort probable qu’il y ait au moins deux natures de forces minoritaires et alternatives capables d’entrer en sécession avec les Etats-nations actuels et leur modèle capitaliste bourgeois :

  • les nationalistes qui voudront s’enfermer au sein de leurs frontières en préparant un long hiver – ou plutôt : une douloureuse et lente traversée du désert,
  • les libéraux (je le dis au sens des défenseurs véritables des libertés) qui vont adopter un véritable cosmopolitisme socio-économique (citoyen du monde) en ouvrant leurs frontières et s’astreindre à la frugalité.

Entre les deux, une large majorité d’abord débonnaire va prendre position et devenir de plus en plus velléitaire au fur et à mesure que des événements de nature néfaste se produiront et les mettront sous pression. Ils devront choisir leur camp. Si par chance, tous les camps sont là (et pas seulement au nombre de deux, avec celui que le radical-socialisme a fait croître et agite comme un épouvantail dont il croit toujours venir à bout), s’ils sont bien établis et représentés, s’ils ont eu le temps d’expérimenter, de s’adapter et de s’améliorer, si leurs membres sont expérimentés et sauvent accueillir les nouveaux entrants, alors, dans ce cas idéal et souhaité, la révolution (réelle, provoquée par la nécessité) n’en paraîtra pas une : ce sera une adaptation en douceur, grâce aux pionniers qui auront balisé la voie. A l’opposé, en refusant d’accepter le changement, de devancer l’inéluctable par des tentatives multiples et riches en expériences, sans cette nécessaire anticipation, ce seront la panique générale, le désarroi et la peur qui vont dominer – la crise. Pouvoir défricher pour mieux évoluer : c’est toute l’autorisation qu’il faut demander.

 

Comment en finir avec l’économicisme, c’est-à-dire avec le règne de l’activité économique comme absolu et fin en soi, mesurée par un indicateur-roi qui se nomme PIB, et dont tous les efforts sont censés porter sur la croissance illimitée ?

On peut essayer de tracer plusieurs voies de l’économie frugale, sans volonté d’être exhaustif (car l’inventivité est largement attendue à ce sujet), comme applications de visions politiques différentes, d’interprétations variées de la contrainte de frugalité :

  • l’efficience,
  • le low-tech,
  • une sélectivité accrue,
  • le dépouillement,
  • le rapport au temps.

J’évacue de fait les trois impasses médiatisées dans lesquelles on voudrait nous enfermer :

  • la doctrine de décroissance égalitariste : une servitude envers l’Etat, un égalitarisme totalitaire privateur de liberté, la fin des civilisations, le retour au fétichisme et au primitif,
  • la doctrine pseudo-libérale du capitalisme bourgeois triomphant : servitude pour l’entreprise privée (lieu de règne du despotisme), poursuite aveugle du PIB, fanatisme irrationnel consistant à pendre en compte ce que l’on veut des découvertes de la science et à ignorer ce qui déplaît,
  • entre les deux : le compromis social-démocrate, radical-socialiste, ou Etat-providence, qui est la norme déclinante actuelle et qui cache de plus en plus mal ses accointances avec le capitalisme bourgeois.

Chacune à son niveau, et pour des raisons parfois opposées, aucune de ces « politiques » ne saurait tenir les promesses aberrantes qu’elles formulent.

 

Revenons-en donc à des possibilités viables.

L’efficience, tout d’abord, consiste à faire autant ou davantage avec moins. Elle n’est pas en opposition avec l’innovation, mais au contraire portée par l’innovation et le machinisme au service de l’humain. Faire mieux avec moins est un défi à relever pour une civilisation (voire le monde), et s’oppose frontalement avec la décroissance, qui est un aveu d’échec en forme de reculade, une capitulation rétrograde face aux enjeux du monde. A propos des acteurs de l’économie du partage, Michel Bauwens déclare :

Ces entreprises [Uber, Airbnb, Blablacar, Drivy, etc.] sont compétitives car elles concurrencent les hôteliers et les taxis en parasitant l’infrastructure déjà existante. Elles n’ont pas à investir dans la construction d’automobiles ou d’hôtels. Cela leur donne un énorme avantage car elles captent une plus-value du fait de cette efficacité.

Plutôt que de « parasiter l’infrastructure existante », je dirais plus volontiers que ces sociétés permettent de faire baisser les coûts de différents services en utilisant les capacités latentes des infrastructures sous-exploitées, y compris en transformant les possibilités d’usage de ces structures (en contournant les normes habituelles associées à ces usages – hôtellerie, transport, etc.) : il s’agit d’optimisation, donc exactement de frugalité : ne pas gaspiller, et maximiser le potentiel de ce qui existe. J’en vois déjà dire « chouette ! » (les capitalistes bourgeois) et d’autres (les décroissants) tomber de leur chaise. Il faut donc préciser. Oui, la frugalité est et doit être compatible avec l’économie de marché : ce qu’assène Braudel avec forces arguments historiques (et Rifkin, d’une certaine manière), c’est que l’économie de marché n’est pas le capitalisme bourgeois. Mais l’économie de marché est le meilleur moyen d’atteindre une efficacité optimale dans la rencontre de l’offre et de la demande – et c’est ce que requiert l’efficience : une diminution du stock inutilisé de capital, une mobilisation optimale du capital face à un patrimoine laissé inerte. Ce qui permettrait d’avoir des conditions de vie similaire (et en priorité, de faire diminuer la pauvreté) tout en consommant X fois moins.

Cette optimisation des ressources s’oppose très directement au capitalisme bourgeois, sauf si elle est récupérée par ce dernier de façon à ce que l’efficience soit interprétée comme « un moyen de dépenser moins afin d’avoir toujours plus » (un consumérisme) : dans ce cas, elle servirait le mythe de la demande infinie, des ressources infinies, et de la croissance infinie. Donc, afin que les choses soient claires : l’efficacité qui se satisfait du minimum s’appelle efficience. (par opposition : l’efficacité qui veut toujours plus produire s’appelle capitalisme bourgeois)

 

Le low-tech, ensuite, est directement lié à l’idée d’efficience. Philippe Bihouix déclare :

Le low-tech, c’est se dire : comment j’essaie de remplir au mieux les besoins, rester dans une civilisation acceptable et soutenable, malgré l’épuisement des ressources ? Low-tech veut tout dire et rien dire, c’est surtout un pied de nez au high-tech.

Dans cet article, on peut lire, à propos de Bihouix :

S’il était aux responsabilités en lieu et place de notre ministre de l’énergie et de l’environnement, voici à quoi ressemblerait son projet de loi de transition énergétique low-tech :

  1. Le grand programme d’isolation thermique des bâtiments : chacun enfile un pull.

  2. La voiture du futur : une 2 CV avec un filtre à particule.

Ça donne une idée plus claire de ce que signifie « low-tech », et en quoi être low-tech, c’est être efficient. Ici encore, low-tech ne rime en aucun cas avec décroissance : il s’agit au contraire d’être innovant, mais d’une manière bien différente de la high-tech, qui est une forme industrialisée de la recherche, placée sous le commandement des multinationales. Dans ce hors-série de la Revue des centraliens intitulé « Quels choix technologiques pour une société durable ? », Jacques Millery écrit :

L’innovation durable résultera en fait de l’ingénierie de systèmes  sachant  conjuguer  la  résilience  de  solutions  simples,  peu gourmandes en ressources, avec une utilisation mesurée à bon escient des technologies de pointe amenant un supplément d’efficacité au  bon endroit. Bref,  un  champ  d’investigation  passionnant  pour  les  ingénieurs  des générations futures.

On trouve des initiatives diverses récentes (par exemple, celles-ci) qui tentent de renouveler ce mouvement des « techniques douces » (low tech) qui a accompagné l’histoire humaine. François Jarrige déclare ici à ce propos :

Contre  le  schéma  modernisateur polarisé  par  la  seule  innovation  et  identifiant  l’industrie  aux  vastes machines  et  infrastructures  imaginées  par  les  laboratoires  et  les multinationales, ce sont les outils simples, ordinaires, bricolés qui ont longtemps façonné la vie des individus et accompagné l’industrialisation. Vivant dans un monde aux ressources et à l’énergie rare, les sociétés passées ont longtemps privilégié les low tech en recourant prioritairement à des outils simples, peu coûteux et fabriqués localement. […]

L’histoire des techniques devrait cesser d’être le récit linéaire de la victoire inéluctable des high tech sur les technologies anciennes pour penser plutôt la rivalité constante entre hautes et basses technologies, entre des technologies de la puissance fondées sur l’exploitation des ressources et la spécialisation des tâches et des technologies sobres et économes vers lesquelles devrait s’orienter la créativité des ingénieurs, malgré la pression des actionnaires et des pouvoirs publics.

Pour conclure sur ce thème, on dira que le low tech ne rime précisément pas avec faible productivité, mais consiste à conjuguer forte productivité et faible consommation : c’est une véritable recherche d’efficience. En voici un exemple dans le domaine de l’agriculture, avec la permaculture.

 

Une sélectivité accrue, c’est-à-dire l’acte de choisir ce que doit être produit, s’insère dans le champ proprement politique de l’économie frugale. Le low tech peut participer d’un choix de ne pas produire certains objets high-tech, et l’efficience s’obtenir en s’abstenant d’aller vers tel procédé de fabrication nécessitant par exemple des infrastructures lourdes et non rentables pour des objectifs de production restreints. Ce peut être aussi le choix de ne pas mettre en œuvre de normes trop contraignantes ou trop coûteuses à respecter. Ce pourrait être aussi, par exemple, chercher à baisser le coût de la vie (déflation) plutôt que de faire augmenter perpétuellement les salaires et les prix (inflation). Low tech, bas coûts, bas salaires, faible diversité de la production : voilà peut-être une trame de sélectivité économique à approfondir.

La sélectivité est ce qu’il y a de plus subjectif, ce qui ne saurait être globalisé sous peine de priver des peuples de ce qui est le fondement de leur culture et le ciment de leur société. La sélectivité doit donc être asymétrique et, bien que s’imposant à tous, chacun doit en définir sa configuration, c’est-à-dire hiérarchiser l’essentiel, qui sera maintenu coûte que coûte, et le superflu, qui sera abandonné. La sélectivité est peut-être ce qui va révéler les différences les plus fondamentales, les oppositions les plus fortes entre des sociétés aux destins différents : avec la sélectivité peut s’affirmer le règne d’une pluralité revigorée, dépouillée des éléments uniformisants de la multiculture occidentalo-universelle.

 

Le dépouillement, qui n’a rien à voir avec la pauvreté, est une sélectivité poussée à ses limites. Dépouillement ne signifie pas non plus retour au primitif, et stagnation dans un tel état. Il s’agit d’aller à l’os, c’est une quête consistant à se défaire de tout superflu. Quête complexe qui n’est en rien un retour aux cavernes et au pagne, mais un questionnement profond que toute civilisation peut avoir à se poser : qu’est-ce que notre radicalité ? En quoi sommes-nous singuliers, à nul autre pareils, définitivement « autres » ? Qu’est-ce qui fait notre essence et notre fierté, et que nous proclamons être notre liberté ? Qu’est-ce qui, si on nous le retirait, ne serait pas seulement une amputation, mais une dénaturation ? Chaque civilisation, chaque société devrait pouvoir y répondre, et veiller à ce qu’elles n’aient pas perdu effectivement ce qu’elles proclament être leur cœur. Ceux qui seraient sûrs de leurs réponses auraient sans doute beaucoup de mépris pour toute l’agitation, selon eux sans intérêt, pour toute l’activité n’appartenant pas au cadre de leur radicalité. Une telle hiérarchisation sans fard des valeurs conduit à renoncer à toute dépense infructueuse, et à ne s’astreindre à des tâches subalternes que parce qu’elles sont utiles à la réalisation des seuls objectifs primaires.

Comme le dépouillement s’oppose au foisonnement, qui est la démesure dispendieuse, le gaspillage comme manière de jouir, une idéologie telle que le capitalisme bourgeois, qui a fait ce choix inconséquent (ou plutôt, qui, n’ayant jamais choisi, s’est retrouvée dans cette situation par défaut de jaillissements sans force, d’élans sans volonté, de tentatives creuses mais toujours répétées), une idéologie telle jugera le dépouillement comme un vice atroce, une misère honteuse, et en éprouvera peut-être une certaine pitié pleine de condescendance – qui est une forme de dégoût poli. Quelle erreur d’interprétation ! Quelle erreur de ne pas comprendre à quel point la volonté d’un peuple, lorsqu’elle se regroupe et fait masse, se renforce infiniment et, comme une boule de matière condensée, détient un potentiel de force, une vitalité auxquels ne pourrait prétendre une volonté dispersée et errante. C’est pourquoi il ne faudrait pas croire qu’une frugalité du dépouillement, une pauvreté (d’apparence) selon les normes du capitalisme bourgeois (jugeant par la prolifération des objets et le niveau du PIB), est un abaissement des idéaux, une haine de soi, un suicide à petit feu, ou un ensauvagement crasseux. Ce peut être au contraire un fleuron d’innovation et de liberté – émanant d’un peuple sûr de lui et de ses choix, fier et puissant, capable de tenir le même cap longtemps – « d’obéir [à soi-même] longtemps, et dans la même direction », écrit Nietzsche.

 

Dire « longtemps », c’est enfin poser la question du rapport au temps, et de l’espérance de voir se réaliser ses desseins à court ou long terme. Un rapport au temps long est déjà un signe de frugalité. François Ascher écrit, dans La République contre la ville :

Le comble de l’accélération et de la complexification de la vie quotidienne, c’est que ses temps rapides comme ses temps morts sont les uns et les autres facteurs de stress. L’exigence de vitesse et de multifonctionnalité tend à rendre ainsi insupportable le moindre temps d’attente inactive.

Se défaire des cadences de la machine, de la production industrielle, retrouver son temps humain, ses cycles doux, c’est d’une part se rendre compatible avec des cycles naturels de régénération du milieu, mais c’est aussi, dans une démarche humaniste, retrouver l’homme-vivant et libéré de la machine, habitant le monde, s’adonnant à la vie, à l’observation, à la création, et à l’engendrement de mondes des hommes – ces lieux politiques.

C’est rompre avec la possibilité de l’horreur et de la cruauté, la déshumanisation du temps court, très court, fragmenté, qui découpe la vie, qui la taille en pièces, et qui change tout à l’être. Ascher écrit :

La tendance à un fonctionnement en continu de la ville [et du travail industriel] 24 heures sur 24 […] tend à donner une prime supplémentaire à ceux qui peuvent gérer leur temps, en acheter sous la forme de services, choisir les moments les plus propices pour telle ou telle activité, ce qui reporte sur les salariés les plus dépendants le poids de la flexibilité temporelle.

On en devient monstrueux sans haine, sans volonté de nuire, inconscient, irresponsable (mais l’on est toujours responsable) comme un exterminateur de peuples, comme le bon logisticien Eichmann. Inhumain envers les hommes, inhumain envers tout le vivant, ayant rompu les ponts des cycles de la vie, on hache, on saigne, on tue sans même y penser. On ne sait plus ce que signifie hécatombe (« abattage de cent bœufs », dans la Grèce antique), massacre ou sacrifice : car ce ne sont plus des actes inédits, de fête, de culte, rituels barbares et expiatoires ; ce sont désormais des habitudes quotidiennes et routinières. Comment dans ce cas rester humain, si l’atroce est indifférencié, s’il est devenu si familier ? Interrogé lors des scandales récents survenus dans des abattoirs où l’on a constaté des actes de maltraitance animalière, un responsable déclare :

Il faut tuer 15 000 agneaux en quinze jours pour Pâques. Si on travaillait plus sereinement, ils [les personnes travaillant dans ces lieux] ne commettraient pas ce type d’action.

Nos célébrations n’en sont plus : elles sont un prétexte de froide consommation. Elles sont pâles mais plus sanglantes et abominables que les rites orgiaques les plus débridés – et un silence de mort en recouvre l’horreur. Car ceux qui sont de la fête ne sont jamais ceux qui, en coulisses, la préparent et sont contraints d’en assurer dans l’urgence toute la sombre logistique. Ascher :

La vie familiale devient plus difficile à organiser, les pratiques collectives tendent à se réduire à des rencontres bilatérales entre individus, l’absentéisme professionnel ou scolaire devient le seul moyen de faire face à certaines contraintes, le temps des plus forts prime sur celui des plus faibles.

Le long terme permet de se donner d’autres perspectives de croissance, bien éloignées de la dictature trimestrielle de la mesure du PIB. Il fait naître une nouvelle nomenclature de la croissance, en opposition directe avec l’évaluation par le PIB, qui peut être décrite de cette façon :

  • Une croissance négative est la destruction ou la détérioration du patrimoine : contrairement à aujourd’hui, où plus les matières premières sont consommées et plus les cycles de destruction et de création sont rapprochés et rapides (le règne du « jetable » et du périssable programmé, entraînant le gaspillage de ce qui pouvait encore servir), plus la « croissance » est dite forte.
  • Une croissance nulle provient d’une utilisation sans objet de la force de travail : par la production de biens ou services inutiles, ou la sous-utilisation de la force de travail, du potentiel latent de développement humain, ou encore par une absurde et ni productive, ni contributive, occupation du tempsla société des loisirs, ou un mythe de Sisyphe renouvelé. Une croissance nulle est dite durable (ou soutenable) si elle est compatible avec le renouvellement de l’écosystème dans lequel elle s’insère ; dans le cas contraire, elle devient croissance négative.
  • Une croissance positive, enfin, consiste en un élargissement du patrimoine de l’humanité, des gains de productivité conduisant à une évolution technologique et intellectuelle permanente, mise au service de l’homme, augmentant sa liberté d’engendrer, repoussant toujours plus loin les limites d’un monde des hommes qui, bien que s’insérant dans un monde naturel fini, ne doit cesser d’être naissance et renouveau.

Fondés sur ce nouveau paradigme de croissance, des indicateurs de développement sont à définir, dont l’un, qui ne serait pas des moindres, mesurerait la probabilité des facultés de survie, de continuation et de développement de l’espèce humaine – ou, avec davantage d’ambition, de l’homme en tant qu’homo politicus (opposé à homo pragmaticus).

Renouer avec le temps long, c’est prendre la capacité de se repenser, c’est ouvrir la voie vers d’autres modes de vie, c’est voler du temps pour pouvoir chercher à devenir soi. Et c’est donc être frugal, de façon implicite : produire plus lentement, consommer moins vite. Marcher plutôt que courir, car cette course sans fin est la contrainte obligatoire de la survie du capitalisme bourgeois : tout ralentissement affaiblit ce moribond. Se donner non pas la contrainte, mais le loisir d’aller au pas, voilà peut-être la plus grande, la plus fertile et la plus agréable résistance que l’on puisse lui opposer.

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