J’ai fait la connaissance récente de Jeremy Rifkin à travers quelques articles concernant ses ouvrages, dont celui-ci.
Vous allez me dire : « encore un vieillard profiteur qui vient nous donner des leçons sur un avenir qu’il a (et ses congénères) déjà largement compromis ! »
C’est vrai qu’avec son crâne dégarni, sa moustache anachronique, son costume sur-mesure avec pochette et sa cravate bariolée, on ne s’attend pas à des prophéties lumineuses. Délit de sale gueule que nous ferions !
Penchons-nous un peu plus sur son ouvrage La Nouvelle Société du coût marginal zéro, afin de savoir si Rifkin redécouvre la roue ou donne véritablement quelques vues saisissantes sur ce que pourrait être le monde de demain.
Boule de cristal
Je dois commencer par dire qu’un vendeur d’avenir, qu’il se nomme futurologue, ou oracle, a autant de chances de se tromper sur l’avenir qu’un poulpe de prédire les gagnants des matchs de la coupe du monde de football.
Car, comme l’écrit Ariel Colonomos (auteur de l’ouvrage La politique des oracles : raconter le futur aujourd’hui, dont je parle ici) :
Les anticipations des experts sont très approximatives et se révèlent assez souvent inappropriées pour anticiper le cours de l’Histoire.
Les avis d’un expert ne sont pas plus précis que ceux d’une personne qui ne possède pas les compétences spécialisées dont celui-ci se réclame dans le domaine où il est censé s’exprimer.
D’un côté, on concède au poulpe des pouvoirs surnaturels. De l’autre, on pense que le futur qui nous est présenté est souhaitable ou pas : on choisira alors de réaliser la prophétie ou de l’ignorer. Par conséquent, les messages proférés par ce genre de personnes sont moins à considérer comme de véritables tentatives d’anticipation que comme des déclarations politiques, camouflées en vision prospective.
Cluedo économique : qui a tué le capitalisme ?
C’est donc sous l’angle politique, et non pas probabiliste (évaluation du nombre de chances que survienne tel événement – chose que je crois impossible à mesurer dans le monde réel, hors de la théorie mathématique, car le futur n’est pas écrit, et la seule chose qui ne change pas, c’est le changement), que j’aborde les dires de Rifkin, qui commence ainsi, en réponse à la question « Qu’est ce qui provoque ce changement de paradigme ? » :
C’est le coût marginal zéro. Le coût marginal, c’est le coût de production d’un objet ou d’un service additionnel une fois les coûts fixes absorbés. Or, j’ai découvert l’existence d’un paradoxe profondément enfoui au cœur du capitalisme, et qui n’avait pas encore été mis au jour : ce qui a permis le succès inouï du système va finalement se retourner contre lui.
Ah ! Et il a découvert ça tout seul le monsieur ? C’est étrange, parce que j’ai l’impression qu’il n’est pas le premier à nous prédire la fin du capitalisme ! On dirait une vieille rengaine…
Après nous avoir vaguement rappelé ce que sont les principes de destruction créatrice (merci Schumpeter : je le fais à la place de Rifkin, qui se moque de révérer ses sources), des gains de productivité et de poursuite de la satisfaction client dans une économie de marché, il formule son argument :
Mais nous n’avions jamais anticipé la possibilité d’une révolution technologique tellement extrême qu’elle pourrait réduire ce coût marginal, pour un ensemble important de biens et de services, à presque zéro, rendant ces biens et services virtuellement gratuits et abondants. Et sapant au passage les bases mêmes du capitalisme.
D’accord, mais quelle est-elle, cette « révolution technologique extrême » ? Parce que la science qui résout tous les problèmes, on connaît aussi le refrain…
Nous avons déjà vu le coût marginal se réduire dans les économies traditionnelles, de façon phénoménale, dans les trente ou quarante dernières années. Et les dix dernières années ont encore vu le phénomène s’accélérer.
Mais c’est vieux comme Hérode, ce que tu nous racontes là, mon loulou ! Toujours des gains de productivité, rien de plus ! Rifkin tente une incursion théorique :
Les grandes mutations économiques se produisent quand trois révolutions technologiques convergent au même moment pour construire une plateforme d’opération unique pour l’économie [ : ] révolution des communications, révolution énergétique et révolution des transports.
Il mentionne les exemples de la révolution industrielle du XIXe siècle (communications : mécanisation de l’impression et télégraphe ; énergie : charbon ; transports : machine à vapeur) et du XXe siècle (communications : téléphone et radio ; énergie : pétrole ; transports : voiture). Rifkin ne considère donc que des facteurs technologiques : il occulte toute dimension politique et sociale à ces « révolutions ». Il doit avoir oublié que l’économie, c’est une offre et une demande (à satisfaire et solvable). Or, quand il parle de technologie, il reste cantonné au pan de l’offre.
Ensuite, il ne parle pas vraiment des offreurs, c’est-à-dire des producteurs, mais seulement de leur production, des moyens de production et des moyens logistiques de diffusion et de mise sur le marché. En aparté : il oublie d’ailleurs que la logistique industrielle du XXe siècle, ce qui démultiplie les échanges internationaux, c’est le conteneur standardisé, et le transport maritime par cargo.
Le nouveau complexe communications-énergie-transports ?
Bref : étrange et pour le moins simpliste (voire erronée) vision de l’économie…
Mais ça ne fait rien, Rifkin y croit dur comme fer, et, en plus, il voit arriver une nouvelle « révolution technologique extrême », comparable aux précédentes :
Nous voyons émerger un nouveau complexe communications-énergie-transports, qui donne naissance à l’économie du partage. L’Internet de l’information, déjà largement répandue, commence à converger avec un très jeune Internet de l’énergie, et un début d’Internet des logistiques : trois Internets en un, dans un super « Internet des objets » !
D’accord pour les communications par Internet : c’est un fait révolutionnaire par l’émergence de l’interactivité. L’information qui se diffusait uniquement par les médias de masse partage désormais sa place avec l’information provenant de la population. Mais l’Internet de l’énergie et l’Internet des logistiques, qu’est-ce que c’est ? Rifkin ne l’explique pas vraiment. Mais il s’enthousiasme passionnément :
Voyez l’industrie musicale : des centaines de millions de jeunes produisent et échangent de la musique sur Internet, à des coûts marginaux proches de zéro. […]
Des millions d’internautes créent aujourd’hui leurs propres vidéos pour pas grand-chose et les postent gratuitement sur le Web. […]
Une fois que vous possédez un téléphone mobile ou un ordinateur, échanger de la musique ne vous coûte plus rien, à part votre abonnement au service. […]
La presse, l’édition, les films et bientôt la télévision, attaquée par Youtube, connaissent le même destin. […]
L’industrie du savoir aussi est touchée : avec Wikipedia, des millions d’individus produisent de la connaissance et la diffusent à un coût marginal proche de zéro.
Est-ce que le sieur Rifkin bosse pour Google ? Car je crois qu’il ignore le procès fondamental que la Presse fait à Google contre son service News : celui d’utiliser les contenus produits par des tiers pour son propre profit. Rifkin confond en permanence produire et recenser ou partager. Qui produit la musique ? Qu’est-ce que la musique ? Ce n’est pas un fichier, une série de données que l’on partage ou consomme en streaming. C’est une création de l’homme, avant tout. Et ce sont toujours les mêmes hommes qui jouent d’un instrument, filment, écrivent, etc. Les rock stars seront toujours les artistes, pas les distributeurs de contenu.
Le problème de la diffusion des contenus est quant à lui réglé depuis longtemps : radios et télévisions ne sont pas concurrencées par Internet, c’est Internet qui est devenu radio et télévision. Aucune révolution notable à ce niveau.
Ce qu’offre réellement Internet, c’est la capacité d’indexation des contenus : plateformes de vidéos, de musique, Wikipedia pour les connaissances. Mais on parle bien de consommation du contenu, pas de sa production. Même dans le cas de Wikipedia, qui est une encyclopédie, c’est-à-dire un outil de recensement du savoir, et non pas de production du savoir ! Ce sont Les Lumières qui inventent et rédigent l’Encyclopédie : un condensé du savoir de son temps, et déjà un ouvrage collectif et collaboratif !
En outre, concernant le principe de gratuité prôné par ces plateformes, il faut noter ceci :
Si c’est gratuit, c’est vous le produit.
– Auteur inconnu (?)
Ce devrait être la devise de Google et Facebook par exemple, comme ça l’a été de TF1, selon les écrits de son ex-PDG Patrick Le Lay :
Ce que nous vendons, c’est du temps de cerveau humain disponible.
– Patrick Le Lay, en 2004, alors qu’il occupe les fonctions de PDG du groupe TF1
Même le modèle économique basée sur la publicité est identique ! Le Lay avait au moins l’honnêteté de ne pas dissimuler son cynisme ! (ce qui lui valut l’opprobre, comme quoi, on est jamais récompensé quand on dit la vérité – on n’aime décidément pas les Cassandre)
La fin des problèmes : le tout-gratuit à partager, dans un beau pavillon californien
Ensuite, Rifkin rêve d’une énergie gratuite, elle aussi :
Le soleil et le vent sont gratuits, il suffit de les capturer, et nous y arrivons de mieux en mieux.[…]
Des milliers de personnes produisent déjà leur énergie pour un coût marginal proche de zéro. En Allemagne, 27% de l’électricité est verte, et la chancelière Merkel avec qui je travaille sur ces questions, vise les 35%. Il faut savoir que les coûts fixes de production de ce type d’énergie vont suivre la même courbe que ceux des ordinateurs : une chute libre.[…]
Quand des millions d’individus produiront leur propre énergie gratuitement et l’échangeront sur Internet, ne comptez pas gagner de l’argent en fabriquant du courant électrique : votre job [celui des sociétés productrices, comme EDF], ce sera de gérer le Big Data de l’énergie pour faciliter la circulation des flux entre particuliers et entreprises.
Rifkin rejoint en cela la vision californienne d’un Elon Musk, avec ses batteries à domicile. Elle s’applique au mode de vie pavillonnaire occidental, dont la Californie se fait le porte-drapeau. La généralisation de ce mode de vie est plus que douteuse, à la fois pour des raisons écologiques, démographiques et idéologiques. En outre, si l’on proclame que le futur doit ressembler à un mode de vie particulier, on est dans la propagande totalitaire. Par exemple, une start-up de l’économie du partage, nommée WeWork, entérine le modèle de l’enteprise-nourrice tant mis en avant par les Google, Facebook (l’effrayant projet Facebook City), etc. qui mettent en place, dans leurs « campus », de véritables services domestiques sur le lieu de travail, afin que leurs employés ne le quittent plus (extraits issus de l’article dont le lien figure ci-dessus) :
Le dernier avatar de l’idéologie californienne, selon laquelle chacun doit se réaliser par son engagement monacal dans le travail, tout en évoluant dans des environnements sociaux à cheval entre le camp de vacances scout et l’open space, se nomme le co-living.
WeWork respecte à la lettre la charte de la « nouvelle » économie du partage :
L’immense ambition de WeWork, déjà valorisée à 5 milliards de dollars, repose sur le flair de ses créateurs: pour eux, la crise de l’immobilier de bureaux n’est pas passagère. Des tours entières se sont vidées et plus personne ne voudra jamais revenir travailler dans les bureaux à moquette grise et éclairage néon qui constituent la majorité du parc. Son modèle de location (WeWork n’achète jamais ses immeubles) le rapproche de leaders de l’économie de plateforme et de mise en relation comme les célèbres Uber et Airbnb, ayant en commun de ne pas investir en priorité dans le capital matériel.
Ne pas investir dans le capital matériel, donc dans le tangible durable, le réel ; voilà ce que les sociétés de logiciels exploitent à leur avantage : les capacités de surproduction de l’industrie – automobile, immobilière, etc. Les actifs tangibles sont en surchauffe, ces logiciels et entreprises « nouvelles » exploitent ces ressources dormantes. Ce faisant, ils optimisent un existant (gains d’efficience et diminution du gaspillage) mais ne créent rien. Demain, lorsque la production sera dévastée, que restera-t-il ? Le modèle alternatif n’existe pas encore : l’économie du partage n’est qu’une première phase, destructrice, déstabilisante pour les vieux modèles économiques, mais incapable de les remplacer.
Ensuite, sur le mythe de la production d’énergie gratuite, il suffit de se renseigner pour constater que ni l’énergie éolienne, ni le solaire ne sont neutres pour l’environnement. Car avant de pouvoir bénéficier de les forces du vent ou du soleil, il faut produire les objets qui sont capables de les capturer : on consomme des matières premières et on rejette du CO2 ce faisant. Ensuite, l’entretien de ces objets est lui aussi coûteux, tout comme leur remplacement lorsqu’ils deviennent obsolètes.
A ce stade, Rifkin aurait dû présenter une étude comparée des coûts marginaux de l’énergie produite selon différents modes : éolien, photovoltaïque, hydraulique, nucléaire, charbon, pétrole, gaz naturel, gaz de schiste, etc. Bien sûr, je ne suis par expert du sujet, mais voilà ce qu’une recherche très rapide me permet de trouver :
Un comparatif et une méthodologie de calcul complète est disponible sur le site du Ministère du Développement Durable. On y constate que, pour les moyens de production centralisés, le nucléaire est le moyen de production le plus compétitif lorsque la demande (« durée annuelle d’appel ») est supérieure à 6000 heures/an ; viennent ensuite le charbon (hors taxe CO2) puis le gaz (hors taxe CO2). C’est le nucléaire qui dispose des coûts variables les plus faibles, en contrepartie de charges fixes les plus élevées : donc, selon Rifkin, c’est le nucléaire qui s’approcherait le plus du « coût marginal zéro », tel qu’il l’a défini.
Concernant les modes de production décentralisés, le document présente le graphique de synthèse suivant (tous les chiffres et méthodes de calcul sont détaillés dans le document) :
Parmi ces moyens de production d’électricité, c’est la bonne vieille Unité d’Incinération d’Ordures Ménagères (UIOM) qui remporte la palme des coûts fixes et variables les moins élevés. L’éolien terrestre possède des coûts d’exploitation faibles, tandis que le photovoltaïque n’est, à l’heure actuelle, absolument pas rentable. C’est pourtant le seul moyen de production individuel qui est envisageable (on n’imagine pas mettre une éolienne dans son jardin, ni une unité d’incinération, ni un barrage hydroélectrique…). En outre, les énergies de type biomasse et biogaz sont ignorées par Rifkin, alors qu’elles constituent sans doute des alternatives durables intéressantes. Sans doute parce que cela n’entre pas dans son schéma de production individuelle d’électricité…
Un autre comparatif publié par la Commission de Régulation de l’Energie (Rapport d’analyse sur les coûts et la rentabilité des énergies renouvelables en France métropolitaine) est accessible en suivant ce lien. On y apprend entre autres que pour l’éolien terrestre, 51% des coûts d’exploitation (OPEX – OPerational EXpenditure) sont liés à des charges de maintenance (donc, de la main d’œuvre), contre 31% pour le photovoltaïque : on est loin de la gratuité !
Autre assertion sans justification de Rifkin :
Les jeunes semblent de moins en moins obsédés par l’idée de posséder, d’être propriétaires. […]
En fait, le changement de génération met beaucoup plus rapidement en branle ces mutations que nos systèmes politiques et économiques. Deux tiers de la génération du Millenium (celle qui a eu environ 18 ans en l’an 2000) se dit favorable à l’économie du partage et la pratique déjà. Et les pays d’Asie et du Pacifique sont encore plus ouverts que les pays occidentaux sur le sujet. La révolution est mondiale, et on ne mesure pas toujours l’ampleur de ses conséquences.
Sur quelles bases peut-on affirmer pareilles généralités ? C’est encore un sentiment sans justification tangible. Concernant les pays asiatiques, pour lesquels Rifkin pressent une plus forte adhésion à l’économie du partage, il semble au contraire, au vu des chiffres de vente d’automobiles et de la stratégie des constructeurs, qu’ils désirent au contraire bien plus posséder cet objet de statut social que les occidentaux aujourd’hui.
Mais ça ne gêne pas non plus Rifkin, qui assène « l’effet 10% » (pas sûr que l’on ait affaire à un compte d’apothicaire…) :
Si les géants de l’industrie classique semblent invincibles, beaucoup d’entre eux ont en effet des marges très étroites. Si 10% de leurs clients quittent le navire et basculent dans l’économie du partage, cela peut suffire à faire tomber ces industries.
Admettons que le taux de marge de ces entreprises soit de 10%. Si 10% de la clientèle se fait la malle, on aurait plus de marge. Argument ridicule ! Il suffirait de réduire les capacités de production pour restaurer les marges. En outre, quelle serait cette clientèle de 10% qui « quitterait le navire » ? Sans doute la moins solvable, puisqu’elle préfère aller vers des solutions alternatives, moins pratiques mais moins coûteuses. Qui va vers l’auto-partage ? Les moins fortunés, par souci d’économie. Les autres prennent leur voiture sans faire monter d’auto-stoppeur, ou la louent, ou prennent le train ou l’avion.
Donc, était-ce une demande solvable ? Non. Cette nouvelle économie du partage est plutôt une avancée pour ceux qui justement n’avaient pas les moyens de pouvoir bénéficier d’un certain nombre de prestations. C’est une offre nouvelle qui (re)solvabilise une demande existante : Macron ne fait rien d’autre en libéralisant les lignes d’autocar.
Rifkin conclut, proposant sa vision idéale :
Si on peut produire des biens et des services pour rien, cela veut dire que l’exploitation de ce que la planète peut encore nous offrir est faite avec une efficacité maximale, sans gâchis. En produisant à un coût marginal zéro et en le partageant dans une économie circulaire – outils, voitures, jouets, vêtements – nous obtenons des avantages immenses en termes de pollution et de dégradation de l’environnement !
« Si on peut produire des biens et des services pour rien » ! Ça me rappelle cette bonne vieille expression : avec des si, on pourrait mettre Paris en bouteille. Rifkin termine :
Maintenant, conjuguez tous les atouts dont je viens de parler : nous parlons alors d’un monde où vous pourrez alimenter votre petite entreprise de production 3D par de l’énergie gratuite que vous aurez produite vous-même ou échangée sur Internet. Un monde dans lequel vous pourrez transporter votre produit 3D dans des véhicules électriques, qui eux-mêmes ont été alimentés par de l’énergie renouvelable.
S’il n’y a pas de solution, c’est qu’il n’y a pas de problème
Forcément, si tout devient gratuit, l’énergie, le transport, la conception, la production, le marketing, la commercialisation, et que les objets et moyens de production ont une durée de vie illimitée, tout devient plus simple ! C’est comme si, plutôt que de s’astreindre à résoudre un système d’équations à plusieurs centaines d’inconnues, on la remplaçait tout bêtement par un système de ce type :
- Coûts = 0 : tout est gratuit (le travail humain n’est donc plus rémunéré ; ou alors, il n’y a plus besoin de travailler car la machine fait tout, y compris la recherche & développement, la conception, la création artistique, etc.)
- Énergie = : tout est produit de manière renouvelable, les infrastructures de production ont une durée de vie infinie et n’ont besoin d’aucune main d’œuvre pour leur entretien
- Ressources = : tout est recyclable et recyclé
Ainsi, Rifkin ne décrit pas des solutions afin de résoudre un problème, mais supprime tout bêtement le problème : il fallait y penser ! Je voudrais bien croire à ces fadaises idylliques, ça m’arrangerait. Ça nous arrangerait tous, probablement ! Malheureusement, il faut écorner ces rêves d’avenir radieux, qui ne sont qu’une représentation du scientisme : cette croyance que tous les problèmes trouveront leur solution dans le progrès technologique.
Le progrès technologique, on en a déjà fait un large usage en matière industrielle. Prenons simplement l’exemple des coûts de production de l’iPhone, qui sont décortiqués à chaque nouvelle version :
Posons-nous ces questions : comment se comparent les coûts de production (eux-mêmes décomposés en matières premières, énergie consommée et main d’œuvre), les coûts de recherche & développement, et les coûts de marketing et de commercialisation ? Deuxième question : qui fait quoi dans cette chaîne globale ? D’où provient la valeur ajoutée ? Enfin : de quel type de valeur ajoutée parle-t-on ?
On pourrait faire le même exercice avec un autre modèle de smartphone, une automobile ou une paire de chaussures… Quand on évalue concrètement l’ensemble des facteurs conduisant à la transformation de matière brute en produit de consommation courante ciblé pour une population donnée, on se demande bien par quel miracle nous serions désormais en plein cœur d’une « révolution technologique extrême » provoquée par l’avènement du « coût marginal zéro » !
Rifkin ne pèse en outre aucunement les contraintes sur le droit du travail, la juste rémunération des travailleurs, le changement du statut de salarié spécialisé vers celui de travailleur indépendant multi-compétent sans protection, mais aussi les limites de la mesure du PIB au sein de ce nouveau paradigme – car le PIB mesure les activités marchandes. Or :
L’économie du partage est celle de la non-marchandisation, ou plutôt celle de l’optimisation du temps des individus comme force de travail potentielle et des ressources tangibles comme capacités d’utilisation collective (et non plus comme propriétés à usage individuel).
Ce qui rend donc le PIB, tel que conçu actuellement, inapte à mesurer ces échanges sans hausse du chiffre d’affaires à mettre au bilan d’une entreprise (puisqu’il s’agit d’échanges de gré à gré, ou peer-to-peer). Il y a fort à parier que l’économie du partage soit à la fois celle de la décroissance du PIB, autant que celle de la recherche permanente d’efficience (ou frugalité) : en cela, elle n’est en rien incompatible avec une idée de progrès ou d’accroissement des richesses disponibles – si l’on considère que la richesse se définit autant par le stock d’infrastructures (biens matériels et immatériels) disponibles que par la capacité d’en faire bénéficier le plus grand nombre.
Y a-t-il alors contradiction avec le capitalisme ? Tout dépend comment l’on conçoit le capitalisme. Si, comme je le pense, le capitalisme se définit comme le processus d’accumulation des richesses, alors l’économie du partage ne menace ni n’éclipse le capitalisme : elle en est une poursuite, sous une forme nouvelle.
En conclusion : Rifkin est employé comme conseiller par des pouvoirs politiques (il cite notamment le gouvernement Merkel) : c’est un oracle parmi tant d’autres. Il dit ce que ses employeurs veulent entendre, sur un ton rassurant et conservateur : « un monde tout rose nous attend, continuons comme ça, et on le verra naître sous nos yeux », susurre-t-il. Il rejoint une vision écologiste molle, bien pensante et politicienne, qui prône avant tout le changement dans la continuité (qui n’est en rien le changement). Rifkin est encore dans l’utopie à la papa, celle qui énonce ses vues comme autant de vœux pieux : ses idées sont portées par sa seule vision subjective, sans l’attachement avec le réel qu’une véritable utopie requiert.
Dans des sociétés traditionalistes, on pouvait être respecté comme un dieu simplement parce que l’on savait prédire une éclipse solaire : cela vous donnait une autorité suprême. Il suffisait de prétendre que vous pouviez faire disparaître le soleil par votre propre volonté. C’est ainsi que Tintin sauva sa vie et celle de ses amis ; c’est ainsi que Rifkin gagna la sienne. Mais ce n’est pas ainsi que l’homme pourra se départir de ses croyances.
J’aurais volontiers souhaité faire mentir l’adage selon lequel l’habit ne fait pas le moine. Mais ce sera pour une autre fois : car Rifkin est un drôle de prêcheur illuminé, pas un mauvais bougre, il essaie d’être positif en prônant un monde meilleur. Simplement, ses formules sont périmées, et elles ne parlent qu’à l’oreille des puissants, politiciens ou grands patrons, rassurés par son conservatisme : poursuivre le mythe de la croissance infinie, trouver des solutions de substitution sans jamais vraiment chercher à en sortir, en bon héritier continuateur. C’est quelqu’un qui pourrait aussi bien s’entendre avec Valls qu’avec Taubira.
Son habit lui sied par conséquent à merveille.