Verbiage philosophique

Combien de temps perdu ?

Combien d’années passées ?

A ne produire que des questions sans réponse, à brasser de l’air ? A errer dans la production hallucinante de termes et de concepts sans moyens ni fins, dans l’onanisme de son autosatisfaction intellectuelle ?

Voilà pourquoi être philosophe, ou intellectuel, ne peut être une profession – sauf si ces capacités se mettent au service d’une cause, et dans ce cas deviennent moyen ; mais dans ce cas, le philosophe entreprend la politique, et alors il doit se déshabiller et avouer ses mobiles et tentations secrètes : ne plus faire preuve d’aucune dissimulation logique (au contraire de fausses sciences) et assumer ses influences profondes, jusqu’à entreprendre de nécessaires confessions.

L’écriture est une aventure. Au début c’est un jeu, puis c’est une amante, ensuite c’est un maître et ça devient un tyran.

– Churchill

Il faut adopter la devise de la démonstration mathématique : « le chemin le plus court est le plus élégant ». Un de mes professeurs de mathématiques nous répétait : « un bon mathématicien est un mathématicien fainéant ».

Cette volonté de concision scientifique s’oppose au verbiage besogneux, à l’activité autotélique de l’écriture dans laquelle on se perd, la logorrhée. Contrairement à la poésie, la prose est un moyen : c’est le vecteur des idées et de l’engagement.

Faire œuvre, faire livre, justifier l’objet : produire un volume conséquent, c’est trouver le respect du grand public, comme Piketty avec son pavé de 1000 pages : pour quel résultat ? Pour bousculer nos convictions ou mettre à jour d’édifiantes et inédites découvertes ? Rien de cela : pour conforter les uns (caresser son chat dans le sens du poil, prêcher des convertis) et être ignoré par les autres (business as usual).

« Tout ça pour ça ? » est-on tenté de s’exclamer.

Et il faut en outre faire la différence entre posséder un livre et l’avoir lu !

Ce serait bien d’acheter des livres, si l’on pouvait acheter le temps de les lire ; mais on confond le plus souvent l’achat des livres avec l’appropriation de leur contenu.

– Schopenhauer, La Lecture et les Livres (in Ecrivains et Style)

Car, pour rester sur l’ouvrage de Piketty : il a beau être un best-seller, il n’est même pas lu !

En 2014, […] le Wall Street Journal avait cherché à savoir quels livres plus récents restaient inachevés : 2,4% du livre Le Capital au XXIe siècle de Thomas Piketty étaient lus par les lecteurs par exemple.

Si mes comptes sont bons, 2,4% de 1 000 pages, cela fait 24 pages !

Il faut poser la question du contenu du livre par rapport aux objectifs qui lui sont confiés:

  • soit, pour Piketty, il s’agissait d’écrire un ouvrage de vulgarisation à l’usage du grand public afin de soutenir une thèse dont ses recherches avaient permis de révéler la véracité ;
  • soit il était question d’un ouvrage de recherche à destination du monde de la recherche, détaillant l’ensemble du procédé de découverte, des concepts et de la méthodologie employés, des sources chiffrées utilisées, des résultats intermédiaires, approximations de calcul et généralisations en formules, et enfin des conclusions conditionnées et restreintes par le périmètre de l’étude.

La publication de l’accumulation de données n’est utile qu’à l’homme de science qui désire prouver le bien fondé de ses conclusions. Ce sont des données capitales pour le domaine de la recherche, mais elles sont seulement annexes pour l’homme public, l’homme politique, le citoyen, l’honnête homme, qui n’a ni le temps ni l’intérêt à pénétrer de tels détails : seule la thèse centrale, ses grands axes argumentaires et ses implications (conclusions) comptent pour lui et lui ouvrent des perspectives de réflexion.

Qui voudra vérifier la véracité des chiffres prendra le temps de le faire : mais qui aura le temps et les compétences nécessaires, sinon d’autres experts, d’autres universitaires ? Par conséquent, sortir un livre de 1 000 pages était largement inutile. Peut-être que 100 pages auraient suffi à expliquer la thèse (simpliste ?) de Piketty. Mais un ouvrage de 1 000 pages fait sérieux, prend de la place dans les étalages des librairies et se vend plus de 20€ ; tandis qu’un ouvrage de 100 pages semblerait être l’œuvre d’un dilettante, d’un amateur exposant ses vagues idées, passe inaperçu entre deux autres ouvrages sur les rayonnages, ne meuble même pas sa bibliothèque personnelle ni ne valorise son détenteur (« franchement, quel simple d’esprit ne lit que des petits livres ? ») et ne se vendra pas plus de 2€.

A vrai dire, je me moque du livre de Piketty ; ce n’est qu’un exemple parmi d’autres de la perte de temps occasionnée par le verbiage et l’ambition narcissique de faire une grande œuvre qui change le monde. Comme l’écrivait Voltaire, « ce sont les petits livres portatifs à trente sous qui sont à craindre » (pour l’ordre établi). Ouvrages synthétiques qui requièrent néanmoins tout un fonds de pensée profond et exigeant. Il ne s’agit pas non plus de croire que l’on change le monde avec un Indignez-vous !, qui certes répond à l’impératif voltairien, mais dissimule un vide abyssal de pensée.

 

Deux recommandations à s’appliquer :

Être fainéant en philosophie : ne développer que les concepts nécessaires, écrire le moins possible, retirer le gras pour aller à l’os, employer un vocabulaire et une syntaxe clairs, tout en ne faisant aucun compromis sur la précision et l’exigence envers soi-même.

Faire adopter à son travail un caractère conclusif : rien n’est pire que d’admettre d’entrée qu’il n’y aura pas de conclusion, c’est-à-dire de prise de position tranchée – l’expression d’une subjectivité. Cela justifie les déroulements sans fin – comme une mauvaise série télévisée – et la plus grande perte de temps que l’on puisse imaginer. Car croire qu’un travail de réflexion inachevé pourra être poursuivi par d’autres, c’est parier sur la bonne volonté mais aussi la bonne foi d’inconnus : rien ne dit en effet que ce travail non concluant ne sera pas instrumentalisé afin de produire des thèses contraires à celles de son auteur (car même avec des conclusions claires, il se trouve toujours un quidam assez vicieux et malhonnête pour faire dire à un texte le contraire de ce qu’il affirme). Une fois dans la tombe, il n’y aura plus personne pour expliquer ce qui ne l’a pas suffisamment été. La projection en utopie semble un bon moyen de conclure.

Lost
Sans savoir où l’on va ni d’où l’on vient, on tire à la ligne indéfiniment : Lost du début à la fin

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