Homo pragmaticus : du matérialisme

Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.

– Baudelaire

Il semble difficile de pouvoir donner raison à Baudelaire, dans un temps où tout est matériel, concret, mesurable et quantifiable (et pour les domaines où l’on ne dispose pas encore d’instruments de mesure, ils seront bientôt inventés). La matière a l’air plus vivante que l’homme et ses pensées, et on lui accorde bien davantage d’égards. Le souffle (ou plutôt l’expiration) matérialiste, utilitariste, scientiste et objectiviste exhale une tiède puanteur mécanique et intoxicante d’huile, de gaz d’échappement et de particules métalliques. Dans la fabrique, des hommes de chair prennent place entre les machines-outils rutilantes de leur sueur noire. Ils tentent de servir au mieux une logique qui les dépasse mais qu’ils ont appris à vénérer comme un processus vital bienfaiteur et infini. Les chairs brutalisées et concassées sont autant de démonstrations du sacrifice, comme vertu du martyr, qui s’exhibent fièrement.

Metropolis, de Fritz Lang
La glorieuse Metropolis (Fritz Lang)

Et ces bienfaits et cette fierté sont autant individuels que collectifs, corroborés par le fait qu’eux aussi, en tant qu’éléments matériels, sont mesurables et quantifiables. Il existerait donc un horizon indépassable, et c’est, ô joie ! celui dans lequel nous serions d’ores et déjà projetés.

Matérialisme individuel

Maslow ne fit que révéler ce que la doxa de l’ère industrielle avait depuis longtemps assimilé : l’homme est une succession de besoins qui attendent satisfaction. La science du marché des biens et services (marketing) devint la recherche, la fabrication et la commercialisation d’une offre correspondant à cette demande latente que d’aucuns nomment humanité.

Si, par souci d’efficacité industrielle, on chercha d’abord à ce que chacun désire la même chose (le fordisme, avec le modèle T et son unique couleur), on se rendit vite compte que la diversité des individus constituait autant d’opportunités de vente différentes à faire varier indéfiniment, et que les besoins s’en trouvaient décuplés. Pourquoi vendre une voiture qui ne serait remplacée qu’une fois bonne pour la casse alors qu’en renouvelant sans cesse la gamme on pouvait réaliser une vente auprès d’un même client tous les trois ou quatre ans ?

Que s’est-il passé ? On en a redemandé ! Jusqu’à plus soif, jusqu’à l’obésité ! Le cerveau s’était-il adapté à ces nouvelles conditions, à tel point que nous en étions devenus dépendants, drogués et accros ? Garantir les besoins physiologiques, c’était chose aisée, mais le génie a été d’atteindre l’estime de soi, et enfin l’accomplissement personnel.

Pour un individu occidental, le monde se conçoit désormais comme un catalogue d’expériences à vivre. Il faut que le corps jouisse par l’action entreprise, la jouissance est le but, seule satisfaction concrète, puisque bien réelle ; l’emploi de procédés toujours plus nombreux permettant de réaliser (réifier) l’expérience vécue, tels que les blogs de voyage tenus en temps réel, les selfies, les caméras portatives (GoPro…) ou les drones permettant de se filmer à distance démontre cette ambition de ne plus « laisser passer » l’instant, mais de le saisir, de le figer et de se l’approprier comme un objet tangible, seule preuve véritable de son existence. Il est devenu nécessaire de revenir la peau tannée d’une escapade sous les tropiques afin de pouvoir se prévaloir de cette expérience auprès de son entourage. Manquer de cet accoutrement, c’est prêter flanc à une critique qui considérerait que l’on n’a « pas bien profité » de son voyage, voire « complètement raté » ses précieuses vacances. Il est impératif de rapporter quelque chose de concret. La photo servait à garantir le souvenir des choses, à raviver l’émotion de la chose vue et vécue. Désormais, on rapporte les moments de soi-même en train de vivre, et on se regarde vivre autant que l’on expose aux autres ce que l’on a vécu. Les bibelots exotiques sont remplacés par les mises en scène narcissiques. Rousseau, dans Rousseau juge de Jean-Jacques, écrit :

Si j’avais mis le mot intérêt à la place du mot raison qui dans le fond signifie ici la même chose : car qu’est-ce que la raison pratique si ce n’est le sacrifice d’un bien présent et passager aux moyens de s’en procurer un jour de plus grands et de plus solides, et qu’est-ce que l’intérêt si ce n’est l’augmentation et l’extension continuelle de ces mêmes moyens ? L’homme intéressé songe moins à jouir qu’à multiplier pour lui l’instrument des jouissances. Il n’a point proprement de passions non plus que l’avare, ou il les surmonte et travaille uniquement par un excès de prévoyance à se mettre en état de satisfaire à son aise celles qui pourront lui venir un jour. Les véritables passions, plus rares qu’on ne pense parmi les hommes, le deviennent de jour en jour davantage, l’intérêt les élime, les atténue, les engloutit toutes et la vanité, qui n’est qu’une bêtise de l’amour propre, aide encore à les étouffer. La devise du baron de Feneste se lit encore en gros caractères sur toutes les actions des hommes de nos jours : C’est pour paraître. Ces dispositions habituelles ne sont guère propres à laisser agir les vrais mouvements du cœur.

L’accumulation des expériences est donc une recherche d’intérêts, une « maximisation de la vie », comme une entreprise cherche à maximiser son profit. C’est un utilitarisme grossier, tout fait de calculs avares et prudents. François Ascher écrit, dans La République contre la ville :

Pouvoir choisir à tout instant et en tout lieu de la vie quotidienne devient à la fois une nécessité […] et une exigence pour faire face à la demande d’autonomie croissante des citadins. […] Le citadin a besoin et exige de pouvoir choisir autant que possible. […]

Toutes les activités, surtout les plus quotidiennes, deviennent donc potentiellement réalisables de façon plus diverse : par exemple, on peut manger chez soi une pizza que l’on a soi-même fabriquée, une pizza que l’on a achetée congelée, ou une pizza qu’on s’est fait livrer ; on peut aussi aller manger cette pizza dans un fast-food ou dans un restaurant. […]

Dans ces arbitrages permanents entre plusieurs solutions, la mesure du temps et les calculs coûts-avantages prennent une importance croissante. Les choix domestiques des ménages ressemblent ainsi de plus en plus aux choix économiques des entreprises. La rationalité productive s’étend au temps de la consommation. Ce n’est pas nouveau : dès le début du siècle, le travail domestique avait fait l’objet de telles rationalisations quasi-tayloriennes, accompagnées d’un enseignement ménager destiné aux femmes.

Le citadin, habitant de la métropole mondialisée, en toujours le premier à expérimenter des nouveautés. Il est le type sociologique le plus réceptif aux stimuli de la machine à produire et à faire consommer. Ascher note :

Le désir qu’éprouvent les individus de maîtriser leur espace-temps urbain […], cette volonté de maîtrise, participe à une rationalisation du quotidien qui emprunte souvent des techniques et des outils issus de la sphère économique (l’agenda, le fax, le téléphone mobile, l’ordinateur). On assiste à une quasi-économisation de l’existence ; c’est probablement une des formes de « l’horreur économique« . Les citadins gèrent ainsi de plus en plus leur vie sur la base d’une comptabilité abstraite et précise de leur temps.

 

Il faut dire par ailleurs que, pour homo pragmaticus, les lettres ne sont rien, sans fonction d’usage immédiate, elles ne peuvent le concerner puisqu’elles « n’existent » pas. Les mots ne sont que des signes sur du papier : ils ne manifestent pas, ni ne font la révolution. Il est fastidieux d’y prêter attention, alors qu’il est si anodin de les ignorer. Les livres, eux, existent : on les produit et on les achète ; les lire, c’est une autre histoire

Posséder un livre (souvent, un ouvrage largement médiatisé au moment de se sortie) est identique au fait de posséder le dernier gadget à la mode – les rentrées littéraires, avec leur myriade de prix destinés à médiatiser de nouveaux romans et à satisfaire les maisons d’édition, sont de purs événements marketing. Il s’agit d’assouvir compulsivement le besoin de consommer et d’accumuler l’objet. Cette accumulation révèle la capacité à dépenser de l’argent, à avoir les moyens de s’offrir ce qui nous fait plaisir, sans entrave. Voilà où se situent l’estime de soi et la reconnaissance, et même l’accomplissement personnel, qui consiste non plus à atteindre un objectif que l’on se fixe, mais à multiplier les expériences, sachant que la liste des choses à faire ou à posséder est sans fin. Une vie bonne, ou riche, est une vie « pleine », au sein de laquelle ne cessent de se succéder diverses occupations : la quantité (le mesurable) est juge de la qualité. Toute idée de subjectivité qualitative est abandonnée au profit d’un objectivisme de l’accumulation quantitative. Comportement conformiste d’être et de pensée.

 

Matérialisme productif

Pour répondre à cette demande avide de consommation, un appareil de production dédié doit être mis en œuvre.

Il n’existe que trois êtres respectables : le prêtre, le guerrier, le poète. Savoir, tuer et créer. Les autres hommes sont taillables et corvéables, faits pour l’écurie, c’est-à-dire pour exercer ce qu’on appelle des professions.

– Baudelaire

A nouveau, l’époque se présente comme un négatif de la vision baudelairienne. Le prêtre et le guerrier vivent leur sacerdoce, ils sont considérés pour leur abnégation, mais en aucun cas enviés. Le poète, pour la raison que les lettres n’intéressent plus personne (et celles qui riment moins que les autres encore, car définitivement inutiles), est en voie de disparition, et nul ne s’en plaint. Quant aux autres, c’est avec envie qu’ils cherchent à occuper les fonctions, les « professions » les mieux placées, celles qui garantissent un haut niveau de revenus, et, cerise sur le gâteau, une certaine notoriété sur les réseaux sociaux. Ceux-là participent activement à l’invention et à la fabrication sans bornes des objets du catalogue universel. Ils sont en miroir les producteurs de leur consommation future, et leurs relations s’organisent par l’entremise de ces objets (de production ou de consommation). Marx parle de « fétichisme de la marchandise » :

Les rapports de production sont fondamentalement sociaux, mais cet aspect social n’apparaît qu’être une relation entre des objets, entre des marchandises. Il en résulte que la marchandise devient le support de ce rapport de production déterminé, la production marchande. La marchandise est l’objet fétiche ayant pour fonction d’assurer la coordination de la production de toute la société, et elle le fait en voilant le caractère social de la production. Les relations sociales sont remplacées par le marché d’échange des marchandises, qui semble décider de lui-même qui fait quoi, et pour qui. Les relations sociales deviennent ainsi confondues avec la marchandise, qui semble alors empreinte des pouvoirs humains, et qui devient le fétiche de ces pouvoirs. Les hommes, privés de la conscience sociale, deviennent aliénés par leur propre travail.

Considérée de ce point de vue, l’humanité est une masse corporelle, une force brute destinée à produire la marchandise lui permettant d’assouvir ses besoins. Aucune orientation ne peut être donnée à cette production, qui s’auto-engendre et s’auto-justifie par la masse humaine qui en est à l’origine et le destinataire : la production est l’objectif et l’objectif est la production. Bien entendu, c’est nier qu’initialement, il existe un consensus, formulé ou sous-entendu, qui donne à la production sa valeur, ou son bien-fondé. Mais comme homo pragmaticus ne croit pas aux idées, il fait confiance la loi « naturelle » de l’offre et de la demande pour réguler ce qui doit être produit et ne pas l’être. Inutile donc de se demander où et comment « orienter » la production humaine : c’est l’œuvre magique du marché ! On ignore de ce fait la relation entre les richesses (la production) et la civilisation qui en est à l’origine et en tire bénéfice, ce qui implique que le matérialisme est une doctrine qui se conçoit comme « la » civilisation (sans admettre d’alternatives ni de remise en cause de ses fondements).

Ici aussi, l’accumulation est mère de toutes les vertus : la richesse vient de la terre et des hommes, c’est-à-dire du matériel et de la force de travail. Le processus capitalistique est dénommé « croissance économique », celle-ci étant de nature infinie (comme réponse à des besoins infinis engendrant une production infinie). Marx s’accorde d’ailleurs à cette vision, et n’en critique que la répartition, selon lui inégale, du capital :

Au terme du développement du capitalisme « le monopole du capital devient une entrave », le mode de production doit changer et la propriété capitaliste devenir propriété sociale.

Si Marx conclut que le capitalisme s’est constitué par « l’expropriation de la masse par quelques usurpateurs », et que sa chute sera « l’expropriation de quelques usurpateurs par la masse », il ne dit rien d’un changement dans le processus d’accumulation du capital : seule l’organisation diffère, mais les moyens et la finalité (la croissance infinie) sont identiques :

Marx estime que le capitalisme devra être remplacé par un mode de production fondé sur la propriété commune, remplaçant le travail salarié par le travail libre et coopératif.

Le mode de production « doit changer », mais reste toujours un mode de production ; tout comme « la propriété capitaliste doit devenir propriété sociale ». Marx ne discute pas les finalités, mais les moyens : il est question de production (de richesses), de propriété du fruit de cette production et du travail et des relations associées. Car Marx embrasse au fond (ou du moins, ne la remet pas en cause), la doctrine d’une production et d’une croissance infinies, d’un flux incessant et illimité, comme un courant inexorable.

 

Matérialisme collectif

Marx croit par contre, c’est son matérialisme, que c’est la transformation de ces moyens, telle qu’il la souhaite (et à laquelle l’histoire, nécessairement, mène, selon lui), qui fera advenir une nouvelle organisation sociale, économique et politique (une nouvelle civilisation, en d’autres termes). Il écrit, dans La Contribution à la Critique de l’Economie Politique (cité à partir de cet article de Nicolas Bouzou) :

Ce n’est pas la conscience des hommes qui détermine leur existence, mais leur existence sociale qui détermine leur conscience.

Dans le Manifeste du parti communiste, il est tout aussi explicite :

Faut-il une perspicacité profonde pour comprendre que les idées des hommes, leurs aperçus concrets autant que le leurs notions abstraites et, en un mot, leur conscience se modifient avec leurs conditions d’existence, avec leurs relations sociales, leur vie sociale ? L’histoire des idées, que prouve-t-elle, sinon que la production intellectuelle se métamorphose avec la production matérielle ?

Marx pense donc que l’homme est conditionné par son environnement (structuralisme) en s’opposant à la conception de l’individu comme conscience et capacité de liberté (existentialisme). Que des chefs d’œuvre puissent être produits dans conditions très difficiles, justement par des individualités capables de s’extraire de leurs conditions matérielles, cela doit relever du hasard. Le matérialisme cherche à nier la capacité individuelle à (se) penser et à agir librement à partir de cette pensée individuelle autonome – l’introspection. Tarkovski déclare :

Je m’intéresse d’abord et avant tout à l’homme capable de sacrifier sa situation et son nom, sans me préoccuper de savoir s’il le fait en raison de principes spirituels, pour aider son prochain, pour son propre salut, ou pour tout cela à la fois. Un tel geste ne peut-être qu’en complète contradiction avec l’idée d’intérêt propre, à la logique dite « normale ». Un acte pareil contredit la conception matérialiste du monde et les lois qui l’accompagnent. Il apparaît souvent comme absurde et maladroit. Malgré cela (ou peut-être à cause de cela), la démarche d’un tel individu transforme profondément l’histoire et le destin des hommes. […]

En un mot ce qui m’intéresse est cette énergie de l’homme qui s’élève contre la routine matérialiste.

Dans la vision matérialiste, un tel acte ne peut exister : pour l’économiste, les individus agents adoptent des comportement rationnels, mus par leur intérêt égoïste. L’acte libre est absorbé par le système, à compter du moment où cet acte est d’abord envisagé par l’individu pour ses effets, et non comme une impulsion première, une irrationalité, une brutalité-au-monde. La société du calcul, société matérialiste, produit des individus à l’esprit « mesurant », englués dans un pragmatisme froid, pour lesquels l’acte est toujours un moyen, jamais une fin en soi, une beauté à faire éclore.

Lien direct donc, sinon fusion, entre production intellectuelle et matérielle selon Marx. Fortement inspiré par la dialectique hégélienne, il poursuit :

On parle d’idées qui révolutionnent la société tout entière. On ne fait ainsi que formuler un fait, à savoir que les éléments d’une société nouvelle se sont formés dans la société ancienne ; que la dissolution des idées anciennes va de pair avec la dissolution des anciennes conditions d’existence.

C’est au moment où le monde antique allait périr, que les religions antiques furent vaincues par le christianisme. Quand les idées chrétiennes au XVIIIe siècle succombèrent à leur tour à la philosophie des lumières, c’était que la société féodale était engagée déjà dans une lutte mortelle avec la bourgeoisie, alors révolutionnaire.

Toynbee résume ces idées ainsi : « les civilisations meurent par suicide, non par meurtre ». Dans son article, Bouzou écrit :

Ce sont ces forces productives, que Marx appelle « l’infrastructure », qui vont déterminer les « rapports sociaux » : échange de bons procédés comme sous la société féodale, salariat dans la société capitaliste, flexibilité du travail (travail indépendant) dans la société contemporaine… Cette idée, il la résume dans sa célèbre formule extraite de son ouvrage Misère de la Philosophie (en 1847): « Le moulin à bras vous donnera la société avec le suzerain ; le moulin à vapeur, la société avec le capitaliste industriel« .

Il existerait donc un déterminisme liant les conditions matérielles d’existence et de production avec le « régime » économique et politique. On peut fortement douter d’une lecture aussi caricaturale et uniforme de l’histoire, essentiellement centrée sur le monde occidental (surtout sur l’Europe) : c’est ignorer qu’à chaque époque, en divers lieux, il a existé, avec des conditions matérielles proches, des sociétés radicalement différentes dans leurs croyances, leurs cultures et leur organisation socio-politique.

Ce n’est pas un hasard si cette pensée marxiste a inspiré les penseurs du scientisme (ou du positivisme) : pour eux, le seul progrès qui se conçoive et puisse être rationnellement poursuivi est celui de la science et du développement des moyens de production associés, car il engendrerait nécessairement le progrès social. Plus de science, plus de technologie, plus de productivité : c’est le Bien incarné. La recherche du Bien comme idéal humain universel est absurde, et celle de l’amélioration des moyens est la seule qui vaille. Mais la recherche d’un Bien, ou d’un mode de vie jugé bon par certains qui souhaitent l’adopter, est aussi pour eux une absurdité : toute finalité, locale ou globale, n’a pas de sens car le mouvement historique n’a pas de fin, et s’inscrit dans leur conception du progrès matérialiste – le seul progrès concevable. Ceux qui penseraient et voudraient vivre différemment que dans ce bougisme perpétuel sont traités de rétrogrades et de conservateurs. Bouzou écrit :

La superstructure est […] inerte, car l’ancienne classe dominante veut conserver son influence. Mais le progrès technique, qui détermine l’état des « forces productives », évolue sans cesse.

La superstructure, c’est, en restant chez Marx, le produit de l’infrastructure : c’est une culture, une organisation sociale, une société. Nécessairement corsetée par une « classe dominante », elle est force de conservatisme, afin de préserver sa position et ses intérêts acquis. Toute tradition, toute culture, tout le ciment des rapports existants ne peut qu’être balayé (et doit l’être) par le progrès technique, seul maître à bord, unique sens de l’Histoire. L’art, la culture, les rapports sociaux, les structures familiales, l’organisation du travail, la hiérarchisation des savoirs, le contenu de l’assiette, le rapport au vivant (au monde) et à la mort (et donc la finalité de l’être, l’ontologie, la croyance religieuse et la métaphysique) : tout passe à la centrifugeuse. Ne doit persister, au cœur, qu’un grand vide de sens que l’on renonce à combler autrement que par le culte de l’infrastructure, et la participation disciplinée à son mouvement permanent – au cœur de la machine, donc.

Il ne peut y avoir de good enough, « c’est assez bon », c’est suffisant, cela nous comble, nous satisfait, nous illumine, nous réchauffe, nous éblouit… La modernité est une attente sans fin d’un mieux, une insatisfaction, une frustration de ne pas être déjà demain (car demain sera meilleur) et, comme l’écrit Max Weber étudiant Tolstoï, ôte tout sens à la vie qui doit s’éteindre. On ne peut jamais atteindre d’objectifs ou de finalités, car le matérialisme historique (positivisme) se définit justement par son refus de se déclarer en ces termes : il est négation complète de l’idéologie, à la fois comme facteur civilisationnel et comme élément tangible influençant les hommes – cet intangible n’existe pas (contrairement à ce qu’en pense Schopenhauer, qui y voit « la force matérielle la plus puissante »). L’infrastructure commande son expansion permanente et infinie, gage de la survie de son culte : le mythe de la croissance infinie. Homo pragmaticus dit que cela était bon.

Ce procédé donne raison à la logique et aux attentes de l’accumulation individuelle, au comportement matérialiste individuel, auquel répond une production qui se dit sans limite, cycle de consommation-production s’auto-alimentant. Si l’on ne sort pas du matérialisme, on entérine l’état des choses telles qu’elles sont ; ce conditionnement collectif est un puits sans fond, le trou noir des libertés et de la pluralité. S’il ne devait plus exister que d’hommes assujettis à leur contexte, il n’y aurait tout simplement plus d’hommes – ni d’humanité autre qu’un ensemble d’animaux à leur tâche. Tout le progrès technologique, toutes les inventions prodigieuses de l’esprit n’auraient abouti qu’à cela : remplacer la nature par une infrastructure technologique nouvelle afin de reproduire un nouveau primitivisme.

Pourtant, Marx se montre soucieux de ne pas se laisser duper par des ersatz de liberté ; dans son Discours sur la question du libre échange, il déclare :

Messieurs, ne vous laissez pas en imposer par le mot abstrait de liberté. Liberté de qui ? Ce n’est pas la liberté d’un simple individu, en présence d’un autre individu. C’est la liberté qu’a le capital d’écraser le travailleur.

Comment voulez-vous encore sanctionner la libre concurrence par cette idée de liberté quand cette liberté n’est que le produit d’un état de choses basé sur la libre concurrence ?

Pour Marx, la société des loisirs et la fin du travail seraient souhaitables, mais pas pour aboutir à un consumérisme passif, tombeau des derniers hommes. Au contraire : ce serait l’origine d’un contexte favorable à l’élévation morale et des connaissances. Pas une fin du travail pour ne rien faire, mais une fin du travail pour se désaliéner. Mais si ce contexte, cet « état de choses », est fondé sur le matérialisme, c’est-à-dire une politique focalisée sur l’agencement des moyens (l’utilitarisme), comment l’homme pourrait-il se désaliéner sans sortir de ce cadre aliénant ? Il faudrait donc renier, à ce stade, ce qu’on nous a présenté à la fois comme inexorable et seul guide rationnel : le progrès matériel ? Ou alors, rester à jamais aliéné par cette doctrine, renonçant à définir l’émancipation, la politique, la liberté ou la pluralité autrement qu’à travers ce prisme unique.

D’autre part, il faut poser la question du profit dont on pourrait tirer bénéfice en suivant ce chemin. Bouzou écrit :

Beaucoup des difficultés sociales que connaissent nos sociétés aujourd’hui proviennent du décalage entre des évolutions économiques rapides (l’infrastructure change vite) et des conditions politiques et juridiques qu’on dirait gravées dans le marbre. On perçoit aisément la fécondité du matérialisme historique, à une époque où le progrès technique est sur le point de générer une vague de « destruction créatrice » colossale. Marx ne nous dit rien de moins que la chose suivante : les NBIC vont redéfinir les rapports de production, entraîner la formation de nouvelles classes sociales, et, sans doute au prix d’une révolution, changer la politique, le droit, la philosophie et l’art!

Qu’y a-t-il de réellement fécond dans cette fuite en avant, que d’autres moyens de fuir encore ?

 

Retour à l’homme

Le monde tel qu’engendré par l’homo pragmaticus est une démonstration de force de la science et de la raison, mais est-ce encore celle de l’homme ? Dans Par delà le bien et le mal, Nietzsche écrit :

Toute morale est, par opposition au ‘laisser-aller’ une sorte de tyrannie contre la « nature » et aussi contre la « raison ». […]

C’est, au contraire, un fait singulier que tout ce qu’il y a et tout ce qu’il y a eu sur terre de liberté, de finesse, de bravoure, de légèreté, de sûreté magistrale, que ce soit dans la pensée même, dans l’art de gouverner, de parler et de persuader, dans les beaux-arts comme dans les mœurs, n’a pu se développer que grâce à « la tyrannie de ces lois arbitraires » ; et, soit dit avec le plus profond sérieux, il est très probable que c’est précisément cela qui est la « nature » et l’ordre « naturel » des choses— et que ce n’est ‘nullement’ ce ‘laisser-aller’!

Où notre « tyrannie « morale » et nos « lois arbitraires » matérialistes nous ont-elles conduit ? Nietzsche poursuit :

Il apparaît clairement, pour le dire encore une fois, que la chose principale, « au ciel et sur la terre », c’est d’’obéir’ longtemps, et dans une même direction. À la longue, il en résultait, et il en résulte encore quelque chose pour quoi il vaut la peine de vivre sur la terre, par exemple, la vertu, l’art, la musique, la danse, la raison, l’esprit — quelque chose qui transfigure, quelque chose de raffiné, de fou et de divin.

Sommes-nous parvenu, à force « d’obéir longtemps » à cette doctrine, à quelque chose « qui transfigure, de raffiné, de fou et de divin » ? De folie, à n’en pas douter, nous n’en manquons pas : une folie de la raison, une raison déraisonnable, une furie calculatoire et de la mesure. Mais le raffinement ? Que de brutalité ! Et de divin ? La litanie routinière et morne de l’éternel recommencement quotidien, hebdomadaire, mensuel, annuel… et générationnel, sans plus de vision ni but que ceux d’obéir longtemps, d’obéir toujours.

Si nous étions matérialistes pour de bon, nous ne pourrions que constater ceci : face à ce que l’objet ou la marchandise nous apporte de nouveautés, qu’y a-t-il concrètement de nouveau pour nous ? Depuis quand avons-nous décentré notre focale, non plus pour aller de l’homme vers l’homme, mais de l’homme vers la chose (celui-ci étant le matériau premier, la ressource de base, le moyen de production) ou de la chose vers l’homme (celui-ci étant alors le combustible, la bouche à nourrir, le puits sans fond, le moyen de consommation) ?

Comme Arendt l’écrit, rares et précieux sont les moments et les lieux où le monde des hommes domine, c’est-à-dire où les conditions matérielles sont rassemblées pour qu’advienne la liberté à travers l’expérience du politique. Plus souvent, la hiérarchie des valeurs est inversée, et l’homme est mis (et se met) avec trompettes et fanfare au service de la chose plutôt qu’elle ne lui sert à ne plus avoir à se soucier des contingences matérielles.

En revenant à la classification des besoins de Maslow, on peut calquer deux niveaux de la politique tels qu’inspirés par Arendt :

  1. la politique de libération,
  2. la politique de liberté.

La politique de libération est du domaine du droit, de l’économie, du social, de la sécurité, de la santé ; domaine que ne dépassent pas les théories scientistes, le positivisme, l’utilitarisme ou encore l’objectivisme. Il s’agit d’organiser la vie des hommes afin de leur permettre de satisfaire leurs besoins primaires. C’est une libération de l’état de nature et de la « lutte de tous contre tous », c’est-à-dire du péril imminent et aléatoire de mourir. Elle doit être organisée dans ce cadre uniquement, et ne pas entrer dans la sphère de la politique de liberté. L’entité qui pourrait l’assurer est l’enjeu de mon utopie métapolitique libérale, dotée de services supra-communautaires (de libération) garantissant cet espace libéré. Cet espace doit répondre aux contraintes exprimées ici :

L’enjeu, qui continue, selon Abensour, d’orienter sa réflexion, est de parvenir à penser la politique comme un espace d’égalité possible, de relation isonomique, où les antagonismes mêmes font lien, sans mener à la destruction de la communauté politique.

La « communauté politique » s’entend bien me concernant comme communauté de libération. Abensour écrit :

Celle-ci se constitue alors comme « totalité ouverte, originale en ce que la totalisation parvient à y faire lien tout en respectant la singularité de chacun au point de donner naissance à une totalité plurielle où fleurit, grâce à l’entre-connaissance, le lien de l’amitié ou la philia ».

Concernant la politique de liberté, il s’agit de la question du sens de la vie, en ce qu’il répond aux besoins plus élevés de la psychologie et de la projection historique humaines. Estime de soi et sentiment d’accomplissement personnel en sont les moteurs. Ici se développe la question du « projet de société », ou utopie : pour quoi vivre ? qu’est-ce que le bien et le mal ? qu’est-ce que la fierté ? qu’est-ce que le bonheur ? etc. Ce sont des questions auxquelles on ne peut formuler que des réponses temporaires et conditionnées, subjectives. Il s’agit davantage de croyance que de science. La rationalité de ces types de choix est toujours discutable – et discutée. Toujours extrait de cet article :

Au sein même du marxisme, sans oublier les élaborations théoriques plus tardives de Bloch ou Benjamin, Abensour signale, en particulier avec William Morris, la persistance d’une utopie ayant davantage affaire à la question de l’éducation du désir qu’à celle d’une illustration improbable de la vérité. […]

Le désir de liberté se soutient en effet aussi, suivant l’auteur, de celui d’une société meilleure et différente, auquel s’attache la notion d’utopie. Le désir de liberté du peuple ne peut donc pas simplement être, par exemple, une réaction défensive au désir des grands de dominer, une négation de la négation. Le désir d’utopie, « actif et offensif », « se développe sur ses propres bases ».

Bien que l’utopie localisée, instaurée par le désir spécifique et inédit d’un peuple, ne puisse perdurer éternellement et qu’elle soit soumise au passage de l’Histoire, elle n’est pas pour autant un désir de désirer à jamais inassouvi, une fuite perpétuelle : des générations la vivront pleinement, et en seront comblés. Elle pourra durer des siècles, si son souffle, « ses propres bases », la portent jusque-là.

Cette politique de liberté, c’est la grande, la haute politique, celle qui dénoue, par des choix tranchés et assumés, l’écheveau des problématiques auxquelles chaque génération fait face. Considérer, comme les Athéniens en leur temps, qu’il n’est rien de plus précieux que cette liberté permise entre égaux citoyens, et qu’il n’existe d’ailleurs pas d’autre définition à la liberté, ni d’autre situation (forme d’organisation) que la polis (cité, c’est-à-dire lieu et espace des échanges entre égaux, monde des hommes) pour garantir cet état de liberté, est à cet égard, là aussi, une croyance.

C’est pourquoi politique de libération et politique de liberté font partie d’un même tout, partant d’une même vision fondatrice s’organisant de manière cohérente et systémique en utopie. Aucun matérialisme, aucune « nécessité » naturelle ou historique ne peut engendrer pareil monde : c’est le fruit de l’humanité qui se voit et se pense, non de structures qui la gouvernent et auxquelles elle cède. Ce ne sont pas les moyens mis en œuvre pour répondre aux besoins physiologiques qui façonnent un espace de liberté (ou alors, simplement par hasard), mais c’est la volonté humaine de bâtir un tel espace qui ordonne les moyens à mettre en œuvre pour l’atteindre.

A ce stade de compréhension seulement, l’individu peut échapper au matérialisme qui le gouverne par défaut : s’il voit plus loin et plus grand que lui, s’il imagine l’ailleurs et le possible, alors son quotidien, matériel certes, ancré dans le réel, assurément, en est toutefois transcendé. Ainsi coïncident le matérialisme (immanence) qui est l’unique réalité tangible (donc réalité tout court), avec le monde des idéaux, la transcendance – qui est l’interzone entre les individus et qui constitue la manière d’être à l’autre au sein d’une civilisation présente ou à venir. Il s’agit bien de revenir à l’homme comme unique interface des échanges, renouvelant les normes originelles de la relation (altérité), avant leur perversion par le fétichisme de la marchandise : le monde des hommes comme liberté effective et matérielle – vœu pieux sans empowerment ni structure à même de garantir l’expression politique libre de chacun.

La naissance est l’œuvre de création absolue qui n’est à portée que des peuples féconds, insoumis à toute norme ou règle exogène, mais à la fois maîtres et dévots de leur propre volonté de volonté. Le calculateur homo pragmaticus est leur opposé : maître de rien, soumis aux aléas d’un monde qui le domine et auquel il ne songe qu’à s’adapter tant bien que mal, concerné uniquement par sa propre conservation.

Comparé à un génie, c’est-à-dire à un être qui engendre ou enfante, les deux termes pris dans leur sens le plus étendu, le savant, l’homme de science de la moyenne, a toujours quelque chose de la vieille fille, car, comme elle, il n’entend rien à ces deux fonctions les plus importantes de l’homme : engendrer et enfanter.

– Nietzsche, Par delà le bien et le mal

2 réflexions sur « Homo pragmaticus : du matérialisme »

  1. Salut,

    On peut être marxiste et lire sans heurts ton propos.

    Un mot quand même sur le structuralisme, tu dis :

    « Marx pense donc que l’homme est conditionné par son environnement (structuralisme) en s’opposant à la conception de l’individu comme conscience et capacité de liberté (existentialisme). Que des chefs d’œuvre puissent être produits dans des conditions très difficiles, justement par des individualités capables de s’extraire de leurs conditions matérielles, cela doit relever du hasard. Le matérialisme cherche à nier la capacité individuelle à (se) penser et à agir librement à partir de cette pensée individuelle autonome – l’introspection. »

    Nous savons que notre soumission au structuralisme est fonction de notre conscience du structuralisme, que la prise de conscience n’est pas phénomène spontané et que nous sommes tous disposés différemment quant à nos capacités à effectuer cette prise de conscience.

    Ton utopie métapolitique libérale, que je nomme artefact démocratique, puisque c’est son nom, doit donc produire le structuralisme qui mène à la prise de conscience du structuralisme (en substance c’est la matière principale de l’empowerment citoyen).

    Il ne faut donc pas nier le structuralisme mais l’intégrer, ce même dans une perspective existentialiste.

    1. Hello,

      « On peut être marxiste et lire sans heurts ton propos. »
      J’adule Marx pour le constat précis qu’il a réalisé, l’utopie qu’il a projetée (on en manque tellement !), les ouvertures innombrables qu’il a engendrées (économiquement, sociologiquement, politiquement, philosophiquement, etc.) ; ce qui ne m’empêche bien entendu pas de critiquer (très humblement, face à ce monstre !) certains aspects de sa pensée.

      « Ton utopie métapolitique libérale, que je nomme artefact démocratique, puisque c’est son nom, doit donc produire le structuralisme qui mène à la prise de conscience du structuralisme (en substance c’est la matière principale de l’empowerment citoyen).
      Il ne faut donc pas nier le structuralisme mais l’intégrer, ce même dans une perspective existentialiste. »
      Tout à fait (http://pensees-uniques.fr/empowerment-citoyen/). L’enseignement doit être là pour ça (http://pensees-uniques.fr/ma-conception-de-lenseignement-de-lacte-de-philosopher/), et in fine, c’est à la structure (utopie métapolitique, artefact démocratique, c’est clairement ça) de se montrer ouverte et malléable (« civilisation et communautés », telle que je la conçois pour cela – http://pensees-uniques.fr/desobeissance-civile-liberte-peuples/).
      Car dans la situation actuelle, avec la rigidité des Etats (http://pensees-uniques.fr/assimilation-integration-multiculturalisme/) que nous subissons, même si suffisamment de personnes conscientes des limites de la structure souhaitaient en sortir (je pense que c’est largement le cas), elles ne le pourraient matériellement et juridiquement pas. Cela révèle d’ailleurs la véritable nature du système « libéral aveugle » dans lequel nous vivons : à savoir, un despotisme qui ne dit pas son nom et se camoufle (de moins en moins bien, il faut l’avouer) derrière l’étendard de la liberté et des droits de l’homme. Un système qui promeut la liberté mais qui, dès que l’on désire exprimer sa liberté, une liberté différente et inédite (pléonasmes), devient coercitif, fermé, nationaliste, jaloux de son pouvoir…

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