L’utopie comme ligne directrice

Comme j’en arrive à la conclusion ici, l’inexistence avérée de toute objectivité morale conjuguée à la primauté de la subjectivité comme mode d’action humain oblige toute future construction intellectuelle systémique à se projeter en une utopie, c’est-à-dire :

La description concrète (par la simulation) de la situation envisagée (une organisation) qui matérialise le résultat de l’ensemble des principes subjectifs (hiérarchie de valeurs) défendus par leur(s) auteur(s)

Ce qui aura pour vertus de laisser l’idéologie au rencart, aussi bien que de démasquer les prédicateurs, les politiciens et les sophistes : tous ceux qui prônent des valeurs et des modes de conduite « pour les autres » et n’en assumeront jamais les responsabilités concrètes ; tous ceux aussi qui croient que l’addition des réformes (pour ne pas dire réformettes) font une politique d’ensemble.

Cela permet de ne plus penser « hors-sol » mais bien les mains dans le cambouis, dans la franchise et la transparence de la situation à laquelle aboutirait la réification des valeurs prônées : expérimenter, pour prouver la viabilité.

La politique, au sens noble, y trouve son épicentre, comme il est dit par Nicolas Tenzer dans l’éditorial du premier numéro de la revue le Banquet :

Les idées ne mènent pas le monde ; c’est une représentation de l’histoire souhaitable qui doit diriger l’action : enfin, la politique est possible. Les idéologies sont mortes, on ne va pas pour le plaisir réinventer de nouveaux systèmes d’idées. […] La politique est à réinventer, ni idéologique, ni gestionnaire ; nous proposons de l’appeler politique des objectifs ou politique des projets.

En ce qui me concerne, j’appelle utopie ce projet aux objectifs concrets, explicité, justifié par ses avantages, critiqué pour ses faiblesses, mais qui n’existe pas (encore). L’ambition de cette revue était (car elle a cessé de publier depuis 2012) :

L’édition 1992 de notre revue ne fait qu’amorcer ce débat à travers des thèmes tels que l’immigration, l’Europe, l’environnement, l’Etat et la justice. Notre ambition est qu’au bout de trois ou quatre ans se dessine, à travers ces contributions diverses, un projet cohérent, qui soit susceptible de répondre concrètement à l’urgence de refaire la société française

Y sont-ils parvenus ? Il semblerait que non. Le commentaire critique de l’actualité, comme souvent chez l’essayiste ou l’expert, a pris l’ascendant sur la créativité et l’innovation.

En outre, et peut-être plus important, leur échec provient sans doute du fait qu’ils évoquent l’ « urgence de refaire la société française ». Ils sont partis avec ce présupposé implicite : voir dans l’utopie une frontière (la France) et une barbarie (la culture ou la société française). C’est déclarer avoir perdu d’avance. Pour refaire la société française, les Lumières ont dû refaire le monde : proclamer l’Universalisme.

 

Mais, entre refaire le monde et refaire une nation, faut-il vraiment choisir ?

Car c’est une ambition de pluralité – et non un énième totalitarisme – qui me guide : mon utopie est :

Un système organisationnel qui permet l’émergence et la réalisation d’une multitude de barbaries. Qui ouvre les possibles et fait entrer de l’air frais dans un environnement vicié.

C’est donc refaire le monde, et c’est bien ce que nous recherchons aujourd’hui : de nouvelles voies face à nos impasses relativistes. C’est une utopie qui, au lieu de figer absurdement de pseudo-certitudes, nourrit et se nourrit de l’inexorable course du changement :

Cette utopie est organisée par et pour le changement inéluctable.

Ce faisant, j’espère qu’elle permettra (entre autres choses que je développerai) de réduire le temps des crises, tel que le définit Gramsci :

La crise consiste justement dans le fait que l’ancien meurt et que le nouveau ne peut pas naître : pendant cet interrègne, on observe les phénomènes morbides les plus variés.

– Antonio Gramsci, Cahiers de Prison

 

Mais, en ne définissant qu’une organisation supra-communautaire, c’est-à-dire seulement un cadre dans lequel s’organiseraient différentes formes de communautés, nations, Etats ou Républiques, je ne dis rien de ma possibilité barbare au sein de ce monde utopique : comment moi, je voudrais y vivre, et quelles seraient mes valeurs ?

C’est certes un sujet subsidiaire par rapport au premier, qui ne concerne a priori que moi et qui ne passera pas outre les travers de la subjectivité et de la temporalité inhérents à cette forme de projection hypothétique. Mais ce sujet m’intéresse parce qu’il constituera une forme de synthèse politique de ma pensée.

Par conséquent, fabriquer une « nation », ou plutôt une « communauté » (qui est un terme préférable, je montrerai pourquoi), cette proposition personnelle que je nomme en toute lucidité et humilité barbarie et qui viendra s’insérer dans cette organisation utopique, une utopie dans l’utopie, est pour moi tout aussi fondamental.

 

C’est le double exercice (la double utopie) auquel je m’astreins dans ce projet.

 

Qu’il nous suffise de poser, à l’adresse des pourfendeurs de l’utopie, qu’une société sans utopie, privée d’utopie est très exactement une société totalitaire, prise dans l’illusion de l’accomplissement, du retour chez soi ou de l’utopie réalisée.

– Miguel Abensour, L’Utopie de Thomas More à Walter Benjamin

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