J’ai déjà fait ces deux constats : la peur de perdre (ou sentiment de déclassement) est très largement répandue dans nos contrées occidentales et, loin d’engendrer un mouvement de sursaut, elle pétrifie au contraire la jeunesse dans un conformisme et un conservatisme absurdement suicidaires – une expression du relativisme.
Tout ça parce que, pensent-ils, ils ont plus à perdre qu’à gagner à vouloir changer les choses. Ce sont des insiders, bien dorlotés, héritiers inconscients, prêts à tout croire pourvu que les paroles soient de miel. Ainsi, ils adoptent le même état d’esprit que leurs aînés soixante-huitards :
Après moi, le déluge !
Sauf que désormais, on entend le tonnerre gronder, et il se pourrait bien qu’on n’échappe pas au déluge en question.
Bref, on s’est un peu éloigné de l’idée émouvante, naïvement entraînante, d’une jeunesse indisciplinée et fougueuse aux portes de demain.
Mais où est passé le raz-de-marée de jeune sang que chante Clap Your Hands Say Yeah ? (this tidal wave of young blood)
Il y a trois jeunesses :
Les héritiers loyaux : qu’ils soient de petits imbéciles pétris de certitudes arc-boutés sur leur antique triptyque « travail, famille, patrie » à peine attendri (la jeunesse rancie de droite – vieux de naissance) ou de simples profiteurs et continuateurs zélés du mythe occidental, soutenant par tous les biais cyniques sa domination – la partialité déguisée en morale.
Les vagabonds joyeux : une clique hétérogène d’alter-quelque-chose puisant ça et là les germes d’une rébellion à quatre sous (Rebel Without a Cause), enfants choyés de maisons petites bourgeoises, temporairement mécontents, futurs résignés à une vie insatisfaisante dont ils chercheront à tirer quelque profit – en cela, on arrivera de moins en moins à les différencier concrètement du groupe présenté ci-dessus.
Entre ces deux groupes, si les postures et les mots divergent, in fine, les actes sont les mêmes. Voter Sarkozy ou voter Hollande : est-ce vraiment différent ? Ce qui nous conduit à la troisième catégorie :
Les rejetés asservis : une frange apolitique par incapacité à se déterminer en tant que volonté, soumise aux aléas de leur milieu, acceptant par nécessité économique et dépendance de nombreuses compromissions. Plusieurs destins envisageables :
- Tenter de rejoindre l’un des groupes précédents : soit avec succès (on aura alors droit à un discours de type « vive la méritocratie », « quand on veut, on peut », « l’assistanat est un cancer », et toute la litanie de la glorification de l’argent) soit en subissant une série d’échecs (on entendra alors « ascenseur social bloqué », « discrimination », « inégalité des chances », « délit de faciès », et la litanie du « je n’aime pas les riches »).
- Rejeter les groupes précédents : la tentation gauchiste-marxiste-léniniste-trotskiste n’ayant plus tellement le vent en poupe, c’est majoritairement vers l’extrême droite ou la doctrine religieuse qu’ils iront se tourner.
- Sombrer dans l’incroyance nihiliste et relativiste, prenant des formes variées et contraires allant de l’atrocité à l’isolement misanthrope (retour à la ruralité par exemple).
Je ne vois pas d’avenir se dessiner ici !
Si l’on s’extrait de cette jeunesse déprimante qui ne semble pas prête à bousculer les conventions, il faut par conséquent prendre à bras-le-corps ces questions : comment éviter l’écueil du pantouflage ? Comment ne pas se transformer en cet être qui fait tous les jours la même chose, confortablement installé à son poste, rassuré dans ses fonctions intangibles ?
Pourquoi en est-on arrivé à ce point de terreur envers le changement ? Pourquoi suffit-il d’être confronté à de nouveaux défis pour se sentir sombrer ? Même au travail, le refus d’évoluer est catégorique : il en arrive même à se traduire par la dépression, voire la violence ou le suicide.
Et si l’on se contente d’une seule activité toute sa vie, est-ce par choix, par paresse ou par peur de perdre une situation financière rassurante ? Saura-t-on un jour accepter l’inéluctable : que tout change toujours ? Accepter que nous sommes des êtres vivants (et mourants) soumis aux mêmes contraintes initiales que tout animal :
It is not the strongest of the species that survive, not the most intelligent, but the most responsive to change.
– Charles Darwin
(ma traduction : ce ne sont pas les espèces les plus fortes qui survivent, ni les plus intelligentes, mais celles qui savent le mieux s’adapter au changement)
Voici le postulat que je prends :
Les hommes sont par nature d’une curiosité insatiable, et tout ce que leurs capacités grandissantes leur permettront de réaliser, ils le réaliseront.
Ce en quoi, jusqu’à il y a peu du moins, je ne suis pas contredit : l’Histoire est une série de massacres, mais c’est aussi une envolée fulgurante du progrès, au sens où celui-ci serait une ouverture du champ des possibles.
L’enjeu n’est donc en aucun cas de vouloir changer l’homme ou sa mentalité : au-delà du caractère absurde de la proposition, nous sommes équipés comme il se doit en caractère et en génie. Non, l’enjeu, c’est d’établir une organisation qui permettre à nos organisations actuelles, à bout de souffle et génératrices de frustrations, de se changer afin de laisser la voie libre aux volontés étouffées.
Mais voilà que récemment, on édicte des lois qui laissent perplexes, et on interdit le changement pour préserver les rentes séculaires.
Prenons par exemple le cas du principe de précaution : n’est-ce pas un drame que d’arrêter toute expérimentation sous prétexte qu’elle pourrait se solder par un échec ? Depuis quand pense-t-on que tout doit réussir, et que l’échec n’est pas une forme enrichissante d’apprentissage mais une ruine ?
On semble toujours rivé à la morale de l’antique Salomon, reprise avec une extension déiste par Rabelais au XVIe siècle :
Mais parce que selon les dires du Sage Salomon, Sapience n’entre point en âme malveillante, et science sans conscience n’est que ruine de l’âme, il te convient de servir, aimer et craindre Dieu, et en lui remettre toutes tes pensées et tout ton espoir.
– Rabelais, Pantagruel
En croyant et en se prosternant toujours devant les dieux, on se retrouve inhibé de toute initiative volontaire et responsable. On préfère ignorer la réalité plutôt que de la prendre en mains.
Autre exemple, les dérives sécuritaires auxquelles nous sommes confrontés. Parce que nous refusons le risque, nous faisons de sa prévention une dévotion irrationnelle, qui produit les effets inverses à ceux escomptés, comme le décrit Didier Raoult :
Depuis 2011, les pilotes suicidaires (cinq) ont plus détruit d’avions que le terrorisme. Dans le drame de la Germanwings, le commandant de bord qui ne peut plus rentrer dans la cabine pour des raisons de sécurité laisse pantois.
Je pense aussi à Valls avec ses lois sur le renseignement, décidées dans l’émotion suscitée par les attentats terroristes à Charlie Hebdo et à l’Hyper Casher de Vincennes. Ironie du sort, elles sont votées en même temps qu’éclate un pseudo-scandale dénoncé par nos chers politiciens sur des écoutes perpétrées par les services secrets américains et diffusées par WikiLeaks : c’est l’arroseur arrosé (tout comme Merkel, dont l’espionnage par la NSA a aussi été révélé par WikiLeaks mais dont les services espionnaient aussi pour le compte des USA…) ! On ne peut prédire ce qu’elles engendreront réellement, mais le camp a été choisi : ce sera celui de la sécurité avant tout. Est-on résigné ou complice ?
Peut-être donc, aujourd’hui, les héritages et le conformisme de pensée prévalent-ils sur ce que nous aurions le pouvoir de choisir et de construire.
Au village sans prétention, j’ai mauvaise réputation […]
Je ne fais pourtant de tort à personne
En suivant les ch’mins qui n’mènent pas à Rome
Mais les braves gens n’aiment pas que
L’on suive une autre route qu’eux…
– Brassens, La Mauvaise Réputation
Comment agir face à la peur du changement ?
La peur du changement, c’est essentiellement une peur de l’inconnu. Qu’est-ce qui fait que des individus sont effrayés, mais aussi excités par cet inconnu et qu’il va les stimuler positivement, alors que d’autres en seront tétanisés ? Etre préparé dès le plus jeune âge au changement, car il est inévitable : acquérir la certitude que le changement surviendra et qu’il faut s’y préparer au mieux (formation continue et acquisition de nouvelles pratiques, remise en question de ses certitudes, mentoring avec une personne ayant suivi un parcours similaire et partage d’expériences) afin de domestiquer ses peurs.
En ce qui concerne la situation financière : il serait du rôle du gouvernement de faire en sorte de réduire le coût de la vie, notamment en ce qui concerne les besoins primaires. Ainsi, changer de lieu de vie, d’emploi, etc. ne serait plus perçu comme un risque : un salaire moindre n’engendrerait pas de restrictions sur la satisfaction des besoins essentiels (se nourrir, se loger, être soigné).
Mais aussi, et surtout, ne pas mener de politiques par la contrainte, c’est-à-dire, ne pas dire : « c’est ça ou rien ». Au contraire, proposer une adhésion volontaire à des tentatives alternatives, avec possibilité de retour ; pas des choix irréversibles engageant sa vie entière pour un saut vers l’inconnu. Pas non plus de tentative de remplacement frontal de ce qui est. Telle que je l’ai définie, la discordance créatrice doit d’abord proposer avant de faire vaciller le modèle existant.
Pourquoi la science expérimente longtemps, et se trompe souvent, avant d’obtenir des résultats probants et innovants, et que nous, nous ne souhaitons jamais nous tromper ? Notre peur de l’expérimentation est telle que nous sombrons dans l’immobilisme le plus conservateur et rétrograde.
Il est grand temps de laisser les expérimentations émerger : que les gouvernements et les nations ne les considèrent pas comme des menaces ou des revendications ennemies, mais au contraire comme autant d’adversaires bénéfiques à leur propre santé, car leur permettant de se remettre en question et de réaffirmer leurs valeurs positives.
L’ennemi, c’est celui qui vous hait et qui veut vous détruire. L’adversaire, c’est celui qui vous aime et qui veut vous transformer. Les démocraties cultivent leurs ennemis ; elles liquident leurs adversaires.
– Jean-Christophe Rufin, Globalia
Et si ces expérimentations se révèlent être des alternatives viables et intéressantes pour beaucoup, pourquoi ne pas s’en réjouir ? Et enfin, pourquoi ne pas s’en inspirer afin de progresser ?
De telles pensées, répandues majoritairement, changeraient la face du monde. Sinon, nous serons confrontés à cette triste réalité (si ce n’est déjà le cas…) :
L’humanité s’apprête à produire la civilisation de masse, comme la betterave. L’ordinaire ne comportera plus que ce plat…
– Claude Lévi-Strauss
Ce qui n’est rien d’autre qu’une définition du totalitarisme, à l’échelle mondiale. Est-ce une entreprise industrielle qui a atteint son infernal rythme de production de non-générations ? La Boétie, dans le Discours de la servitude volontaire, écrit :
La première raison pour laquelle les hommes servent volontairement, c’est qu’ils naissent serfs et qu’ils sont élevés comme tels. […]
Il est certain qu’avec la liberté on perd aussitôt la vaillance. Les gens soumis n’ont ni ardeur ni pugnacité au combat. Ils y vont comme ligotés et tout engourdis, s’acquittant avec peine d’une obligation. Ils ne sentent pas bouillir dans leur cœur l’ardeur de la liberté qui fait mépriser le péril et donne envie de gagner, par une belle mort auprès de ses compagnons, l’honneur et la gloire. Chez les hommes libres au contraire, c’est à l’envi, à qui mieux mieux, chacun pour tous et chacun pour soi : ils savent qu’ils recueilleront une part égale au mal de la défaite ou au bien de la victoire. Mais les gens soumis, dépourvus de courage et de vivacité, ont le cœur bas et mou et sont incapables de toute grande action. Les tyrans le savent bien. Aussi font-ils tout leur possible pour mieux les avachir.