Altérité et pluralité

De ces hommes de jadis, d’ailleurs ou de demain, nous ne savons peut-être rien, mais nous savons au moins que ce sont des hommes comme nous, prisonniers d’un discours et d’un dispositif, et libres à moitié ; ce sont nos frères. Être curieux d’autrui, ne pas le juger, ce n’est pas de l’humanisme, ça ? Vous préféreriez plus de dogmatisme édifiant ?

– Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne

Ainsi se résume, selon Paul Veyne, l’humanisme de Foucault. Humanisme a minima, peut-être, mais humanisme amplement suffisant – nécessaire et suffisant : reconnaître chez l’autre un semblable, un frère certes différent mais pourtant contraint à la même condition humaine (subjectivité et sociabilité), et de cette différence, n’en faire ni une condamnation ni un ennemi, mais au contraire une richesse réciproque qu’il faut être avide de partager.

Le sujet

Tout commence par un « je » sans quoi rien n’est possible, et ce, même et surtout si ce « je » change en permanence et ne se laisse pas saisir, s’il m’échappe à moi-même, s’il peut (doit) être transformé, et s’il est une pyramide de conception si simple qui révèle pourtant d’infinies possibilités.

Tout est subjectif, et c’est là une grande et belle nouvelle : rien ne nous lie à un maître, rien ne nous oblige à l’obéissance, rien n’est au-dessus que l’on ne décidedemain reste à écrire par ceux qui viendront à naître. Rien ne nous dicte une conduite, une norme ou un dogme, sinon ce que nous acceptons – et ce que nous créons.

Si « je » est une indétermination et une errance permanentes, certains rêveraient d’en finir avec cette vision romantique mais potentiellement dangereuse et destructrice de l’être – ce désordre potentiel et inévitable que l’on nomme entropie. Bien entendu, comme l’utilitarisme avant elle, une telle approche concrète, pratique, pseudo-rationnelle et tout à fait objectiviste ne pouvait venir que d’une culture anglo-saxonne : elle se nomme cybernétique. François Cusset écrit, dans la revue Multitudes :

Si la cybernétique s’intéresse au thème du dépassement de l’humain, ou de son perfectionnement exogène par les dispositifs techniques, c’est moins par goût de la science-fiction qu’au titre des circonstances historiques qui présidèrent à son émergence – la décennie des totalitarismes et de la guerre terminale, la décennie où, plus que jamais, l’Homme a failli.

Dans cet entretien avec le journal La Croix, Jean-Michel Besnier déclare :

Après les barbaries du XXe  siècle, l’homme ne s’aime plus. L’humanité semble traverser une profonde dépression marquée par cette mésestime de soi, dans laquelle l’attachement aux machines trouve sa source. Pour le dire autrement : puisque l’homme est si faillible, puisque sa volonté conduit au pire, pourquoi ne pas s’en remettre aux machines et travailler à l’émergence d’une nouvelle humanité ? […]

La conviction des transhumanistes est que les technologies vont sauver l’humanité, les plus radicaux souhaitant même l’émergence d’une espèce nouvelle.

Les transhumanistes d’aujourd’hui sont les continuateurs du courant cybernétique, eux-mêmes héritiers de l’idéologie utilitariste. Face aux gourous de la robotisation galopante, qu’avons-nous ? Cusset nous répond : ce sont les philosophes de la « French Theory« , ou « philosophes de la différence » :

Les deux critiques du sujet proposées respectivement par les cybernéticiens et les philosophes « de la différence » sont diamétralement opposées : pour ceux-là [les cybernéticiens, ou transhumanistes], il s’agit de déplacer la maîtrise rationnelle de l’entropie depuis la volonté individuelle où l’avait logée le libéralisme kantien vers une instance panoptique et acentrée (qu’on l’appelle réseau ou néguentropie), de ne plus tenir compte de ce mythe de l’intériorité qui aurait trop longtemps ralenti les sociétés développées, tandis que selon ceux-ci [les philosophes « de la différence »], l’idéologie historique de la « conscience individuelle » et les sciences de la Psyché qu’elle a fait naître nous empêchent d’accéder aux flux collectifs qui nous composent, aux sujets multiples que nous abritons, aux identités nomades ou toujours-déjà décalées dont nous sommes faits.

Dans la vision cybernétique, il n’y a plus d’homme : on se trouve au-delà de l’humain qui s’est lui-même transformé par des moyens technologiques. Dans cette organisation robotique dont le réseau sert un mécanisme de canalisation des individus, qu’est le sujet ? Que reste-t-il au sujet ? C’est une question qui n’intéresse pas les transhumanistes : le nez dans le guidon, ils rêvent d’immortalité. Ils se disent naïvement : « vivre plus longtemps en bonne santé, c’est mieux ». Quelles implications pour l’humanité cet espoir impose, ils s’en moquent – comme si l’humanité était finalement réductible à une somme d’individus autonomes et indépendants qui se suffiraient à eux-mêmes, et que cet état serait la panacée…

A l’opposé, multiplicité, variations, identités changeantes : le sujet dépossédé de lui-même, en quelque sorte, tiraillé pour et par sa liberté, mais animé, habité par celle-ci, saisi par le doute et le vertige de l’infini du champ des possibles. D’après cet article :

Jaspers a accompli la rupture avec la philosophie traditionnelle dans la Psychologie des conceptions du monde où il relativise tous les systèmes philosophiques en les présentant comme des constructions mythologisantes dans lesquelles l’homme cherche refuge pour fuir les véritables questions de son existence. Les conceptions du monde qui, en effet, prétendent avoir saisi le sens de l’être, les systèmes, comme « doctrines élaborées d’un tout », sont pour Jaspers des « boîtes » qui coupent court à l’expérience des « situations-limites » et procurent à l’âme une paix qui est fondamentalement non philosophique. Jaspers cherche, à partir des situations-limites, à esquisser un nouveau type de pratique philosophique en invoquant Nietzsche et Kierkegaard ; cette pratique philosophique ne vise pas, dans un premier temps, à enseigner, mais insiste sur sa volonté « d’ébranler sans cesse, d’en appeler à sa propre force vitale et à celle de l’autre ».

 

Relation à l’autre

Car sans d’autres que moi, sans relation à l’autre, « je » n’est rien de plus qu’un hasard, un chaos de pacotille, un petit fracas universel, un big-bang d’opérette : sitôt dit, sitôt fait et bientôt disparu pour toujours.

L’autre est un prolongement. C’est un prolongement horizontal, avec ceux de mon temps, et c’est un prolongement vertical, avec mes descendants, mes héritiers, et l’humanité entière à venir. Car au-delà de la biologie et de la généalogie, ce qui reste de nous est conservé par le monde des hommes : c’est ce que l’on nomme postérité. En cela aussi, l’autre est mon juge : la communauté humaine dira de quoi je fus responsable, et si ces actes furent dignes ou non. Ce jugement n’est pas de dieu ; c’est le jugement de la terre, et non du ciel ; il n’est pas commandé, mais fluctue indéfiniment (jusqu’à l’oubli) au gré des temps et des peuples.

L’autre est ce qui fait que nous n’avons ni besoin, ni raison de vivre éternellement ; mieux : que nous ne devons pas vivre éternellement. Car si nous demeurons à jamais, il n’y a plus de naissance ni d’engendrement : mes parents et mes enfants sont mes frères, indistinctement. Le temps est aboli, ainsi que l’héritage et le changement. Plus d’Histoire ni d’histoires, seulement une mémoire infiniment sauvegardée, neutre et lisse, produit de divertissement, telle une page Facebook. Plus d’autre, non plus, car tout m’est identique : seul un numéro unique me distingue, pour me rappeler que « je » est la chose la plus précieuse qui soit : moi, indifférent des autres, mais moi avant tout ; le leurre de l’égocentrisme comme liberté.

 

Il existe donc deux formes opposées de rapport à l’autre : l’autre-même et l’autre-différent.

  • L’autre-même est celui que l’on recherche afin de conforter nos préjugés en consensus : si je parviens à fédérer d’autres-mêmes que moi, une foule dense qui pense à l’identique et agit à l’identique, alors les membres de cette foule seront de plus en plus enclins à s’auto-alimenter les uns les autres. Leurs intuitions fébriles, leurs croyances vagues tendront à se raffermir en certitudes absolues et en vérités implacables. Cette foule homogène va se nourrir d’elle-même et forger ses propres mythes. L’élément divergent devra soit se soumettre et adopter la doctrine du groupe, soit en sera rejeté. Dans cette optique, on peut qualifier le transhumanisme de mouvement d’uniformisation, comme une large fabrique de clones, d’autres-mêmes invariants dans leurs choix de vie : vivre dans le confort, le plus longtemps possible.
  • L’autre-différent est celui qui nous bouscule et nous oblige à revoir ces mêmes convictions. Il n’est pas seulement celui que l’on accepte d’accueillir, par une quelconque tolérance multiculturaliste et relativiste malgré sa différence, mais surtout celui que l’on espère précisément pour sa différence, parce qu’il est différent.

Et quelles sont les raisons qui nous pousseraient à ne pas rester entre autres-mêmes et à guetter avec curiosité plutôt qu’animosité l’autre-différent ?

Levinas prend le contre-pied complet de la recherche de l’autre comme identique à soi ou utile à soi en définissant une éthique du visage de l’Autre :

L’altérité radicale d’autrui dans la relation éthique signifie, avant tout, que celle-ci n’est pas réciproque. Il ne s’agit pas d’un troc où l’autre serait destiné à me rendre le bien que je lui ai fait. Une telle réciprocité caractérise le circuit des échanges économiques, régi par la règle du bénéfice mutuel, mais non pas l’unicité du rapport éthique, où le Moi s’efface devant l’autre, dans un mouvement de générosité fondamentalement désintéressée. Autrui, écrit Levinas, me concerne avant toute dette que j’aurais contractée à son égard, je suis responsable de lui indépendamment de toute faute commise vis-à-vis de lui. Cette relation où l’obligation à l’égard d’autrui prime tout ce que je pourrais attendre de lui est essentiellement asymétrique.

Levinas précise la nature de cette relation asymétrique, notamment dans Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo (extraits issus de ce texte) :

La relation intersubjective est une relation non-symétrique. En ce sens, je suis responsable d’autrui sans attendre la réciproque, dût-il m’en coûter la vie. La réciproque, c’est son affaire. C’est précisément dans la mesure où entre autrui et moi la relation n’est pas réciproque, que je suis sujétion à autrui ; et je suis « sujet » essentiellement en ce sens. Vous connaissez cette phrase de Dostoïevski : « Nous sommes tous coupables de tout et de tous devant tous, et moi plus que les autres. » (Les Frères Karamazov). Non pas à cause de telle ou telle culpabilité effectivement mienne, à cause des fautes que j’aurais commises ; mais parce que je suis responsable d’une responsabilité totale, qui répond de toutes les autres et de tout chez les autres, même de leur responsabilité.

L’autre, selon Levinas, est ce qui fait de moi un sujet. Ma vie se dispose en fonction de l’autre, pour l’autre, et j’en suis totalement responsable. Ce commentaire souligne :

Cette passivité (qu’il ne faut pas comprendre comme une attitude psychologique, mais comme une catégorie, comme la manière d’être de la subjectivité) se dit aussi, chez Levinas, en termes de vulnérabilité à autrui, de traumatisme que sa seule présence inflige à l’identité du Moi parce que, à travers cette sensibilité originelle au prochain, son sort m’importe plus que le mien, et que, de ce fait, je suis fondamentalement requis de me « mettre à sa place », je deviens en quelque sorte son otage de ce point de vue, le Moi se dépouille de son identité et, d’une certaine manière, se substitue à autrui. En un retournement paradoxal, c’est par cette substitution que le Moi sera désormais défini : être Moi, c’est être pour autrui.

Par conséquent, le renversement consiste à ne plus rechercher l’autre qui me ressemble, ou de faire en sorte que l’autre me ressemble, mais d’être à la disposition de l’autre, pour l’autre, dans une éthique de responsabilité totale. C’est d’ailleurs la définition même des idées d’éthique et de responsabilité : elle se fait toujours envers autrui, elle détermine mes actes en fonction de leurs conséquences envers autrui. Par opposition, agir pour soi serait par définition non-éthique. Est-il seulement possible d’envisager qu’une telle approche morale puisse être diffusée concrètement, qu’elle s’applique à tout moment dans le comportement de l’homme de la rue, pour qui sa subjectivité, ou son identité, ou sa liberté, sont les biens les plus précieux ? Il est vain de demander aux hommes de tout céder à l’autre – serait-ce vouloir en faire des anges ? Levinas échoue-t-il et ne reste-t-il pas emprisonné dans le registre de l’injonction morale, du monde des idées ? Son éthique est-elle simplement une autre manière de demander de « tendre l’autre joue », ce commandement moral chrétien, qui a démontré son impossible application pratique ? Levinas créé-t-il sa divinité et la religion qui l’accompagne, ou cette relation à l’autre est-elle un manifeste politique contre le totalitarisme ?

Si le visage d’autrui est défini comme altérité radicale, extériorité absolue par rapport au système de la perception où l’autre est toujours ramené au même, le seul fait de son apparition le réintègre pourtant dans l’horizon de la conscience intentionnelle, et, par là même, annule son altérité. Celle-ci est une absence toujours menacée d’être ramenée à la présence, à l’indifférenciation d’un objet de la perception. À moins de définir l’altérité comme pure absence. […]

Si le « système de la perception » ramène toujours « l’autre au même », c’est parce que nous souffrons d’un double défaut de perception : d’une part, nous nous croyons sujet avant que d’être en rapport avec autrui, et d’autre part, nous ramenons de ce fait l’autre à nous-mêmes, nous en faisons un autre-même, un miroir déformé, forcément imparfait par rapport à nous (et par conséquent sujet à correction – et l’Histoire nous démontre à quelles corrections extrêmes on peut arriver), plutôt que de comprendre que c’est par l’autre que l’on devient sujet. « L’altérité radicale » (altérité véritable), celle de l’acceptation et de la reconnaissance de l’autre comme différent légitime, est menacée d’être abolie dès lors que l’autre est scruté comme « un objet de la perception » – et réduit à l’indifférencié d’un objet d’étude soumis à des critères d’évaluation scientifico-utilitaires (qu’est-ce que c’est ? et qu’en faire ?). Pour Levinas, la préservation de l’altérité implique que nous ne puissions jamais la saisir, que nous soyons conscients qu’elle est impossible à saisir sans la détruire : l’altérité est une « pure absence » nécessaire :

De l’illéité, c’est-à-dire de ce qui est toujours absent, on ne peut parler qu’au passé. En ce sens, l’altérité de l’autre ne se révèle à nous que comme quelque chose qui, toujours a déjà passé, c’est-à-dire comme une trace. […]

Dans son sens le plus absolu, la trace de l’Autre fait allusion, chez Levinas, à la trace de Dieu, qui n’est jamais là.

Cette absence de preuve matérielle implique le doute, comme on doute de Dieu, mais elle signifie aussi méconnaissance et indiscernable, et par conséquent crainte de ce que la raison, la science, l’évaluation empirique, ne nous permettent de comprendre. Il faudrait donc croire en l’autre, en sa différence radicale, ou y renoncer : avoir foi en l’autre plutôt que de le craindre et de chercher à effacer cette crainte en associant l’autre à soi-même. La crainte d’un autre insaisissable – Dieu – a amené les hommes à construire un dieu à leur image : avec la religion, le Tout-Puissant n’est plus un créateur-manipulateur du monde, mais en devient le législateur. Parce que l’on ne pouvait supporter l’arbitraire d’une divinité dont on ne pouvait par définition pas connaître les moyens, les fins et la morale, il fallait inventer le prophète, porteur de la parole divine auprès des hommes. Dieu devint Verbe, audible et compréhensible. Ce faisant, et de façon largement hypocrite, Dieu devint ce que les hommes décidèrent qu’il serait. Toutes les civilisations et tous les pouvoirs ont utilisé leur(s) dieu(x) afin d’asseoir une autorité bien humaine. Si Levinas proclame l’altérité comme une trace, insaisissable déjà-passé, c’est pour éviter que quiconque s’approprie cette nouvelle spiritualité, cette morale de responsabilité, et ne puisse fonder un nouveau dogme pour en tirer profit ; et plus encore, c’est dans le but que l’on ne puisse jamais réduire un autre homme à une fonction d’utilité sans violer cette éthique : voilà pourquoi cette définition radicale de l’altérité (comme absence et trace) est un anti-totalitarisme définitif.

 

Certes, il faut que l’autre demeure insaisissable pour qu’il reste un autre-différent, mais cela ne signifie aucunement qu’il faut renoncer à tenter de le comprendre, de suivre sa trace ; au contraire, entrer dans une intimité avec l’autre, qui n’est jamais totale (« Si on pouvait posséder, saisir et connaître l’autre, il ne serait pas l’autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir » écrit Lévinas dans Le temps et l’autre), est la seule manière qui puisse laisser des traces de l’autre en nous – à tel point que ces traces divines finissent par nous égarer à jamais de celui que nous étions (de notre trace antérieure). Levinas lève un paradoxe, dans Le temps et l’autre :

Ce qu’on présente comme l’échec de la communication dans l’amour constitue précisément la positivité de la relation ; cette absence de l’autre est précisément
sa présence comme autre.

En outre, l’incompréhension de l’autre, parce que sa compréhension globale est impossible, devient telle qu’elle nous pousse, par désir d’autrui, par amour, à changer : pour mieux comprendre cet autre que nous ne pouvons cerner, il nous faut changer de perspective, aller vers l’autre, devenir un autre. En-deçà de l’amour, c’est la simple curiosité de l’autre qui nous pousse à ne plus jamais être celui que l’on était avant chaque rencontre.

Perçu comme une possibilité d’égarement de soi-même, comment l’autre pourrait-il ne pas être considéré comme une menace potentielle dont notre instinct nous indique de nous méfier ? Levinas dit, dans Ethique et infini. Dialogues avec Philippe Nemo :

Il est difficile de se taire en présence de quelqu’un ; cette difficulté a son fondement ultime dans cette signification propre du dire, quel que soit le dit. Il faut parler de quelque chose, de la pluie et du beau temps, peu importe, mais parler, répondre à lui et déjà répondre de lui.

Par exemple, deux personnes bloquées dans un ascenseur. Chacun pense d’abord : « je serais mieux seul » – car son comportement sera alors sans cesse scruté et jugé – un Huis-Clos : l’enfer, cet autre. Puis la politesse, qui est déjà une démonstration de responsabilité : « j’espère qu’ils vont vite débloquer l’ascenseur. – Oh, ça ne devrait prendre que quelques minutes. » ou l’exaspération partagée, synonyme de compassion (souffrir ensemble) : « j’en ai plus qu’assez de ces pannes d’ascenseur. – Oui, ça arrive souvent, c’est pénible. »

Si la situation perdure, le niveau d’intimité ira croissant, à tel point que soit la gêne initiale va s’accentuer et rendre la proximité difficile à supporter, soit, au contraire on assistera à un moment magique où deux êtres se rencontrent et ne se lassent pas d’en savoir plus l’un de l’autre. Seule cette seconde situation peut être qualifiée de relation à l’autre. Dans le premier cas, il s’agit de fuir afin de reprendre le cours inchangé de ses affaires – l’autre est un repoussoir vers soi-même et les siens (ces autres-mêmes). Mais même dans le second cas, il est fort probable que l’autre-inconnu ne soit pas finalement un autre-différent, mais un autre-même, raison pour laquelle on l’apprécie.

Cette probabilité de préférer le même au différent provient certes en partie du « double défaut de perception » que j’ai évoqué plus haut, mais n’a rien à voir avec une prétendue nature humaine intangible – car originellement, hors d’une société, de ses normes et valeurs, de la position que les individus y occupent et de leur adhésion à ces valeurs, il n’y a ni « même » ni « différent », mais des hommes vierges comme une feuille blanche, des hommes en travaux. La Boétie écrit, dans son Discours de la servitude volontaire :

Il ne peut entrer dans l’esprit de personne que la nature ait mis quiconque en servitude, puisqu’elle nous a tous mis en compagnie.

Levinas déclare, dans Ethique et infini :

Il est extrêmement important de savoir si la société au sens courant du terme est le résultat d’une limitation du principe que l’homme est un loup pour l’homme, ou si au contraire elle résulte de la limitation du principe que l’homme est pour l’homme. Le social, avec ses institutions, ses formes universelles, ses lois, provient-il de ce qu’on a limité les conséquences de la guerre entre les hommes, ou de ce qu’on a limité l’infini qui s’ouvre dans la relation éthique de l’homme à l’homme?

Je rejoins Levinas en pensant que c’est un ensemble spécifique de normes de société qui entérinent le fait de favoriser le « même » face au « différent » : c’est une société dont la doctrine est la ressemblance et l’enfermement dans l’entre-soi, par opposition à la curiosité et à l’ouverture. En d’autres termes : rechercher les similarités et les lois auxquelles elles se conforment plutôt qu’arpenter l’inconnu. Levinas, dans Ethique et infini:

Dans la relation interpersonnelle, il ne s’agit pas de penser ensemble moi et l’autre, mais d’être en face. La véritable union ou le véritable ensemble n’est pas un ensemble de synthèse, mais un ensemble de face à face.

Levinas parle d’opposition entre Totalité (synthèse englobante du savoir) et Infini (inconnu qui nous dépasse, « le non-synthétisable par excellence, c’est certainement la relation entre les hommes » déclare Levinas dans Éthique et infini). Il s’agit selon moi de l’opposition entre l’obsession du contrôle (Lévinas parle plus modérément de « nostalgie de la totalité », la perte de « la vision panoramique du réel qui est la vérité et qui donne toute sa satisfaction à l’esprit ») et une forme, non pas de renoncement ou de lâcher-prise, mais d’acceptation de l’impossibilité du contrôle, et par conséquent des conditions de viabilité d’une société qui instituerait la pluralité (multiplicité des autres-différents) comme un souhaitable risque vertueux (s’opposant en cela à la cybernétique telle que définie plus haut).

On oppose, individuellement, une subjectivité innée (moi, cet être déjà fini et toujours parfait) à une subjectivité acquise par le rapport aux autres, donc toujours changeante et déjà passée, insaisissable comme l’altérité ; et, à l’échelle collective, l’abandon de l’altérité – et par conséquent de la pluralité – dans une Totalité synthétique qui énonce le Bien, le Beau, le Vrai, le Juste, etc. face à l’Infini de la permanence du changement et des subjectivités. Mais comment incarner concrètement cette transition ?

Levinas, dans Ethique et infini :

Le lien avec autrui ne se noue que comme responsabilité, que celle-ci, d’ailleurs, soit acceptée ou refusée, que l’on sache ou non comment l’assumer,
que l’on puisse ou non faire quelque chose de concret pour autrui. Dire : me voici. Faire quelque chose pour un autre. Donner. Être esprit humain, c’est cela. L’incarnation de la subjectivité humaine garantit sa spiritualité.

La responsabilité par défaut, la première, celle qui ne peut être enlevée, c’est de dire ce que je sais, c’est d’informer sur ma vie, c’est de porter à l’autre une connaissance que je possède. La transmission du savoir et l’empowerment citoyen sont, entre autres, des manières de permettre à tous d’être responsables, donc d’être responsable de la responsabilité des autres. Cela est un début, mais bouleverser le cadre rigide de l’entre soi requiert de réunir bien d’autres conditions. Quelle serait la pratique d’une telle exigence éthique (qui est au fond une éthique de l’hospitalité : savoir recevoir l’autre dans son monde), c’est ce à quoi mon utopie propose de répondre.

Et concernant le cadre restreint de la relation à l’autre, il n’y a que dans l’intimité, par l’intimité, que l’altérité se révèle. Certains, comme Aristote avec son concept de « philia », ou La Boétie (dans Discours de la servitude volontaire), pensent que la seule relation à l’autre véritable et bénéfique est l’amitié ; selon Aristote :

La connaissance de soi est un plaisir qui n’est pas possible sans la présence de quelqu’un d’autre qui soit notre ami ; l’homme qui se suffit à soi-même aurait donc besoin d’amitié pour apprendre à se connaître soi-même.

Et pour La Boétie :

Certainement le tyran n’aime jamais, et n’est jamais aimé. L’amitié est un nom sacré, une chose sainte. Elle n’existe qu’entre gens de bien. Elle naît d’une mutuelle estime et s’entretient moins par les bienfaits que par l’honnêteté. Ce qui rend un ami sûr de l’autre, c’est la connaissance de son intégrité.

Il en a pour garants son bon naturel, sa fidélité, sa constance. Il ne peut y avoir d’amitié là où se trouvent la cruauté, la déloyauté, l’injustice. Entre méchants, lorsqu’ils s’assemblent, c’est un complot et non une société. Ils ne s’aiment pas mais se craignent. Ils ne sont pas amis, mais complices. […]

Il serait difficile de trouver chez un tyran un amour sûr, parce qu’étant au-dessus de tous et n’ayant pas de pairs, il est déjà au-delà des bornes de l’amitié. Celle-ci fleurit dans l’égalité.

– La Boétie, Discours de la servitude volontaire

 

Pluralité : libertés d’autrui et d’ailleurs

En définissant subjectivité et altérité, j’en ai déjà dit beaucoup sur ma conception de la pluralité.

En rejoignant Levinas, je définis l’altérité radicale comme la reconnaissance que l’autre est autre, différent de soi, mais l’égal de soi. Nous sommes tous des autres et les barbares des autres.

Énoncer la pluralité, c’est à la fois faire le constat de la pluralité du monde et des individus qui le peuplent, et réaliser un acte militant consistant à faire en sorte que la pluralité persiste, comme un choix politique émanant de la volonté des peuples libres, qu’il faut valoriser et sauvegarder. Choix politique, car conférer à la pluralité des opinions un rôle fondamental ne va pas, comme on l’a vu, de soi. Pourtant, si l’on suit Arendt, la pluralité des opinions, exprimées entre égaux, est l’unique manière d’accéder à la liberté politique, et de fonder une société, et non d’organiser « un complot » (pour employer les termes de La Boétie).

La pluralité se comprend aussi, dans un cadre historique évolutif, comme une volonté d’échapper à toute tentative hégémonique, à tout projet « définitif ». Or, le présent dans lequel nous vivons va certainement à l’encontre de cette éthique de pluralité. Myriam Revault d’Allonnes écrit, dans Le Dépérissement de la politique (extrait issu de ce texte) :

L’opinion intellectuelle dominante va répétant que la politique moderne est instituée pour garantir les libertés et les droits de l’individu, sa sécurité, et non pas pour réaliser des « fins collectives », ou la « vie bonne ». La virtualité de l’extinction du politique semble inscrite au cœur de la fondation de la modernité : « La liberté (des modernes) c’est de se libérer du politique. »

Paradoxalement, c’est avec l’abandon de toute pensée systémique et d’oppositions d’idéologies, parce qu’elles ont été désignées à partir de la fin des années 1970 (par les « nouveaux philosophes ») de « totalitaires », qu’est né ce nouveau courant dominant et unanimiste, n’autorisant aucune contradiction, comme l’écrit ici Monique Boireau-Rouillé :

Les conséquences de ces analyses du totalitarisme dans le champ intellectuel français semblent avoir été de reconduire l’enterrement libéral de la démocratie, de l’aveu même d’un de ses plus actifs protagonistes [Marcel Gauchet, La Démocratie contre elle-même].

Une nouvelle doxa s’est imposée : la démocratie se réduirait à la protection des droits de l’individu, et le retour du politique, entendu comme prise collective sur le destin des hommes recèlerait des dangers, on risquerait d’échouer sur les rivages abhorrés des politiques despotiques ou totalitaires. [La référence est faite ici aux écrits de C . Schmitt qui dénonce la dépolitisation du libéralisme ; le retour de la politique est facilement soupçonné de s’identifier à ces dérives]

Face à cette pensée unique pseudo-libérale qui menace précisément la liberté en annihilant toute velléité politique divergente, Miguel Abensour propose le concept de « démocratie insurgeante » (suite aux travaux de C. Lefort sur la « démocratie sauvage »). Abensour écrit, dans Démocratie sauvage et principe d’anarchie (extrait issu de ce texte):

La démocratie, aussi paradoxal que cela puisse paraître, n’est-elle pas cette forme de société qui institue un lien humain à travers la lutte des hommes et qui, dans cette institution même, renoue avec l’origine toujours à redécouvrir de la liberté ?

Martin Breaugh écrit (même article que ci-dessus), à propos de la pensée d’Abensour :

Des hommes ni tout à fait ensemble ni tout à fait séparés. Notre philosophe nous enseigne ici l’une des vérités incontournables de l’émancipation humaine : l’éclosion de la pluralité et de la liberté nécessite une séparation liante entre les hommes, c’est-à-dire un lien
de la division. En définitive, dans la pensée de Miguel Abensour, le lien social fondé dans la division se trouve entre utopie et démocratie.

Ce « lien de la division », c’est à la fois l’indépendance de chacun par le respect de l’altérité radicale de tous, mais aussi une éthique de l’hospitalité, car l’autre est celui que je désire accueillir, c’est l’ami qui m’offre son regard et autorise notre liberté mutuelle. Et cette liberté est, fondamentalement, le fait de pouvoir diverger d’opinions et d’organiser des modes de vie, des sociétés différentes mais amies, dans une forme de coopétition (coopération et compétition) créative : des utopies émanant de la démocratie « insurgeante ». Breaugh ajoute :

Pour nos sociétés divisées et hantées par le spectre de la sécession, la volonté politique de fabriquer de l’unité et de l’harmonie demeure irrésistible. Pourtant, la leçon des révolutions démocratiques, aussi bien modernes qu’anciennes, indique que la qualité libre d’un régime politique repose sur l’épanouissement des tumultes et des conflits entre citoyens.

Mais le « tumulte » doit bien s’accomplir à l’intérieur d’un cadre, aussi peu contraignant et apte à accueillir le changement soit-il. Cristina Hurtado-Beca écrit ici :

Arendt donne une grande importance à l’institution d’une constitution démocratique qui soit le cadre à l’intérieur duquel puisse s’exercer l’action. Celle-ci par son incommensurabilité pourrait être destructrice du monde. Mais cet espace juridique ne constitue pas par lui-même la politique, il n’est que le cadre où celle-ci peut s’exercer.

Cette « démocratie insurgeante » s’institue à travers une « constitution démocratique » (terme trop général et ambigu) que je nomme utopie métapolitique (au sens strict : au-delà de la politique – c’est le « cadre ») libérale (indéterminée, ou plutôt indéterminante vis-à-vis des individus et des communautés qui y souscrivent), au sein de laquelle des utopies subjectives sont entreprises par de multiples communautés politiques en permanente reconfiguration, voisines, étrangères, regroupées ou séparées, engendrées dans le respect du paradigme métapolitique minimal auquel elles ont toutes souscrit (jusqu’à leur potentielle rupture). Ainsi se traduit la pluralité au niveau collectif de l’organisation politique et juridique. Cristina Hurtado-Beca poursuit, se référant à Abensour (Utopie et démocratie) :

Il s’agit de récupérer l’utopie comme écart absolu, refusant tout horizon de réconciliation et de communauté fusionnelle, objectif propre du totalitarisme. Donc, l’utopie comme tension toujours non résolue entre liberté et égalité, entre la manifestation de l’unique en chacun et l’acceptation de la richesse de la pluralité.

Et Abensour (L’esprit utopique, dans la revue Textures), se référant aux idées de Déjacque, précise :

Il ne s’agit pas tant de mettre l’utopie au service de la révolution que de faire en sorte que l’utopie soit le lieu où se nouent l’insurrection du désir et l’insurrection des masses.

Lieu d’insurrection, mais aussi cadre, car, comme l’écrit Hurtado-Beca, « il nous semble que si la Loi est permanente, la liberté politique, la politique et la démocratie sauvage ne peuvent être qu’intermittentes. » Dans son texte Remarques sur la peur, l’espoir,
la guerre et la paix chez Spinoza, Marilena De Souza Chaui conclut :

Nous sommes en mesure d’esquisser une réponse à un problème fréquemment soulevé par les interprètes de Spinoza, c’est-à-dire la supposée différence entre le
Traité théologico-politique et le Traité politique quant au but de la politique. En effet dans le premier ouvrage, Spinoza affirme que le but de la vie politique est la liberté tandis que dans le deuxième, il affirme que ce but est la sécurité. […]

La liberté politique est la puissance collective en tant que souveraine. Et cette souveraineté n’est possible que dans la sécurité car elle présuppose la disparition ou, du moins, l’affaiblissement de la peur et de l’espoir, bref la présence de la puissance de ne pas se soumettre à une contingence aveugle. Ce que la paix nous montre, c’est que, dans son sens profond, la sécurité (dans son sens spinoziste) est à la fois condition et expression de la liberté politique.

La loi est le cadre, limite de la « contingence aveugle », et organise la possibilité du politique, qui institue une « démocratie sauvage » qui ne serait pas un lion en liberté, mais un lion apprivoisé – toujours dangereux, avec qui interagir se fait toujours au péril de sa vie, mais avec qui il est néanmoins possible d’interagir – un lion de cirque. Que ce lion guette l’occasion de saisir sa proie, qu’il cherche toujours, intranquille, tournant « comme un lion en cage », à s’échapper, c’est la preuve que sa nature sauvage reste intacte, malgré la captivité. Qu’il conserve enfin la tentation de s’échapper, on ne peut le lui reprocher : il s’agit au contraire de la qualité même de l’animal, voire même tout son intérêt (autrement, on n’éprouverait pas davantage de frisson à ses côtés qu’en la présence d’un mouton).

Ainsi de communautés politiques sauvages, avec qui l’on peut établir des traités et un commerce, mais dont la vivacité, énergie primitive, volonté de volonté, ne se laisse pas entamer – sauvages, dangereuses et « insurgées » (pour reprendre le terme d’Abensour) jusqu’à leur disparition corps et biens, et apprivoisées dans un cadre dont l’objectif paradoxal est d’affermir leurs capacités de pluralité – donc de liberté.

 

La pluralité face à la fraternité et à la diversité

J’en ai déjà écrit assez (et trop pour ce seul article !) sur la pluralité et la nécessité de l’insérer dans un cadre constitutionnel inédit (cette utopie). Il faut néanmoins terminer par quelques oppositions de définition.

 

Considérons tout d’abord la question de la fraternité.

Pour Arendt, comme je l’ai déjà écrit, la liberté consiste à instituer un monde commun d’hommes égaux et libérés. Mais, selon Abensour dans son article Comment penser le politique avec Hannah Arendt ? (extrait issu de ce texte) :

La liberté, bien qu’instituant un espace commun , politique, institue aussi un lien qui à la fois relie et sépare. Ce n’est pas la fraternité mais la pluralité qui permet aux hommes de se reconnaître comme égaux.

La pluralité a, pour Arendt comme Abensour, surtout à voir avec la plurivocité, c’est-à-dire que les opinions divergentes pouvant être librement exprimées entre pairs « libres » sont la définition de l’égalité (sur le plan politique). C’est de la parole libre prononcée par des hommes libérés que naît à la fois la liberté et l’égalité politiques, qui ne peuvent exister l’une sans l’autre, jusqu’à se confondre. Mais il y a en outre dans l’idée de plurivocité l’attente de différences fertiles émanant de l’altérité : un champ des possibles à exprimer, combiner et recombiner.

La pluralité promeut la rencontre des peuples et des cultures comme autant de points de friction engendrant d’infinies promesses de renouveau, de créativité et de mélanges produisant autant d’hybridations. C’est une arborescence en permanente floraison, plus précisément un rhizome, pour employer le docte terme de Deleuze et Guattari, dont les ramifications se multiplient, se dissocient et se lient au gré des hasards de l’Histoire – construisant l’Histoire.

Face à cela, qu’est-ce que la fraternité, sinon une proclamation universelle et neutralisée du genre humain – une synthèse malheureuse ? Rien de plus faux, de plus hypocrite ou de plus maladroit que de proclamer que « tous les hommes sont des frères ». D’une part, des frères peuvent se haïr et se massacrer (façon « famille, je vous hais »).

Fratricide : Abel et Caïn, par Rubens
Fratricide : Abel et Caïn, par Rubens

D’autre part, c’est un vœu pieux de proclamer la fraternité par-delà les frontières, car tout État redéfinit sa propre fraternité, selon ce qu’il souhaite entendre par liberté, égalité, solidarité, etc. La fraternité est déjà une politique : soit celle, universelle, des Droits de l’Homme, soit celle du mythe national. Les nations se servent d’abord de la fraternité pour proclamer une identité et une cohésion nationales – choses fortes utiles en temps de guerre. La fraternité devient celle d’un peuple contre ses ennemis. Sur le plan universel, c’est une doctrine vague et bien-pensante, qui ne présente aucun reflet juridique contraignant : ni charte ni lois. Car, voyez-vous, si nous sommes tous frères, la loi nous interdit d’héberger nos frères, s’ils ne viennent pas de notre patrie ou ne disposent pas du bon visa

Enfin, pourquoi utiliser un terme décrivant une relation familiale quand ce n’est pas le cas effectivement ? Que signifie fraternité ? Qu’on ne choisit pas sa famille, mais qu’il faut apprendre à vivre avec. Par extension, qu’il faut supporter de vivre avec ceux que l’on n’aime pas, qu’il faut se l’infliger pour on ne sait quel bienfait céleste ? Les riches, les pauvres, les bons, les brutes et les truands. Nos voisins, ceux d’en face, les autres, lointains. Pas le choix. Tous interconnectés, tous liés, comme Kevin Bacon, à six degrés de séparation au maximum. L’humanité est donc cette grande famille où nous sommes tous frères ! Cela fait une belle jambe ! Il faudrait se réunir à toutes les fêtes, ne pas cesser de communier dans cet élan de fraternité gnangnan et sirupeux, et sortir de tous ces repas de famille soulagé d’en avoir fini. La fraternité sent le renfermé et l’encaustique, un moisi vieillot dans lequel nous devrions tous baigner, pire, que nous devrions apprécier – sinon rien ?

 

C’est alors que, pour donner le change et faire du neuf avec du vieux, on inventa la « diversité ». Oh la prodigieuse ! C’est la fraternité en mieux ! Ou peut-être la fraternité « en moins »… Comme la fraternité ne donnait pas les résultats escomptés, que les gens continuaient de se détester et de se faire la guerre, on se dit « d’accord, tous frères, c’est un peu trop demander ; pourquoi pas tous différents, mais ‘achement sympas ? »

Mais pour commencer, dans « diversité », il y a « divers » : ce qui sous-entend que ce qui n’est pas soi, l’étranger, est ce « divers », qui dit l’inconnu, le brouillard, et qui renvoie la somme de ce qui n’est pas soi à cet amalgame du « divers ». Le « divers » fait trop penser à quelque chose de subalterne, que l’on a su classer. C’est le « vrac », le fatras, le fourre-tout : miscellanées, en langage soutenu : l’anglais « miscellaneous » se traduit par « divers », justement. Soi-même, on devient « divers ». Si la fraternité fait encourir le risque d’une identité unique contrainte  par l’appartenance à une seule famille, la diversité au contraire est le tombeau de l’identité, tout en ignorant suprêmement toute relation radicale à l’autre (telle que décrite plus haut). Il existe un terme plus savant pour dire diversité : c’est multiculturalisme. Qui rime avec relativisme (l’opposé de la subjectivité et de la liberté politique).

« Diversité » a pris une connotation légale : « promouvoir la diversité » est un procédé sous tutelle de l’Etat ; la « discrimination positive » est dans les textes. L’Etat doit instaurer la diversité, comme si ce n’était pas une volonté populaire, une vertu émanant des normes de la société et des rapports humains qui la constituent ; il faut que le gouvernement y veille. C’est dire à quel point « diversité » signifie en réalité « mélange non consenti » : on oblige les uns et les autres à se côtoyer, contre leur gré souvent. Pour la fraternité, c’était un commandement : « soyez frères ! Pas de discussion ! » La diversité est insidieuse et n’assume jamais son idéologie. C’est une politique dans l’air du temps : fadasse, tiédasse et mollassonne, dont on ne se dépêtre pas. Ce qui produit l’effet inverse à celui escompté : les gens se recroquevillent, ils n’ont plus la curiosité de l’autre ; l’autre devient un adversaire, que l’on va tenter de fuir afin de retrouver un entre-soi salvateur.

De cette manière, diversité et multiculturalisme ne font qu’un : chacun chez soi, selon ses normes. On fait semblant de se côtoyer, mais on se regarde en chiens de faïence, d’un côté ou de l’autre du trottoir. La politique, en tant qu’espace de relation entre les hommes et d’expression des opinions, est abolie : reste l’atroce tolérance, qui signe la défaite de la reconnaissance de l’altérité. Des communautés en vase clos, enfermées dans leurs cultures et leurs mœurs particulières, en ne partageant l’espace public que parce qu’il est nécessaire de le faire, comme une contrainte et non, contrairement à ce qui fait la grande liberté humaine, comme une voie d’émancipation. Le foyer redevenu l’unique espace étriqué de liberté, voilà ce que nous héritons de la diversité.

Mais cela, à vrai dire, ne devrait pas nous surprendre. L’Etat-nation ne veut pas d’individus libres, de citoyens éclairés et actifs sur la place publique qui menaceraient son hégémonie. L’Etat-nation, invention de conquête et de puissance, est le rouleau-compresseur de la pluralité : c’est une machine à aplanir. Démocratique, il l’est seulement pour des individus obéissant servilement aux mêmes règles et pensant dans la même direction (la « bonne », bien sûr !). La fraternité véritable, universaliste, était trop menaçante pour la cohésion nationale ; la fraternité nationaliste, trop visible comme doctrine populiste (devenue « inacceptable » selon le dogme libéral-aveugle), et trop néfaste sur le plan des affaires (préférence nationale, fermeture des frontières, etc.). D’où l’invention de la « diversité » (un béni-oui-ouisme bien dans l’air du temps, inattaquable car fondamentalement creux) et de ses politiques de promotion, qui ne sont en réalité que des moyens d’assimilation qui ne disent pas leur nom. Par la « mixité sociale », on cherche l’uniformisation avant tout, une uniformisation des comportements et des esprits, orientée bien au centre.

Voilà pourquoi pluralité et diversité sont des antithèses : la diversité est l’instrument d’une politique d’Etat, alors que la pluralité est l’émanation de la liberté populaire par l’expression de l’altérité :

  • La diversité reconnaît l’altérité uniquement dans le but de la discréditer et d’en faire un folklore pour mieux la noyer dans la masse.
  • La pluralité célèbre l’altérité comme une opportunité de continuer l’Histoire, par et pour les peuples (disposant d’eux-mêmes), en se préservant des dérives totalitaires uniformisantes.

3 réflexions sur « Altérité et pluralité »

  1. Très intéressant ! Mais je ne trouve pas votre nom.
    Vous n’êtes pourtant pas anonyme !
    Et vous avez publié ce texte dans un ouvrage.
    Merci de m’apporter ces précisions

    1. Merci pour votre commentaire. Anonyme, je le suis sur la toile, derrière ce blog. Ce qui ne nous empêche pas d’échanger !

      Par contre, je n’ai pas publié ce texte dans un ouvrage (j’ai d’ailleurs donné mon avis sur les « bonnes âmes » qui monnayent leurs bienfaits pour l’humanité ici : http://pensees-uniques.fr/le-prix-du-savoir/ … j’ai récemment croisé la route de Utopia XXI de Caron, qui parvient à consacrer un chapitre à expliquer comment sont répartis les 20€ que coûte son ouvrage… petit sentiment de malaise…) : pourquoi pensiez-vous que c’était le cas ?

  2. Salut,

    Ce faisant tu viens de répondre à ta question : « Une démocratie d’incultes, d’illettrés, de non-instruits peut-elle porter le nom de démocratie ? »

    On est forcément moins cultivés, moins lettrés et moins instruits qu’on ne le sera, ça ne signifie pas qu’on soit incultes, illettrés ou non-instruits ; le seul critère déterminant est la responsabilité ; la démocratie repose sur la reconnaissance de l’égalité morale de l’autre en dépit de ses altérités, on peut complétement se baser sur ta démonstration pour l’affirmer.

    Nous sommes d’accord et d’accord avec Isaac Asimov :

    « La tradition de l’anti-intellectualisme a été une tendance constante, qui a fait son chemin dans notre vie politique et culturelle, nourrie par la fausse idée que la démocratie signifie que mon ignorance vaut autant que votre savoir »

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