Pour soi d’abord, charité bien ordonnée commence par soi-même ; écrire permet, en premier lieu, de réifier ses idées, de les confronter à leurs mots et de lutter contre soi afin de faire émerger une chose, une production, qui n’est plus (en) soi et gagne son indépendance. La surprise de l’écrivain envers son texte est la preuve qu’il a su extraire davantage de lui-même que ce qu’il pensait connaître. C’est un dépassement de soi. Julien Gracq écrit, dans En lisant en écrivant, que les écrivains sont :
Des hérétiques enfermés chacun dans leur hérésie singulière, et qui ne veulent pas de la communion des saints [car] leur jardin d’Eden reste à jamais celui des sentiers qui bifurquent.
On doit tirer une certaine satisfaction, en croyant avoir emprunté une ligne droite (celle de son intuition), à se voir contraint d’arpenter des chemins de traverse (des idées et des faits qui nous contredisent et nous dérangent). Ce n’est pas perdre son temps en variations stériles et infinies, mais au contraire laisser l’écriture révéler nos contradictions, nos écarts, nos faiblesses – avant d’exiger de nous-mêmes que nous y remédions.
Comme l’écrivain se surprend sous sa plume (ou son clavier), comment pourrait-il raisonnablement savoir pour qui il écrit ?
Au grand jeu des promesses non tenues, les hommes politiques ont toujours obtenu les premières places. Pourquoi les blâmer ? Leur profession consistant à gagner le pouvoir, ils se sont emparés d’un des plus efficaces stratagèmes permettant d’arriver à leurs fins. Henri Queuille a déclaré :
Les promesses n’engagent que ceux qui les écoutent.
Pourtant, tant va la cruche à l’eau qu’à la fin elle se brise. Il est ainsi amusant d’observer les politiciens poser cette question rhétorique : « mais qui fait le lit du Front National ? » Ils espèrent une dernière fois pouvoir s’en tirer à bon compte, blanchis de leurs mensonges.
On n’en aurait eu que faire, au fond, de ces mythomanes professionnels, s’ils ne s’étaient salis qu’eux-mêmes. Mais leur cynisme sans bornes a provoqué un séisme plus profond : désormais, c’est la parole publique, ou le débat public, qui est devenu suspect. On n’y croit plus. Ceux qui vivent de la politique ont fini par abattre à la fois ceux qui vivaient pour la politique (par conviction), et la politique elle-même, à travers l’impossibilité du débat public.
Le problème, c’est le faire-savoir. Sous une pluie d’images, les mots patinent. Si un bon esprit veut avoir de l’influence sur ses contemporains, et c’est ce projet qui définit l’intellectuel, mieux vaut pour lui se faire voir que se faire lire. Quitter le stylo pour le face-caméra. Il y faut un talent qu’ont rarement les hommes d’étude. La vidéosphère a changé la donne. L’intello, pour survivre, doit devenir une vedette de l’audiovisuel. C’est assez humiliant.
Ceux qui parviennent au statut d’enseignant universitaire n’imaginent même pas qu’une évolution politique puisse avoir le moindre effet sur leur carrière ; ils se sentent absolument intouchables.
– Houellebecq, Soumission
Cette phrase est représentative de la qualité de la production de Houellebecq : elle ne dit pas grand chose, ou elle en dit énormément. Le lecteur doit faire le boulot, car Michel est déjà passé à autre chose. En lisant en écrivant, suivons donc une devise de Gracq !
Sûrement ont-ils raison, ces universitaires parvenus, de ne trop rien craindre. A moins que cette évolution politique ne soit d’une ampleur telle qu’elle mette fin à l’Etat de droit républicain, mais même dans ce cas, ce n’est pas la carrière de l’universitaire qui serait remise en cause (on lui demanderait quelques ajustements, on supprimerait des bibliothèques certains ouvrages…). C’est sur un plan privé que les véritables changements auraient lieu : il ne faudrait pas avoir la « mauvaise » couleur de peau ou la « mauvaise » religion… Car même les nazis, grands brûleurs de livres, n’ont pas eu à l’égard du milieu universitaire d’attitude si belliqueuse. Dans leurs « 12 propositions contre l’esprit non-allemand », ils demandèrent « simplement » une nouvelle discipline ; extraits :
6. Nous voulons éradiquer le mensonge, nous voulons marquer la trahison au fer rouge, nous voulons que les étudiants se trouvent non pas dans un état d’ignorance, mais de culture et de conscience politique.
8. Nous exigeons que les étudiants allemands fassent preuve de la volonté et de la capacité à apprendre et à faire des choix de façon autonome. [une autonomie bornée, donc…]
10. Nous exigeons que les étudiants allemands fassent preuve de la volonté et de la capacité à triompher de l’intellectualisme juif et de ses chimères libérales sur la scène intellectuelle allemande.
11. Nous exigeons que les étudiants et les professeurs soient sélectionnés en fonction des garanties qu’ils présentent de ne pas mettre en danger l’esprit allemand.
12. Nous exigeons que les facultés soient le sanctuaire de l’identité allemande et le lieu d’où partira l’offensive de l’esprit allemand dans toute sa puissance.
On le constate, l’universitaire, même au sein d’idéologies totalitaires (et peut-être surtout en leur sein) dispose de rôles considérables à jouer. Celui de gardien du sanctuaire d’abord. Évocation du sacré de la nation (« l’esprit allemand »), ou nationalisme, qui est donc bien une religion parmi d’autres. Mais aussi celui du conquérant : car toute idéologie a besoin de prosélytes lettrés capables de défendre et justifier doctement ce qui ne relève, in fine, que de la croyancesubjective – et de supplanter d’autres pensées ou croyances (« l’intellectualisme juif et ses chimères libérales », dans le cas nazi).
Mais quel universitaire d’aujourd’hui ne s’exclamerait : « c’est de l’idéologie nazie ! Et mon travail est scientifique : j’observe le réel d’un œil rationnel et désintéressé. La notion même d’idéologie est néfaste, non-scientifique, abandonnée, non-sérieuse : c’est du passé! »
A ne produire que des questions sans réponse, à brasser de l’air ? A errer dans la production hallucinante de termes et de concepts sans moyens ni fins, dans l’onanisme de son autosatisfaction intellectuelle ?
Pour les partisans d’un revenu de base élevé (lire en priorité cet article à ce sujet, et lire cet article qui résume pas mal des thèses associées au revenu universel), c’est la promesse de la fin des travaux jugés dégradants, contraignants ou pénibles qui justifie leur approche : c’est une visée sociale de libération de l’individu de ces emplois aliénants. Ne plus avoir à accepter ce genre d’emploi serait bénéfique en soi, et il s’accompagnerait en outre d’un nouveau modèle de société au sein duquel chaque individu serait libre de choisir la manière d’occuper son temps, sans la contrainte d’avoir à gagner sa vie de manière abrutissante.
Si la conclusion paraît naturellement attrayante et enviable, je pense que jamais l’instauration d’un revenu de base ne permettra d’arriver à ces résultats, et qu’une telle mesure serait au contraire contre-productive.
Car disons-le tout de suite : je ne crois pas aux Bisounours !
Franchement, en m’enquérant de la question de la pauvreté et du montant de revenu permettant de vivre décemment en France, je ne me doutais pas que j’allais lever un lièvre de cette ampleur. L’ignorance a ses vertus, et je découvre à la fois amusé et pétrifié d’effroi, comme Alice au pays des merveilles, le grand lapin blanc que voici : le revenu universel ! (et ses nombreuses autres appellations)
Références et jalons
Mais commençons par le commencement, en posant quelques repères bienvenus – car on verra dans quel fatras on va rapidement se retrouver !
Le document [rapport annuel de l’ONPES] révèle les conclusions d’une enquête menée depuis trois ans pour évaluer les «budgets de référence», nécessaires pour «une participation effective à la vie sociale». Cette étude s’inscrit dans une réflexion menée au niveau européen, visant à déterminer «un revenu minimum décent».
On lira l’article cité ci-dessus et le rapport de l’ONPES pour consulter les différentes demandes subjectives effectuées par les personnes interrogées par l’ONPES pour déterminer les « besoins » correspondant à cette « participation effective à la vie sociale », c’est-à-dire, en résumé, vivre relativement confortablement et profiter convenablement de ce qu’offre le niveau de vie en France. Le rapport indique notamment s’appuyer sur la méthode du consensus éclairé, c’est-à-dire de demander leur opinion aux principaux intéressés (les citoyens) plutôt que de concevoir un cadre théorique.
Voilà donc le niveau de revenu auquel le Français de 2015 prétend a minima : en dessous de celui-ci, il se trouverait par conséquent frustré car privé d’un certain nombre de possibilités offertes par la société contemporaine.
Ont été retenues les zones où plus de la moitié de la population vit avec moins de 11 250 euros par an et par foyer, soit 60% du revenu médian national (avec une pondération selon le niveau de vie dans l’agglomération). Environ 1 300 quartiers de 700 communes seront désormais concernés.
[…]
Après un premier programme entamé en 2003 qui a concerné 500 quartiers et doté de 12 milliards d’euros de subventions, l’Etat doit lancer à l’automne un second programme avec 5 milliards de fonds publics. En bénéficieront 200 quartiers qui figurent sur la nouvelle carte de la pauvreté et qui présentent les « dysfonctionnements urbains les plus importants ».
Des zones composées de foyers qui gagnent en moyenne un peu moins de 1 000 € par mois sont considérées représenter des îlots de pauvreté pour lesquels doit être entamée une action prioritaire. Ce qui est cohérent avec l’estimation du seuil de pauvreté en France : 987 € en 2012. « En 2012, 13,9 % de la population française vit en dessous du seuil de pauvreté ».
Pour nos concitoyens, le riche c’est celui qui gagne en gros deux à trois fois plus que celui qu’on interroge : 4500 euros pour les Français aux revenus les plus modestes (moins de 1 500 euros de revenus par mois), 5000 euros pour les 50% de Français aux revenus moyens (2 500 euros par mois) et 8 000 euros pour les 25% de Français gagnant plus de 3 500 euros par mois.
La richesse perçue est corrélée à son propre niveau de revenu et surtout a très nettement baissé depuis ces dernières années.
Alors que les Français interrogés en 2011 considéraient que l’on est « riche » à partir d’un revenu de 6000 euros par mois, ce seuil est tombé 4 ans plus tard à 5000 euros par mois. Pour le patrimoine on considérait que l’on était « riche » en 2011 à partir de 1.000.000 d’euros. 4 ans plus tard, ce niveau a été divisé par deux pour chuter à 500.000 euros aujourd’hui.
Le slogan est devenu le format d’expression privilégié, pour un ensemble de raisons qu’il est nécessaire de démystifier. Chaque jour apporte son lot de nouveaux slogans, qui rencontrent des succès divers. On baigne tellement dans cette accumulation névrotique que le slogan est quasiment devenu un moyen d’expression naturel. Il n’est plus fabriqué en laboratoire par des docteurs ès-communication pour appuyer une stratégie commerciale ou politicienne ; il est devenu un trait d’esprit quasi-instantané, une bonne blague ou un saut d’humeur.
Démocratisé, le slogan. Si bien qu’on devient indifférent à cet objet du quotidien. Anodin, l’est-il vraiment pour autant ?
Toute chose devenue si familière qu’on ne la remarque plus mérite suspicion.
Voilà une bonne devise paranoïaque et de prudence essentielle. Dans Fight Club, cela est dit autrement :
Les choses que l’on possède finissent par nous posséder.