Moi, j’ai fait comme on m’a dit : je me suis indigné. J’ai arrêté de respirer, je suis devenu tout rouge et j’étais très énervé ! Comme je tournais un peu en rond chez moi, j’ai décidé de sortir m’indigner à l’air frais. Sur Facebook, j’ai trouvé tout un tas d’indignés comme moi. On s’est dit qu’on allait d’indigner dimanche après-midi, les prévisions météo étaient clémentes.
On s’est déguisés avec des masques de V pour Vendetta, ça faisait vachement sérieux : on était sans visage, on pouvait pas parler, mais on avait le look rebelle, coco !
On avait apporté notre fascicule, le petit livre de Saint Hessel, pour se lire des passages qui nous galvaniseraient. Mais bon, on trouvait que ça manquait quand même un peu de slogans pour la manif’ !
Quand la police est arrivée, on a regardé les forces totalitaires droit dans les yeux (enfin, à travers nos masques). C’était fort. On a fait plein de bruit, et puis on s’est assis pour montrer notre détermination.
Quand le soleil est tombé, on est partis prendre un verre au café du coin avec les potes. On a refait le monde. C’était révolutionnaire. Après quelques tournées, je suis rentré à la maison. J’ai publié des photos sur Facebook, et j’ai écrit « j’y étais ! »
Au bout d’une demi-douzaine de manifestations, un certain sentiment s’est emparé de moi. Je ne sais pas trop. Je traînais un peu les pieds. J’étais toujours indigné, bien entendu! Mais je ne savais plus trop pourquoi. Je ne savais plus si j’avais su pourquoi je m’étais indigné. J’ai relu Saint Hessel, 32 pages, mais je n’y ai pas trouvé de réponse.
J’ai allumé la télé, et j’ai compris. J’ai vu des quadras et quinquas bien gras et auto-satisfaits. J’ai vu des vieux (moins vieux que Saint Hessel, quand même) qui avaient fait mai 68, gras et auto-satisfaits aussi. Et puis je me suis vu : pas gras, indigné, frustré, au chômage, dans un monde en crise économique et écologique.
J’étais super-indigné !
J’avais pas fait mai 68 : la chape de plomb, le plafond de verre, je l’avais pris en pleine poire !
J’avais pas eu droit aux Trente Glorieuses : la décroissance (récession) économique, c’était pour ma pomme. La décroissance, c’est nul ! Le chômage de masse, ça craint !
J’aurai pas ma retraite à taux plein à 60 ans. Pas d’illusion : je pourrai pas me la couler douce entre ma villa en Provence et mes voyages au soleil.
Bref, c’était pas le monde de demain que je voulais faire, c’est le monde d’hier que je voulais vivre ! J’étais vraiment indigné de m’être fait empapaouter à ce point !
Et il y a eu ce déclic : je me suis dit que Hessel, en ses vieux jours (92 ans lorsqu’il écrit son petit livre), avait eu la belle vie pour exhorter la jeunesse toujours friande de romantisme et frustrée comme jamais. Il l’a titillée par là où ça la gratte, mais qu’est-ce qu’il a assumé ? A-t-il assumé un projet ? Donc des valeurs et un mode de vie ? A-t-il assumé les moyens de la transition entre aujourd’hui et demain ? Quels fins justifient-ils ? Si c’est un monde nouveau à venir, que faire de l’ancien et de ceux qui le défendent ?
Autant de questions dont, bien entendu, les indignés masqués n’ont que faire ! On participe gaiement au bivouac mondial, on est jeunes on se fend la gueule, on revendique le monde d’hier, un beau retour vers le futur.
Indignés, et alors ?
Le problème n’est pas l’absence d’indignation, de mécontentement, de colère, de désillusion, c’est au contraire leur trop-plein. La volonté de résistance est présente, on la constate dans la défiance envers le politique. Mais cette résistance est stérile tant qu’elle n’affirme ni ses modes de mise en œuvre, ni surtout pour quoi, dans quel but, il faut la mener, ce qui revient au même : se demander comment résister efficacement revient à savoir dans quel but on résiste.