De la représentativité en démocratie pour répondre à la question du droit et des moeurs

Comment répondre à cette vieille question de juriste :

Sont-ce les mœurs qui font le droit, ou le droit qui fait les mœurs ?

Horace posait déjà la question ainsi :

Que sont les lois sans les mœurs, que sont les mœurs sans les lois ?

On entend souvent l’expression :

La loi est entrée dans les mœurs

Par exemple, lorsque l’on parle du PACS (instauré en 1999, qui est en train de détrôner le mariage et est devenu un verbe : se pacser), et plus récemment, du Mariage pour tous.

Evolution Mariages PACS
Evolution du nombre de mariages et de PACS – source INSEE

 

Mais on pourrait aussi dire que les mœurs font loi, et que le législateur doit se plier au mouvement du peuple, c’est-à-dire suivre le peuple dans ses demandes.

Cela fut-il le cas du PACS, ou celui du Mariage pour tous ? On pourrait aussi poser la question de la genèse du droit à l’avortement, ou encore prendre l’exemple de l’abolition de la peine de mort. Ces exemples sont encore débattus, et il n’est pas de mon propos d’en débattre : ils constituent simplement des illustrations.

 

Plus généralement, on pourra dire que plus les mœurs font loi, plus un État est démocratique, et que sa représentativité démocratique fonctionne, c’est-à-dire que le peuple est « écouté ». Au contraire, dans un Etat où en majorité les lois sont établies pour diriger les mœurs, on a affaire à une forme de despotisme. Montesquieu l’affirme exactement :

Nous avons dit que les lois étaient des institutions particulières et précises du législateur, et les mœurs et les manières des institutions de sa nation en général. De là, il suit que, lorsque l’on veut changer les mœurs et les manières, il ne faut pas les changer par les lois, cela paraîtrait trop tyrannique : il vaut mieux les changer par d’autres mœurs et d’autres manières. […]

En général, les peuples sont très attachés à leurs coutumes ; les leur ôter violemment, c’est les rendre malheureux : il ne faut donc pas les changer, mais les engager à les changer eux-mêmes.

– Montesquieu, l’Esprit des Lois

 

Donc, si l’on dit « la loi est entrée dans les mœurs », on se situe du côté de ceux qui pensent qu’il faut imposer une loi, même si elle ne représente pas l’opinion du peuple (ce fût à coup sûr le cas de l’abolition de la peine de mort ; mais est-ce que la loi abolissant la peine de mort a changé les mœurs françaises en la matière ? C’est-à-dire, est-ce que, désormais, les Français pensent majoritairement que la peine de mort ne doit pas être instaurée ?). En outre, cela ne dit pas si l’adoption de la loi s’est faite dans la difficulté ou au contraire de manière indolore.

Pour le PACS : beaucoup de bruit (manifestations) pour rien (pas de réactions a posteriori) semble-t-il !

Des manifestations massives (plus de 100 000 participants) et des arguments qui rappellent furieusement ceux des Manifs pour tous…

Et avec le recul que nous avons sur le cas du PACS, il pourrait sembler que cette loi ait changé les mœurs en ce qui concerne l’organisation de la vie de couple et familiale. Mais en réalité, c’est parce que le concubinage (fait de vivre en couple, et éventuellement de fonder une famille sans se marier) est devenu coutumier que le PACS a été revendiqué pour établir des droits entre les partenaires de PACS et leurs enfants (droits proches de ceux du mariage). Par effet de bord, il a entraîné une légère baisse des signatures de contrats de mariage : le PACS a donc été majoritairement utilisé par des couples qui ne souhaitaient pas se marier, plutôt que par des couples qui ont substitué le PACS au mariage.

Concernant la peine de mort, beaucoup de bruit pour rien, mais pour une raison différente du PACS et tout à fait pragmatique : qui est concerné par la peine de mort ? Les victimes et leurs proches et l’auteur du crime et ses proches : peu de personnes en réalité (quelques milliers de personnes concernées chaque année). En outre, les crimes qui auraient pu être passibles de la peine de mort sont en diminution constante :

Homicides volontaires à Paris
Evolution des homicides volontaires à Paris

 

Concernant le Mariage pour tous : les manifestations avant le vote de la loi sont aussi massives que le silence après le vote de la loi est assourdissant. Pourquoi ? Parce que marier deux homosexuels n’empêche pas les bigots de dormir, ou dit autrement : cela n’empiète pas sur l’espace public. Ma vie ne change en rien si deux personnes se marient ou ne se marient pas.

A l’opposé, quand on veut lever de nouveaux impôts en installant des portiques écotaxe, c’est un petit groupe de bretons (entre 15 000 et 30 000 personnes rassemblées) qui, touché au point sensible (le portefeuille), hurle sa révolte. Pourquoi l’écotaxe a-t-elle été abandonnée ? Car ces personnes se sont radicalisées (démolition de portiques et de radars) parce qu’elles étaient directement touchées par la loi, et l’Etat a rapidement cédé face à cette violence. (ce qui donne une idée déplorable des moyens à employer pour se faire entendre…)

 

Cet exemple breton est intéressant car il permet d’aborder la question des communautés. En effet, le bonnet rouge correspond à une référence historique, et plus largement, à un symbole de ralliement identitaire (ou socio-culturalo-géographique, si l’on veut être plus jargonneux) :

Ces mouvements, en premier lieu […] se développent au sein de la « diagonale contestataire » de Basse-Bretagne, cette région qui, allant de l’ouest des Côtes-d’Armor au sud-est du Finistère, est à la fois […] le bastion du progressisme politique en Bretagne (voire de la contestation révolutionnaire) et le conservatoire de la langue et de la culture bretonnes.

Il existe une caractéristique commune éclatante à la révolte de 1675 et aux manifestations de 2013 : la volonté des Bretons de prendre leur destin en main.

En 2013, les manifestants ont scandé le slogan suivant : « vivre, décider et travailler au pays ».

Dans un pays très centralisateur comme la France, on ne laisse aucune possibilité institutionnelle aux communautés démocratiquement représentatives des conditions de vie sur un territoire de contredire ou de restreindre les lois promulguées par l’État :

Les Bretons semblent douter du politique : l’État et ses élites, d’un côté, s’accrochent à un modèle centralisateur obsolète, tandis que les élus régionaux tiennent un discours volontariste sans disposer (contrairement à leurs homologues européens) des moyens législatifs ou financiers de leur politique.

Ce cas permet de poser la problématique de la représentativité nationale contre la représentativité locale. Car si le mouvement des bonnets rouges n’est pas démocratiquement représentatif sur le plan national, il l’est assurément sur le territoire breton décrit ci-dessus. Or, l’État Français centralisateur refuse de céder ses prérogatives à des pouvoirs locaux minoritaires, que l’on pourrait aussi bien nommer communautés.

Ce qui devrait procéder à ces transferts de compétences, c’est la loi de décentralisation. Mais celle-ci est pilotée par l’État et ne peut être mise en œuvre que sous sa tutelle. On en arrive par exemple aux situations ubuesques suivantes, durant la réformette territoriale des régions décidée par Hollande :

Regions réforme territoriale Hollande
Une réforme territoriale bien élyséenne…

La prise en considération des communautés (minorités) est très complexe au sein d’un État-nation centralisateur, qui plus est si son territoire est vaste et sa population nombreuse, ce qui est générateur de divergences sociales et culturelles.

 

A un échelon inférieur, la même complexité de la représentativité émerge lorsque l’on aborde la question des lois s’appliquant spécifiquement aux libertés individuelles. Extrait de l’ouvrage Majority Decisions (présenté ici), un texte de l’historien Olivier Christin énonce:

Appliquée aux questions religieuses, la procédure majoritaire ménage « le retour de la coercition sous l’apparence de la liberté » […] La défense de la tolérance religieuse sera de fait le premier pas vers l’idée libérale plus générale selon laquelle certains choix sont trop profondément personnels pour être laissés à d’autres qu’à soi-même, toute tentative du pouvoir politique pour s’y substituer, celui-ci fût-il issu des suffrages d’une majorité de citoyens, constituant ipso facto un abus de pouvoir.

On pense aux exemples du droit à l’euthanasie et à la question du port du voile chez les femmes pratiquant une certaine forme de religiosité musulmane (j’insiste : il ne s’agit pas de la religion musulmane, car il en existe plusieurs formes de pratiques).

Il semble dans ce cas que ni la loi, ni une quelconque expression émanant de la représentativité de la majorité démocratique ne soit apte à trancher de ces questions en établissant une règle que tous devraient respecter. Par contre, il est possible et préférable d’envisager la mise en œuvre de moyens garantissant à chaque individu la liberté de s’imposer la loi que l’on choisit, et de pouvoir à tout moment revenir sur ces choix. Autrement dit :

La démocratie n’est pas le totalitarisme d’une majorité souvent formée par des alliances de circonstance sur des minorités réelles.

 

Mais quels que soient les résultats (adoption tranquille ou révolte à bonnets rouges), il s’avère de toute manière que la méthode consistant à forcer les mœurs par la loi est tyrannique (même s’il s’agit d’une tyrannie très soft).

Donc, si l’on suit la recommandation de Montesquieu, il semble que le nudge soit une manière pragmatique d’engager les peuples à changer d’eux-mêmes leurs coutumes. Et qu’est-ce que le nudge, si ce n’est une forme de conditionnement ? Et qu’est-ce que le conditionnement, si ce n’est de l’éducation – ou à l’extrême : du dressage ? C’est pourquoi il faut, quelle que soit la méthode qu’il emploie, toujours rester vigilant envers l’Etat.

A ce titre, quelques extraits de l’auto-célébration sénatoriale (environ 350 oligarques) qui a organisé un colloque qui annonce d’emblée la couleur : « Vive la loi ! » Concernant l’éducation – ou le dressage, c’est comme on voudra :

Le travail du psychanalyste, de l’enseignant ou de l’éducateur est complémentaire de celui de la loi. Sans cet accompagnement, la société ne saurait parvenir à un véritable exercice de la loi.[…]

Il convient de mener un long travail d’éducation et de débat, avant que toute autre loi s’engage, pour que nous puissions joindre les deux bouts de la loi et du désir et faire que la loi ne soit pas une consécration du désir, mais une mise en ordre du chaos religieux et du chaos pulsionnel.

Le psychanalyste et l’éducateur : il faut au moins ça pour redresser la mauvaise graine ! A quand les séances d’électrochocs pour « désirs » déviants ? Et les désirs d’avenir de Mme Royal, alors ? Heureusement que nous y avons échappé ! Et les désirs de M. Hollande quand il chevauche son scooter ? Là, ni Julie ni Valérie ni les Français n’y ont échappé ! Il est grand temps que le Sénat mette de l’ordre dans tout ce chaos pulsionnel !

Francois Hollande en scooter
François Hollande en plein chaos pulsionnel

Ce second extrait fait froid dans le dos (c’est normal, après tout, pour un monstre froid…) :

La volonté de consacrer un modèle minoritaire indique que le législateur considère la pratique majoritaire comme mauvaise et la pratique qu’il préconise comme meilleure.

Où l’on comprend que la question de la représentativité démocratique et du respect des libertés individuelles est le cadet des soucis de certains autocrates (comme c’est le cas concernant le sort de la Grèce).

 

Que dire aussi de la prolifération contemporaine des lois ? Il semble que le domaine législatif, soumis à des pouvoirs temporels agités par l’opinion médiatisée, soit entré dans une phase de délire qui lui fait accoucher de lois aussi rapidement que survient le fait divers. L’émotion précède la raison juridique. Ce ne sont pas non plus les mœurs qui sont à l’œuvre, car elles sont la marque d’un consensus sur le temps long.

Nous sommes donc frappés par une nouvelle tentative de prise en main de la représentativité démocratique par des élites désarçonnées par leur propre incompétence : la surréaction à l’événement.

Les lois d’aujourd’hui ne sont donc plus ni droit, ni mœurs : elles procèdent d’une fièvre passagère. Elles sont les coliques qui succèdent à ces fièvres médiatiques. C’est une illusion de représentativité, qui déclare cyniquement, comme Léa Salamé :

On donne aux gens ce qu’ils veulent

 

Or, Lucien Kaprik déclare :

Le sociologue Goffman montre que les individus se repèrent dans l’existence en ayant une connaissance implicite de la réalité. Il manque donc un ouvrage qui montre à chacun que le droit n’est pas une collection de règles, mais une règle du jeu, qu’il n’est pas affaire de technique juridique, mais de sens.

Mais si on en est là, dans la société française d’aujourd’hui, alors il faut admettre que le droit n’a plus rien de démocratique, car on ne peut plus le considérer comme une émanation du peuple puisque l’on doit l’expliquer au peuple !

Par conséquent, donner au peuple ce qu’il demande, ou plutôt semble demander, car ce n’est qu’une interprétation politicienne de la situation, au moment où l’événement se produit, c’est fabriquer cette collection de règles illisibles. Comment, dans ce cas, faire les lois ? Et qui doit faire les lois ? Il semble que la communauté soit un échelon viable.

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