Qui je suis ? Pourquoi ai-je fait ces choix ? Qui écrit ? Qui pense ? Dans quels buts ?
Je est un autre.
– Rimbaud
« Je » est la première personne d’un pluriel indivisible : moi. Car « je », tout en étant un singulier, est un pluriel en devenir et en puissance. La vie est un parcours initiatique, une quête de sens, ou encore une existence qu’une volonté déploie et qui déploie sa volonté. On ne peut savoir qu’il l’on est qu’à la fin de sa vie, c’est-à-dire quand il est trop tard : il est impossible à un homme de se résumer, il ne peut qu’être résumé, très imparfaitement car de manière lacunaire, par d’autres.
Tout au plus peut-on tenter des instantanés de soi, de fugitives autobiographies sitôt exprimées, sitôt erronées.
Nécessaires confessions
Rousseau, avec ses Confessions, lance le bal de ce qui deviendra une fange : l’auto-fiction, ou narcissisme littéraire occidental :
Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature; et cet homme, ce sera moi. […]
Je me suis montré tel que je fus : méprisable et vil quand je l’ai été; bon, généreux, sublime, quand je l’ai été : j’ai dévoilé mon intérieur tel que tu l’as vu toi-même. Être éternel, rassemble autour de moi l’innombrable foule de mes semblables ; qu’ils écoutent mes confessions, qu’ils gémissent de mes indignités, qu’ils rougissent de mes misères. Que chacun d’eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec la même sincérité, et puis qu’un seul te dise, s’il l’ose : Je fus meilleur que cet homme-là.
Vanité parmi les vanités ! Qu’avons nous à faire de l’agenda d’un homme ? S’il doit être jugé par Dieu, qui est omniscient, qu’a-t-il besoin d’écrire ? Et s’il doit être jugé par les hommes, ses motivations et ses actes suffiront : pourquoi s’infliger la litanie encyclopédique des petitesses humaines, dans lesquelles chacun se reconnaîtra toujours, mais dont on ne parle déjà que trop ? Rousseau voulait démontrer qu’il était au-dessus des hommes, de la plèbe, parce que lui, et lui seul, avait eu cet acte de courage, de bravoure inouï : tout avouer.
Pour ma part, je considère qu’il ne faut divulguer que ce qui est nécessaire, par économie de temps autant que pour respecter une digne discrétion. Les actes sont reconnus d’eux-mêmes, mais leurs motivations sont plus troubles : ce sont elles qu’un souci de transparence et d’honnêteté impose de dévoiler.
Certes, un homme évolue en permanence et on ne saurait le figer dans un tableau. Certes aussi, son passé n’encadre ni ne limite totalement son futur – car il faudrait renoncer à l’idée de « libre arbitre ». Mais il est tout aussi faux de penser que ce passé, ce « vécu » n’a aucune importance ou ne dit rien de la pensée de celui qui écrit. Car le cerveau, forgé par la naissance et l’ensemble des événements qui s’ensuivirent, nous influence et nous trompe en nous faisant prendre des « raccourcis décisionnels » (les intuitions et les peurs, qui peuvent s’exprimer en « TOCs ») dont nous ne pouvons que rarement déceler les origines (puisque l’on parle alors d' »inconscient »).
Il faut donc parler de ses influences, comme je l’ai fait là, lorsque cela apporte un éclairage important sur une pensée. Pour le reste :
Ce qui se passe derrière des portes fermées ne concerne que ceux qui ont fermé la porte.
D’où tu parles ?
Ainsi, répondre à la question de savoir pourquoi l’on écrit revient à demander à la fois quel sujet l’on aborde et les motivations qui ont poussé à traiter de ce sujet. Dans mon cas, je m’intéresse à l’idée de changer le monde. Cela impose une certaine responsabilité, n’est-ce pas ? Notamment, divulguer ses fins, ne rien dissimuler, mais aussi dire d’où l’on vient, et par conséquent, d’où l’on parle – célèbre question soixante-huitarde : « d’où tu parles ? » que critique Foucault en ces termes, dans un entretien de 1975 avec Roger-Pol Droit :
Quand je suis rentré de Tunisie, l’hiver 68-69, à l’université de Vincennes il était difficile de dire quoi que ce soit sans que quelqu’un vous demande : « D’où tu parles ? » Cette question me mettait toujours dans un grand abattement. Ça me paraissait une question policière, au fond. Sous l’apparence d’une question théorique et politique (« D’où parles-tu ? »), en fait, on me posait une question d’identité (« Au fond, qui es-tu ? », « Dis-nous donc si tu es marxiste ou si tu n’es pas marxiste », « Dis-nous si tu es idéaliste ou matérialiste », « Dis-nous si tu es prof ou militant », « Montre ta carte d’identité, dis au nom de quoi tu vas pouvoir circuler d’une manière telle qu’on reconnaîtra où tu es »). […]
A Vincennes, durant l’hiver 1968-1969, dire à haute et intelligible voix : « Je ne suis pas marxiste », c’était physiquement très difficile…
Il ne s’agit pas de se plier aux injonctions d’un despotisme inquisiteur, mais d’affirmer, sans crainte et lucidement, d’où l’on a fait le trajet pour entrer dans le débat public, et ce que l’on vient faire dans ce débat, puisque, après tout, rien ne nous contraint légalement ou physiquement à y participer (sinon une morale citoyenne, mais qui ne prend la forme d’une obligation réelle, dans certaines démocraties, que par l’existence d’une loi établissant le devoir de voter, sous peine de sanctions diverses).
Plus loin, Foucault soutient d’ailleurs l’intérêt de cette démarche de clarté :
J’ai énoncé dans « L’archéologie du savoir » quelques règles que je me suis données. Elles n’ont rien de bouleversant ni de révolutionnaire, mais, puisque les gens ne semblaient pas bien comprendre ce que je faisais, j’ai donné mes règles.
Ni strip-tease obscène, ni réponse à un interrogatoire, les nécessaires confessions sont des mises en contexte du propos tenu, présentant à la fois des motifs passés, du vécu, et les ambitions présentes et futures.
Instantanés autobiographiques
A l’origine de ce projet il y a un départ, un changement de vie. Ce départ a été conditionné par une situation particulière insatisfaisante, et il a permis d’engendrer une nouvelle situation qui me permet à ce moment précis d’écrire ces lignes. Mais encore avant la situation précédente, il y en a eu bien d’autres : comme la vie est un parcours continu, le tout est indissociable. Par conséquent, quelques rapides instantanés, comme souvenirs d’un marcheur en randonnée : des images, des impressions qui restent alors que d’autres ont été oubliées.
Un cadre trentenaire avec un très bon salaire dans l’absolu, et encore plus pour son âge, décide de quitter ce job et de quitter la ville. Confort du job mais pas confort de la vie urbaine (transports, week-ends programmés sous contrainte, environnement et qualité de vie pour les enfants…).
Plusieurs raisons et possibilités à évaluer et à pondérer :
- par conviction
- par confort
- par rejet de ce mode de vie
- par sensation, même dans ces conditions, d’être un esclave
- par comptabilité et projection financière : même si je suis aisé, je ne serai pas aussi aisé que quelqu’un de la génération précédente ; de plus, je ne serai jamais « riche » en poursuivant dans cette voie (certitude acquise par la position des collègues plus âgés) : frustration ?
- impossibilité de devenir riche et de vivre à l’écart du monde ; pas souhaitable de toute façon : pour mes enfants et pour moi-même (aucun sens)
- choix de vie trop étriqués dans ce contexte
- ambitions intellectuelles
- gérer son temps librement, travailler avec passion et joie
- vivre la vie
- vivre simplement
- se mettre en accord avec ses valeurs
- par dégoût du consumérisme
- par frustration intellectuelle sur le job, et lassitude
- par déception du job et de la bêtise relative des collègues et clients/prospects rencontrés : pas assez vite, pas assez de décisions assumées, de courage, trop de compromis pour en retirer une satisfaction au quotidien
- sensation de ne rien faire, de ne rien produire d’intelligent ou d’utile
- sensation de contribuer au cynisme ambiant, de faire partie du problème et pas de la solution
- faire du sens pour ses enfants, leur prouver que l’on n’a pas été un pigeon parmi les pigeon, ni un cynique parmi les cyniques
- besoin de reconnaissance : faire quelque chose qui a du sens, que l’on peut expliquer aux autres, dont on peut être fier
- estime de soi : vouloir faire quelque chose d’excellent, exigeant envers soi-même
- donner de l’espoir et montrer ce que l’on peut faire quand on le veut et qu’on s’en donne les moyens : réaliser l’expression de soi – « devenir soi »
Préparation de longue date au départ, par certitude de ne pouvoir continuer à vivre toute une vie de cette manière sans avoir l’impression d’être en train de la perdre. Argent mis de côté épargné scrupuleusement et « suffisant » pour quelque temps : par sécurité, par tranquillité, pour sa capacité à pouvoir générer du temps libre sans contrainte de travail alimentaire.
- confiance en soi / rongé par le doute : aller au bout du travail pour répondre à cette question, ne pas avoir de regret, avoir tout donné
- maniaco-dépressif léger
- ne pas se laisser l’impression de perdre son temps, de passer à côté de sa vie
sortir de la « rat race » et non pas « gagner la rat race« ; William Sloane Coffin a dit :
Even if you win the rat race, you’re still a rat.
(ma traduction : « même si tu remportes la course des rats, tu es encore un rat »)
- avoir suffisamment d’argent, avoir peu de besoins, vivre sa passion
- Inspiré par la musique pop/rock :
- « Despite all my rage, I am still just a rat in a cage » – Smashing Pumpkins
- « Fuck you I won’t do what you tell me » – RATM (ma traduction : « va te faire foutre, je ne ferai pas ce que tu me demandes »)
- rebelle
- idéaliste
- contemplatif
- paresseux
- curieux
- économe
- jouisseur
- individualiste
- altruiste
- « Desireless » (sans désir – jusqu’à un certain point) : « maître zen », ermite
- traversé par une profonde crise d’adolescence – rejet du conformisme et du monde du travail (confrontation au monde adulte via l’image parentale), recherche de sens dans la philosophie
- moins anarchiste que libertaire : « secoueur par nature » (Fritz Lang)
- aucun respect pour une autorité qui n’a pas démontré sa cohérence intellectuelle et divulgué ses objectifs
- romantique et aventureux : « find what you love and let it kill you »
- rejet de : dans un monde sans aventure (ennui), j’ai choisi le confort
- goût ancien pour l’écriture
Plusieurs « moi », plusieurs facettes de « moi » :
- professionnel / amoureux romantique
- père / disciple
- sensible / dur
- adolescent / vieux con
Arrivé à la conclusion que la seule chose qui a du sens pour moi, la seule vie qui a un sens, c’est justement, dans un monde majoritairement insensé, de tenter de créer du sens : mégalomanie ou lucidité rationnelle ?