Kamel Daoud (journaliste et écrivain algérien, victime d’une fatwa pour « apostasie et hérésie ») aborde dans un article du Point datant du 1er Janvier 2015 la notion de « pari pascalien de l’islamiste » dans laquelle j’observe en creux une analyse passionnante des mécanismes totalitaires à l’œuvre au sein de nombreux pays musulmans.
Mais elle pose aussi de profondes questions sur la posture de l’Occident face à ce « monde musulman » (terme que je récuse car il désigne des réalités trop hétérogènes pour être assimilées) : ne voit-on pas une forme de propagande tenter de remettre au goût du jour l’idée d’un choc des civilisations entre un « bloc occidental » et un « monde musulman » tout aussi fantasmés l’un que l’autre ? Est-ce que les rhétoriques de l’affrontement (ou menace) pour certains occidentaux et de l’affront (ou blasphème) pour certains musulmans ne sont pas les outils de manipulation de l’opinion nationale que l’on instrumentalise à des fins diplomatiques très cyniques de realpolitik ?
Daoud déclare:
Une idée m’obsède : pourquoi l’islamiste a-t-il tant besoin de mon abdication, de mon unanimité ? Dans une chronique ancienne, j’ai appelé ça le pari pascalien de l’islamiste. Guillemets « … une évidence qui a brusquement traversé l’esprit du chroniqueur il y a quelques jours : quand la vérité a besoin de l’unanimité, c’est qu’elle est le masque d’un doute abyssal. Les islamistes et beaucoup de musulmans ont aujourd’hui besoin de croire (ce qui est un droit), mais sentent qu’ils doivent obliger les autres à croire leurs croyances. Dans le pire des cas, la tolérance s’exprime par une détestable condescendance : je ne te l’impose pas, mais j’ai raison et j’attends, car tu verras et tu finiras par être convaincu et te repentir. »
Que les islamistes aient « besoin » de croire en une forme de religion, c’est déjà un symptôme du mal : l’incapacité en la prise de conscience responsable. Car à l’origine de ce besoin de croire se dissimule un mal-être existentiel et politique : c’est la domination occidentale et de ses valeurs (la domination des « mécréants ») qui empêche la communauté musulmane (« l’oumma ») de s’unir dans le Califat et de régner sur son Empire, puisqu’il devrait être acquis de droit divin. Comme l’a justement écrit Régis Debray :
La religion n’est plus l’opium du peuple, mais la vitamine du faible.
– Régis Debray, Critique de la raison politique ou l’inconscient religieux
Des valeurs occidentales et des actions pour le moins maladroites (euphémisme) qui en résultent, l’islamiste fait son marché pour sa propagande : avec d’une part l’affrontement idéologique et sa succession de moqueries (« impiétés ») et d’humiliations (économique, diplomatique et culturelle), et d’autre part l’affrontement guerrier (Palestine, Afghanistan, Irak, Syrie, etc.). Le besoin de croire pour ces islamistes, c’est avant tout le besoin de croire au renversement futur de la domination en leur faveur : c’est croire que puisque « Allah est Grand », il ne peut pas laisser les choses telles qu’elles sont et leur accordera la victoire finale.
Daoud poursuit :
Le croyant faible a besoin de l’unanimité pour se convaincre de sa vérité. Il a besoin que le monde croie ce qu’il croit pour y croire lui-même. Il ne peut pas chercher et trouver Dieu seul et assumer la solitude de la condition humaine et la responsabilité de sa quête. Cela le fait paniquer. Il ne peut pas accepter la différence de l’autre, car c’est un démenti de sa vision de l’absolu indivis. Parce que la différence est un attentat, on y répond par l’attentat.
[…]
Au plus intime de ce mécanisme qui veut l’unanimité comme preuve de la vérité, on devine une sourde incroyance et un nihilisme titanesque. On s’étonne qu’un djihadiste ou tout autre intégriste égorge des enfants, alors que cela est logique : tout fanatisme religieux est finalement athéisme. C’est une incroyance terrifiante qui répond par la terreur de la croyance. Puisqu’on ne croit en rien, au plus profond de soi, on peut tuer et assassiner. Paradoxe donc des djihadistes : ils ont, face à la vie humaine, en tant que croyants déclarés, les libertés affreuses des gens qui ne croient en rien, justement ! Ils massacrent, torturent, tuent, violent et décapitent et lapident comme le ferait justement quelqu’un qui ne croit en rien. Djihadistes ou intégristes de toutes les autres religions.
Ce passage donne à penser ce qu’est le nihilisme – que je nomme plus volontiers relativisme, de par sa contemporanéité.
A la fin, c’est une question de lâcheté, surtout : la croyance est un pari pascalien. On y mise et on saute dans le vide avec foi, confiance ou courage. Les nihilistes au nom de cette religion sont trop lâches pour sauter seuls. Alors ils poussent le reste de l’humanité à sauter avec eux. Quitte à pousser les gens, de force, dans le dos. L’idée est « si je perds, je ne perds pas seul et tous perdront avec moi ». C’est-à-dire « si j’ai tort, personne n’aura raison parce que tous auront tort, comme moi ». Là, Pascal ne parie pas seul, mais ruse : « Si je gagne, je gagne tout, mais si je perds, tous perdront avec moi ».
Plusieurs remarques pour montrer que cet islamisme, tel que décrit par Daoud, est un nouveau totalitarisme :
1. Sur la nécessité de l’unanimité : c’est le processus totalitaire par définition, la négation volontaire d’une réalité facilement observable, ou plus simplement la volonté de suppression de cette réalité : que les hommes sont divers. Avec les sinistres exemples que l’on sait :
- Stalinisme : réécriture de l’histoire, assassinat des dissidents, asservissement ou massacre des populations récalcitrantes,
- Nazisme : génocide et épuration ethnique afin de promouvoir une race unique supérieure, destruction de toute culture alternative,
- Maoïsme : passage au chevalet de torture de la révolution culturelle pour édifier (ou déformer ?…) « l’homme nouveau »,
- Liste non exhaustive…
2. Sur l’incroyance : au même titre qu’une addiction asservit mais ne convertit pas (les camés ne peuvent se passer de drogue mais la haïssent – et se haïssent d’y céder), le fanatisme religieux est une dépendance qui régit la vie et promet de la prolonger dans un au-delà paradisiaque. Le fanatique se vautre dans les vapeurs de promesses irréelles, comme le fumeur d’opium chasse le dragon. Promesses d’une autre vie meilleure et éternelle, négation de la réalité de celle-ci qui n’est que le moyen d’aboutir aux fins désirées.
Tous les facteurs de longévité entraînent une toxicomanie proportionnelle à leur efficacité.
– William Burroughs, Le Festin Nu
Il faudrait ajouter : « proportionnelle à leur efficacité » avérée ou anticipée. Car nul ne sait ce qu’il existe (ou pas) au-delà… Par conséquent, pour ce type d’incroyant nihiliste, la fin justifie toujours les moyens – et tout est donc permis. Ce sont des camés en manque, prêts à tout pour leur dose.
3. Que tous perdront avec moi : c’est le jusqu’au-boutisme de tous les dictateurs, de tous les despotes qui préfèreront toujours les victoires à la Pyrrhus (massacrer son propre peuple, se suicider en emportant un maximum de monde avec soi) à l’acceptation de la défaite de leurs idées et de leur pouvoir tyrannique entraînant la fin de leur règne. Comme ce « Roi [qui] se meurt » chez Ionesco, et qui pendant un temps cède à la tentation mortifère que rien ne doit lui survivre, que son royaume c’est lui et que leurs destins ne sauraient être séparés. Face à ce despotisme, l’arme de l’ironie pour faire déchoir les tyrans de leur piédestal.
Et une conclusion en forme d’avertissement :
Premièrement, que nous ferions bien de nous garder de croire que nous sommes saufs de ces errements, car l’incroyance et le relativisme nihiliste sont les tares les plus profondes et dangereuses du monde occidental. On en trouve trace partout :
1. Dans les communautés fermées sur elles-mêmes :
- dans les ghettos de riches et de pauvres : culture cloitrée,
- dans les villes et villages où tout se scrute et tout se sait : « non, les braves gens n’aiment pas que / l’on prenne une autre route qu’eux » – Brassens,
- dans les villes-monde où tout s’aplanit et où l’uniforme refait surface : boboïsation, gentrification, hipsterisation, métrosexualisation, fashionistisation, consumérisme,
- chez les journalistes, communicants et « experts » des mass media (quelques milliers d’individus dans le monde) : bien-pensance molle et rigueur factice dans l’excitation stérile de l’événement furtif,
- dans le monde de la finance cynique et de la veulerie politique (quelques dizaines de milliers d’individus dans le monde) : alliés dans le rabaissement et la déresponsabilisation de l’individu soumis en ENUC (« Entité Neutralisée en Unité de Consommation ») biberonné par les multinationales et bercé par l’Etat-nounou.
2. Au sein de la génération des baby-boomers, qui déplorent le devenir du monde sans prendre leur part de responsabilité, qui refusent d’amender leur mode de vie délétère et continuent de préempter avec le nombrilisme des vainqueurs les vestiges de cette planète,
3. Au sein de la jeunesse ado- et adu-lescente (16-35 ans), enfin, qui ne peut plus croire aux valeurs d’un occident dévoyé et fossoyé, ni en la politique, ni au progrès, mais qui se résigne au statu-quo tant qu’il est garant du confort et du divertissement dans lesquels elle se recroqueville (négation et fuite en avant).
Deuxièmement, et par conséquent, que le monde occidental fournisse des bataillons de candidats au djihad, cela est cohérent : nous produisons la matière première (l’individu sans croyance) et ils fournissent le catalyseur (un totalitarisme en devenir).
Troisièmement, qu’il est temps de poser de vraies questions :
- Sur la dérive islamiste, mais aussi sur la manipulation de l’opinion par une certaine propagande occidentale qui ne fait qu’attiser les flammes de l’intolérance (des deux côtés) par pure logique politicienne et rend chaque jour plus difficile le dialogue et la compréhension de la complexité de nos relations.
- De quelle bienveillance faisons-nous (occidentaux) réellement preuve à l’égard de musulmans modérés vivant dans des pays sous la coupe de monarchies et de dictatures qui instrumentalisent le fait religieux pour asseoir leur pouvoir ?
- S’il y a une crise de confiance, une fébrilité, une incroyance, n’est-elle pas présente d’abord en Occident, sur les valeurs que nous prétendons défendre mais que nous bafouons ou respectons et faisons respecter aux autres uniquement quand elles servent notre propre profit ?
Enfin, qu’au fond, les totalitaires n’ont pour moyen que la contrainte d’autrui par la peur et la force, mais aucune croyance, aucun sens à donner. Que pour les faire chanceler, il faut donc les attaquer sur ce front faible. Et ce front est chez nous, en nous : dans le sens que nous saurons donner à notre société (ou barbarie), l’éclat de nos convictions et l’authenticité de nos actes.