Les deux grands intellectuels ennemis sont au moins d’accord là-dessus, et ce n’est pas moi qui vais les contredire :
La fonction de l’écrivain est d’appeler un chat un chat. Si les mots sont malades, c’est à nous de les guérir.
– Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde.
– Attribué à Albert Camus
Même Aristote l’a dit : une chose ne peut pas être à la fois telle et son contraire.
Prendre le temps de trouver le bon mot, le mot juste, et avoir l’exigence de la précision sont les meilleurs moyens de contester la pensée dominante, martelée sous forme de slogans ad libitum.
C’est un moyen d’échapper au consensus mou, et de commencer à désapprendre ce que l’on croit savoir, d’éradiquer sa propre mythologie pour se donner ses propres leçons.
C’est aussi un moyen de se faire comprendre afin d’établir des bases saines au débat, un travail réciproque de pédagogie et d’écoute entre les débatteurs.
Acquiescer sans discussion aux définitions telles que l’air du temps les formule, c’est être certain de se faire voler le débat. Ce qui signifie tourner en rond, autour d’un pivot fixé par une sensibilité particulière (une mode, un courant, la vocifération médiatique, etc.) qui présuppose l’usage de points de vue préétablis, menant à des conclusions forcées. Rien qui ne soit de nature à favoriser une véritable réflexion. Le travail de redéfinition doit permettre de faire émerger d’autres manières de considérer le monde, exprimer d’autres points de vue et bâtir des alternatives.
Au XIXe, Littré et Larousse sont des bourgeois positivistes et conservateurs : les dictionnaires visent seulement à recenser et à fixer. […]
[Au contraire,] il faut élargir, approfondir, ouvrir les portes et laisser entrer, en les contrôlant au passage, le troupeau des idées neuves. C’est, très exactement, faire de l’antiacadémisme.
– Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?
Ne pas discuter des définitions est souvent le meilleur moyen de fausser le débat pour avoir raison. C’est pourquoi c’est une stratégie couramment employée que d’utiliser des termes d’apparence neutre mais qui portent en réalité quantité de présupposés qui cloisonnent la réflexion. Si chaque concept est flouté par une censure insidieuse, on limite le champ des possibles états d’esprit (c’est-à-dire les postures : les réactions contextuelles et les prises de position idéalistes), et on dénature de fait la liberté d’expression.
Cet amenuisement des perspectives prend aussi racine dans l’appauvrissement (conscient ou pas, volontaire ou pas) du langage. Car restreindre le langage prend des tournures diverses :
- Réduire les mots à la caricature de leurs fondements : par exemple, démocratie, étymologiquement pouvoir du peuple (combinaison de δῆμος / dêmos, « peuple » et κράτος / krátos, « pouvoir »), qui est une formule magique permettant de se défausser du devoir de qualifier le pouvoir, le peuple, la citoyenneté, la représentativité, ou encore l’organisation politique. Ainsi, on produit l’amalgame bien connu : référendum = démocratie, puisque l’on donne la parole au peuple, ce serait le moment démocratique suprême… mais on ne dit rien des conditions électorales, ni de la forme ni du fond de la question posée, de sa compréhension, et du débat qui est censé l’éclairer. Les Grecs ont-ils pu bénéficier, lors du référendum de juillet 2015, de tout ce qu’une véritable pratique démocratique exige ? Il faut en douter.
- Ignorer totalement ce fondement (l’étymologie et l’histoire des mots) pour se concentrer sur le sens commun, ou courant (avec tout ce que cela traduit de conformisme et de conservatisme) : barbarie ou encore radicalité sont des exemples flagrants de courte vue qui en disent beaucoup sur les préjugés de notre temps,
- Interdire l’emploi de termes en les chargeant d’un maximum de connotations négatives et péjoratives, tels que collaboration, ou richesse(s),
- Faire de certains mots des incantations sacrées et irréfutables, dont on ne discute même plus le sens, bien qu’il soit de plus en plus complexe à définir, justement : République, liberté, égalité, fraternité,
- Remplacer ce qui gêne par la novlangue (Orwell, 1984) du politiquement correct : l’utilisation et l’invention permanente d’acronymes, de slogans et de termes techniques de spécialistes sont autant de masques et d’euphémismes permettant autant de minorer l’impact d’une déclaration ou d’un choix politique que de restreindre le débat qui s’y rattache au périmètre au sein duquel ses instigateurs souhaitent, à leur avantage, qu’il se déroule.
Ne voyez-vous pas que le véritable but du novlangue est de restreindre les limites de la pensée ? À la fin, nous rendrons littéralement impossible le crime par la pensée car il n’y aura plus de mots pour l’exprimer. […]
Orthodoxie signifie non-pensant, qui n’a pas besoin de pensée, l’orthodoxie, c’est l’inconscience.
– George Orwell, 1984
On a donc affaire à autant de procédés infects pour réduire le champ de la discussion et des possibles, supprimer les nuances, biaiser et manipuler la pensée, interdire certains positionnements culturels, moraux ou éthiques : car ce que l’on ne peut nommer n’existe pas (ou du moins : n’est pas visible).
Dans ce paragraphe, on lit que :
L’idée fondamentale du novlangue est de supprimer toutes les nuances d’une langue afin de ne conserver que des dichotomies qui renforcent l’influence de l’État, car le discours manichéen permet d’éliminer toute réflexion sur la complexité d’un problème : si tu n’es pas pour, tu es contre, il n’y a pas de milieu. Ce type de raisonnement binaire permet de favoriser les raisonnements à l’affect, et ainsi d’éliminer tout débat, toute discussion, et donc toute potentielle critique de l’État.
Il devient impératif de choisir son camp, non pas de définir son camp. Et souvent, il y a simplement les bons et les mauvais, les gentils et les méchants. Forcer les individus à entrer dans ces cases a tout du despotisme. C’est faire dire à l’autre ce qu’il n’a pas dit, c’est penser à sa place et porter des accusations qui n’ont pas de motif. C’est intenter le procès d’intention, et une voie vers le totalitarisme : si tu n’es pas moi, tu es contre moi.
Il faut par conséquent prendre le temps nécessaire à redéfinir, à redonner leur sens aux mots, à les nettoyer des concrétions politico-culturelles qui s’y agglutinent de manière parfois si importante qu’elles en dissimulent le mot lui-même et le rendent inaccessible.