L’idée […] de la responsabilité individuelle pour tout ce qui se passe autour de nous, est que chacun doit répondre de tout devant tous…
– Tarkovski
Tarkovski n’invente rien, il est le passeur d’une longue tradition philosophique de la responsabilité humaine. Kant avant lui a dit la même chose, et Sartre l’a dit à nouveau, dans L’Etre et le Néant :
L’homme étant condamné à être libre, porte le poids du monde tout entier sur ses épaules ; il est responsable du monde et de lui-même.
C’est un bon préambule contre tous ceux qui voudraient nous soumettre à telle ou telle « loi » naturelle ou divine : il n’y a pas de transcendance que l’homme ne décide lui-même de s’appliquer. C’est, in fine, à l’homme que revient le choix de croire ou pas en un dieu quelconque, ou en lui-même seulement. Pour un existentialiste subjectif (pléonasme) comme moi, la responsabilité est la grande chance qui est offerte à l’homme, face à toutes les excuses, les victimisations et les institutions nourricières, qui, loin de représenter des marques d’altruisme ou d’humanisme, sont au contraire anti-humaines et liberticides.
La responsabilité, et la prise de responsabilité, est aussi un guide qui nous mène vers l’amélioration : si c’est à nous que nous devons le monde d’aujourd’hui, et plus encore celui de demain, alors les erreurs du passé doivent être prises comme des avertissements et des enseignements pour notre devenir.
Mais une telle responsabilité n’est pas gratuite ; elle n’est pas innée. Cette responsabilité s’acquiert, et il faut devenir homme pour l’acquérir – ou plutôt, on ne devient homme qu’en l’ayant acquise. Elle n’est pas naturelle, bien qu’elle soit à la portée de notre espèce. C’est toute la question du cheminement vers la responsabilité qui contribue à faire l’homme libre.
Retour sur les libertés
J’ai défini la liberté comme « un état d’équilibre instable » entre des pôles en tension permanente. La liberté elle-même se comprend comme une tension entre la forme créatrice de la liberté d’une part, et la forme défensive (responsable, donc) de la liberté d’autre part. Dimitri Kourtchine, dans un bel article sur Tarkovski, écrit :
Tarkovski pousse jusqu’au bout cette idée et va même jusqu’à affirmer qu’il n’existe pas de véritable liberté de créer. L’artiste est toujours trop lié à son devoir envers la société. Pour Tarkovski devenir artiste c’est s’enchaîner à d’ « innombrables nécessités » et se soumettre « aux tâches que leur impose leur destin d’artiste », finalement il déclare dans Le Temps Scellé : « Celui qui décide de devenir un réalisateur est quelqu’un qui décide de risquer sa vie et qui est prêt à être tenu pour seul responsable ».
L’acte de création, aussi libre semble-t-il paraître, est toujours attaché à un monde : il s’exprime dans une situation donnée, pour un public donné. Plus encore, l’artiste se met entre les mains de son œuvre et, bien qu’il soit dépossédé de lui-même par cet acte, dépassé par sa projection, reste en définitive le seul qui devra rendre compte de sa création. Il risque précisément sa vie parce qu’il sait que l’acte créateur, la liberté créatrice, va l’emporter au-delà de lui-même, vers un inconnu par définition dangereux ; mais en aucun cas il ne pourra se désunir de cette œuvre : il se projette de tout son être vers le monde. Il n’existe aucune possibilité de dissociation entre l’expression créatrice et la responsabilité qu’elle engendre pour son créateur : c’est l’expression pleine et entière de la liberté, des libertés.
Ainsi, les expressions « prendre la liberté de » et « prendre la responsabilité de » s’entendent comme une seule et même chose.
Mais la liberté créatrice est une hubris, une démesure de l’âme, et c’est pourquoi elle vient s’opposer à la responsabilité de la liberté défensive. Si les origines d’un acte libre peuvent n’être que de l’ordre de la création, ses conséquences sont toujours de l’ordre de la responsabilité : pour un individu, la pleine conscience de ce rapport en chaque chose qu’il entreprend garantit que son acte est libre. Au contraire, un acte est non-libre s’il est uniquement conduit par responsabilité : il s’agit alors d’un acte contraint par un « motif » quelconque, telle que la morale, la droiture, une parole donnée, le respect des traditions, etc. (mais ces motifs peuvent avoir été des actes libres, décidés en pleine conscience par celui qui honore leurs conséquences). Un acte est aussi non-libre s’il est réalisé par un individu inconscient de la responsabilité qu’engendrera nécessairement son action (ou s’il refuse de prendre cette responsabilité).
Par exemple, dans Stalker, de Tarkovski, la « chambre des souhaits » permet d’exaucer le vœux le plus cher de celui qui y pénètre. Mais, contrairement au bon génie de la lampe, on ne s’adresse pas à la chambre : c’est elle qui sonde l’esprit de celui qui y entre. Elle agit comme un révélateur, non de notre responsabilité, mais au contraire de notre hubris, la liberté créatrice ; en cela, pénétrer dans la chambre ne peut être un acte libre que si l’on prend la pleine responsabilité d’admettre que ce que l’on croit être ce que l’on désire de plus cher ne l’est peut-être pas. Sans déflorer le scénario, les protagonistes du film parlent à demi-mot d’un homme entré dans la chambre avec l’espoir de sauver son frère, mais qui, quelque temps après cette visite, deviendra richissime.
La responsabilité est la frontière entre ce que l’on désire ardemment et ce que notre morale, la raison ou le poids des conventions nous dicte de désirer. Mais si on oublie cet écart irréconciliable en chaque être humain entre sa liberté créatrice et sa liberté défensive, on se berce d’illusions, et l’on finit par se persuader que ce qu’il nous est dicté de désirer est ce que l’on désire par-dessus le reste. Or, si l’on agit dans cette confusion, on ne peut jamais agir librement. Et un homme d’un égoïsme absolu, par contraste, qui ferait primer ce qu’il désire sur ce qu’il devrait désirer au point de les confondre, agirait lui aussi sans liberté. Ainsi, que l’on renfrogne les tréfonds de son âme au point de se renier ou qu’on laisse ses instincts nous mener, on refuse d’exprimer sa liberté. Il y a une raison à cela : c’est que cette liberté est une instabilité, un conflit permanent en soi, de soi contre soi. On cherche naturellement à rétablir un équilibre, à se sentir « soi-même », cohérent en apparence. Mais l’existentialisme, ou la subjectivité intrinsèque de l’homme, nous enseignent ceci de notre condition d’être humain : je est un autre (Rimbaud), nous sommes des errants commettant d’innombrables erreurs (je paraphrase Foucault), et l’angoisse qui nous tenaille est la réaction au vide que constitue cette liberté.
Éthique de responsabilité contre éthique de conviction
Dans Par-delà le bien et le mal, Nietzsche analyse la naissance de la morale au travers de l’importance du jugement porté sur la cause (l’origine) ou la conséquence de l’acte :
Durant la plus longue période de l’histoire humaine — on l’appelle les temps préhistoriques — on jugeait de la valeur et de la non-valeur d’un acte d’après ses conséquences. L’acte, par lui-même, entrait tout aussi peu en considération que son origine. Il se passait à peu près ce qui se passe encore aujourd’hui en Chine, où l’honneur ou la honte des enfants remonte aux parents. De même, l’effet rétroactif du succès ou de l’insuccès poussait les hommes à penser bien ou mal d’une action. Appelons cette période la période prémorale de l’humanité. L’impératif « connais-toi toi-même » était alors encore inconnu.
On retrouve dans cette définition « prémorale » une pure valorisation de l’acte comme responsabilité : l’acte est jugé bon ou mauvais par ses conséquences, et la responsabilité peut remonter jusqu’aux parents, responsables des actes de leur progéniture. La liberté créatrice est niée : elle n’entre pas dans le système d’évaluation des actes. Dit autrement, au sein de ces sociétés primitives (« les temps préhistoriques »), on fait ce que l’on doit, pas ce que l’on veut. Il n’y a pas d’individu au-dessus de la communauté : la tradition domine (c’est le renversement de la pyramide de Maslow), et la « connaissance de soi-même », ce précepte socratique, y est anachronique.
Mais, durant les derniers dix mille ans, on en est venu, peu à peu, sur une grande surface du globe, à ne plus considérer les conséquences d’un acte comme décisives au point de vue de la valeur de cet acte, mais seulement son origine. C’est, dans son ensemble, un événement considérable qui a amené un grand affinement du regard et de la mesure, effet inconscient du règne des valeurs aristocratiques et de la croyance à l’ « origine », signe d’une période que l’on peut appeler, au sens plus étroit, la période morale : ainsi s’effectue la première tentative pour arriver à la connaissance de soi-même. Au lieu des conséquences, l’origine. Quel renversement de la perspective !
Certes, renversement obtenu seulement après de longues luttes et des hésitations prolongées ! Il est vrai que, par là, une nouvelle superstition néfaste, une singulière étroitesse de l’interprétation, se mirent à dominer. Car on interpréta l’origine d’un acte, dans le sens le plus précis, comme dérivant d’une intention, on s’entendit pour croire que la valeur d’un acte réside dans la valeur de l’intention. L’intention serait toute l’origine, toute l’histoire d’une action.
Ma société morale renverse le jugement porté sur l’acte : l’individu est considéré pour l’intention de ses actes, et non ses conséquences. La responsabilité, castratrice, est réfutée au profit de la grandeur morale de l’acte : la liberté créatrice, l’hubris, la conviction de l’auteur de l’acte sont célébrées à condition que l’acte soit moralement bon. Qu’importent les conséquences : un acte de bravoure, de don de soi, de générosité, etc. est jugé vertueux par son origine, sa nature. Mais il est alors nécessaire de recenser les marques de vertu morale intrinsèque, ce qui pose la question du bien en soi :
Sous l’empire de ce préjugé, on se mit à louer et à blâmer, à juger et aussi à philosopher, au point de vue moral, jusqu’à nos jours.
Recherche vaine sans doute, qui se heurte aux limites de l’objectivité pure et de la prévalence de la subjectivité.
Ne serions-nous pas arrivés, aujourd’hui, à la nécessité de nous éclairer encore une fois au sujet du renversement et du déplacement général des valeurs, grâce à un nouveau retour sur soi-même, à un nouvel approfondissement de l’homme ? Ne serions-nous pas au seuil d’une période qu’il faudrait, avant tout, dénommer négativement période extra-morale ? Aussi bien, nous autres immoralistes, soupçonnons-nous aujourd’hui que c’est précisément ce qu’il y a de non-intentionnel dans un acte qui lui prête une valeur décisive, et que tout ce qui y paraît prémédité, tout ce que l’on peut voir, savoir, tout ce qui vient à la « conscience », fait encore partie de sa surface, de sa « peau », qui, comme toute peau, cache bien plus de choses qu’elle n’en révèle. Bref, nous croyons que l’intention n’est qu’un signe et un symptôme qui a besoin d’interprétation, et ce signe possède des sens trop différents pour signifier quelque chose par lui-même.
Pour Nietzsche, l’intention « consciente » masque ses vérités. Comme pour Tarkovski, et telle qu’elle est montrée dans Stalker, nous faisons face à « la flamme confuse du désir ».
Nous croyons encore que la morale, telle qu’on l’a entendue jusqu’à présent, dans le sens de morale d’intention, a été un préjugé, une chose hâtive et provisoire peut-être, de la nature de l’astrologie et de l’alchimie, en tous les cas quelque chose qui doit être surmonté. Surmonter la morale, en un certain sens même la morale surmontée par elle-même : ce sera la longue et mystérieuse tâche, réservée aux consciences les plus délicates et les plus loyales, mais aussi aux plus méchantes qu’il y ait aujourd’hui, comme à de vivantes pierres de touche de l’âme.
Voilà comment Nietzsche, dans son style bien à lui, expédie la « morale d’intention », que Max Weber dénomme « éthique (ou morale) de conviction » dans Le Savant et le Politique. Il lui oppose, comme Nietzsche, une « éthique de responsabilité ». Raymond Aron, dans la préface de cet ouvrage, écrit :
Le pathétique de l’action était lié, à ses yeux [ceux de Max Weber], à l’antithèse des deux morales, morale de la responsabilité et morale de la conviction. Ou bien j’obéis à mes convictions – pacifistes on révolutionnaires, peu importe – sans me soucier des conséquences de mes actes, ou bien je me tiens pour comptable de ce que je fais, même sans l’avoir directement voulu, et alors les bonnes intentions et les cœurs purs ne suffisent pas à justifier les acteurs. […]
Max Weber ne se lassait pas de souligner le décalage entre les projets des hommes et les suites de leurs actes. Ce qu’une génération a librement voulu est, pour la génération suivante, destin inexorable. Les puritains choisissaient d’être hommes de métier, les hommes d’aujourd’hui sont contraints de l’être. Nous ne sommes pas tentés de mettre en doute le perpétuel écart entre ce que les hommes souhaitent et ce qu’ils subissent, quand nous évoquons les espoirs de Lénine et que nous observons la réalité du stalinisme, quand nous nous souvenons de la foi qui soulevait tant de jeunes Allemands en 1932 ou en 1933 et que nous nous rappelons certaines horreurs du nazisme. Oui, l’histoire est la tragédie d’une humanité qui fait son histoire, mais qui ne sait pas l’histoire qu’elle fait.
Là se pose la contradiction : même si l’on souhaitait agir de manière responsable, nos projets seraient irrémédiablement bousculés par l’Histoire. Nous errons d’erreur en erreur. Mais si la prise de responsabilité ne garantit en rien que l’on obtienne les résultats escomptés, il n’en reste pas moins qu’elle est une nécessité politique :
L’action politique n’est rien si elle n’est l’effort inlassable pour agir dans la clarté et n’être pas trahie par les suites des initiatives qu’elle a prises.
La responsabilité de l’acte est donc un « effort inlassable », une qualité « acquise » et non « innée » : elle requiert un travail qui a pour objectif de faire surgir la « clarté ». Et qu’est-ce que cette « clarté » ? C’est, comme Max Weber l’exprime et tel que je l’ai mentionné ici, la connaissance des liens de causalité, c’est-à-dire des relations de cause à conséquence. C’est pour Max Weber le rôle ultime du savant :
Si nous sommes, en tant que savants, à la hauteur de notre tâche (ce qu’il faut évidemment présupposer ici), nous pouvons alors obliger l’individu à se rendre compte du sens ultime de ses propres actes, ou du moins l’y aider.
La science doit donc, idéalement, rendre possible la prise de responsabilité en tant que prise de conscience des conséquences de ses actes. Max Weber décrit ainsi la césure entre éthique de conviction et éthique de responsabilité :
Il y a une opposition abyssale entre l’attitude de celui qui agit selon les maximes de l’éthique de conviction – dans un langage religieux nous dirions : « Le chrétien fait son devoir et en ce qui concerne le résultat de l’action il s’en remet à Dieu » -, et l’attitude de celui qui agit selon l’éthique de responsabilité qui dit : « Nous devons répondre des conséquences prévisibles de nos actes. » Vous perdrez votre temps à exposer, de la façon la plus persuasive possible, à un syndicaliste convaincu de la vérité de l’éthique de conviction que son action n’aura d’autre effet que celui d’accroître les chances de la réaction, de retarder l’ascension de sa classe et de l’asservir davantage, il ne vous croira pas.
Lorsque les conséquences d’un acte fait par pure conviction sont fâcheuses, le partisan de cette éthique n’attribuera pas la responsabilité à l’agent, mais au monde, à la sottise des hommes ou encore à la volonté de Dieu qui a créé les hommes ainsi.
Max Weber exprime le déni de sa responsabilité et des conséquences de ses actes dans l’individu porté par la morale de conviction : il rejoint sur ce point la maxime de Bossuet.
Au contraire le partisan de l’éthique de responsabilité comptera justement avec les défaillances communes de l’homme (car, comme le disait fort justement Fichte, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme) et il estimera ne pas pouvoir se décharger sur les autres des conséquences de sa propre action pour autant qu’il aura pu les prévoir. Il dira donc : « Ces conséquences sont imputables à ma propre action. »
Bien que l’homme soit défaillant par essence, cela n’empêche pas de prôner la conscience et la responsabilité de cette défaillance inhérente (grâce notamment à la clarté offerte par le travail scientifique) – et donc, de tenter de surmonter ses propres défaillances.
Le partisan de l’éthique de conviction ne se sentira « responsable » que de la nécessité de veiller sur la flamme de la pure doctrine afin qu’elle ne s’éteigne pas, par exemple sur la flamme qui anime la protestation contre l’injustice sociale. Ses actes qui ne peuvent et ne doivent avoir qu’une valeur exemplaire mais qui, considérés du point de vue du but éventuel, sont totalement irrationnels, ne peuvent avoir que cette seule fin : ranimer perpétuellement la flamme de sa conviction. […]
Il semble donc que c’est bien le problème de la justification des moyens par la fin qui voue en général à l’échec l’éthique de conviction.
Car s’il est tout à l’honneur de l’éthique de conviction de réfuter que la fin justifie les moyens, en prenant une posture exclusive elle devient une droiture rigide, un rigorisme aride. La conséquence est son incapacité à s’approcher de ses fins (sinon par hasard), ce qui l’empêche de se dépasser : elle se borne à être une quête d’absolu, une transcendance, une croyance aveugle. Max Weber le résume ainsi :
Le partisan de l’éthique de conviction ne peut supporter l’irrationalité éthique du monde.
Pour l’absolutiste de l’éthique de conviction, il est incohérent et insupportable que les hommes puissent agir d’une manière qui n’est pas complètement conforme à leurs convictions, qu’ils fassent donc des compromis : pour lui, tout compromis (processus de négociation, diplomatie, tolérance garante de quiétude et de bonne entente dans une optique de réciprocité morale, acte de pardon, etc.) est une compromission, c’est-à-dire une attitude de soumission ou de contrition ayant pour objectif d’obtenir ou de sauvegarder des avantages au prix de trahisons à l’éthique et aux valeurs qu’il défend.
Il ne peut souffrir ces renoncements qu’il juge coupables, même s’ils sont provisoires et même s’ils permettent peut-être d’aboutir plus rapidement aux fins attendues. Il veut tout, tout de suite : pour lui, il n’est pas question d’attendre que les conditions soient réunies pour adopter une conduite totalement « vertueuse » ; cette conduite doit être adoptée maintenant ou jamais. Il refuse d’être stratège et plonge immédiatement dans la mêlée. Il veut être exemplaire dans un monde qui ne l’est pas. Quelles seront les conséquences de cette attitude, il s’en moque : il est certain d’avoir la vertu de son côté, et cela suffit à justifier son geste. Bien souvent, ce genre de comportement engendre un effet contre-productif pour la cause qu’il soutient : trop extrême, trop radical disons-nous dans le langage courant (mais il s’agit de fanatisme en réalité), les témoins extérieurs en sont effrayés. Plutôt que de convaincre et de gagner des soutiens, il crée les conditions d’une opposition manichéenne brutale et à l’issue fatale : les « bons » et les « mauvais ».
De son côté, l’éthique de responsabilité poussée à l’extrême adopte par opposition à l’éthique de conviction le positionnement selon lequel la fin justifie les moyens : « on ne fait pas d’omelettes sans casser des œufs » devient sa maxime. Cette éthique adopte alors un caractère amoral en reniant ses fondements et ses raisons d’être : elle ne peut plus être considérée comme une radicalité créatrice, mais devient le simple instrument, la machinerie jusqu’au-boutiste, d’un camp ou d’un autre. Le scientisme ou l’utilitarisme correspondent à ce genre d’agencements aveugles de moyens permis par l’identification de relations de causalité (« clarté »), initiés non par conviction, valeurs ou croyances, mais partant de postulats pseudo-scientifiques et aboutissant, sans conscience d’aucune finalité, à un totalitarisme robotique n’ayant pour seule justification que son propre auto-engendrement.
Max Weber reconnaît lui aussi que les deux éthiques se rejoignent à leurs extrémités :
Il n’existe tout compte fait que deux sortes de péchés mortels en politique : ne défendre aucune cause [éthique de responsabilité extrême] et n’avoir pas le sentiment de sa responsabilité [éthique de conviction extrême] – deux choses qui sont souvent, quoique pas toujours, identiques.
Comment dépasser cette dichotomie ? Réaffirmer d’abord la conviction comme source de la responsabilité : il faut que la subjectivité des convictions soit l’initiatrice, et que la responsabilité jugule cet hubris. Dans ce cadre, la responsabilité à la fois asservie aux convictions et limitant la démesure de celles-ci doit être comprise comme une recherche d’optimum. La conjugaison de l’éthique de conviction et de l’éthique de responsabilité est d’admettre que les convictions sont des guides absolus et absolument nécessaires, mais qui ne peuvent jamais être concrètement atteints.
L’éthique de conviction est l’expression créatrice, la croyance, la foi, la subjectivité, tempérées par le matérialisme de la responsabilité : on ne peut nier, bien qu’emporté par sa foi, la réalité du monde et des hommes qui nous entourent. Dit autrement : notre individualité ne s’exprime jamais hors sol, mais bouscule les structures existantes. Nous nous mouvons, emplis de certitudes et d’inspirations qui nous dépassent, dans un espace incertain qui les contredit souvent, malgré l’effort moral de responsabilité qui nous incombe. Sartre écrit, dans Qu’est-ce que la littérature ? :
Il y a subjectif, en effet, lorsque nous reconnaissons que nos pensées, nos émotions, nos volontés viennent de nous, dans le moment qu’elles apparaissent et lorsque nous jugeons à la fois qu’il est certain qu’elles nous appartiennent et seulement probable que le monde extérieur se règle sur elles.
C’est pourquoi, comme la « clarté » qui commande la responsabilité n’est jamais garantie, il faut aussi veiller à ce que nos actes soient tout de même proches de nos convictions, car les moyens que nous employons forment en synthèse la fin que nous poursuivons. La subjectivité, dans ce cas, comme elle conjugue conviction et responsabilité, ou encore libertés créatrice et défensive, est libre expression.
Je ne me soucie point de suivre mon dollar à la trace – si cela se pouvait – tant qu’il n’achète pas un homme ou un fusil pour tirer sur quelqu’un – le dollar est innocent – mais il m’importe de suivre les effets de mon obéissance.
– Thoreau, La désobéissance civile
Responsabilité contre excuse
Opposée à la responsabilité, on trouve naturellement la logique de l’excuse, qui postule l’impossibilité de jauger les causes et leurs conséquences. A l’aune de ce que je viens d’écrire, il apparaît qu’il s’agit de pousser à l’extrême la logique d’incertitude, donc de nier l’apport potentiel du savant et de la science à la « clarté ».
Mais sans aller jusqu’à cette position intenable qu’il n’est même pas nécessaire de réfuter (Galilée s’écria « et pourtant, elle tourne ! »), certains affirment que puisque la responsabilité s’acquiert, les hommes ne sont pas égaux envers elle, et que certains, par conséquent, doivent être qualifiés d’irresponsables (ou s’en qualifient eux-mêmes) – et donc excusés des conséquences de leurs actes. Il faut le préciser : il s’agit d’excuser, et non de pardonner – car le pardon se donne à quelqu’un qui a assumé sa responsabilité. Excuser n’est pas non plus acquitter : l’acquittement est le fait de juger un individu non-responsable (non coupable d’actes dont on l’a accusé à tort). L’excusé est présenté (ou se présente, s’il demande qu’on l’excuse) comme une victime innocente, car ignorante des conséquences des actes qu’il a bel et bien commis : il est frappé d’imbécillité.
On retrouve ici l’opposition « libéral de droite » et « victimaire de gauche » (que j’ai déjà abordée là aussi) : l’un considère que tout homme est également capable, par nature, d’agir librement, en pleine responsabilité : tout individu serait rationnel et responsable en venant au monde, et le resterait jusqu’à sa mort ; l’autre que l’homme est la victime d’un système, d’une structure à laquelle il est contraint de se soumettre et qu’alors, la responsabilité de ses actes ne peut être engagée : c’est la structure qui supporte la responsabilité des individus, car soit le contrat social stipule que chacun accepte de se défausser de sa responsabilité envers la collectivité, soit l’individu est irrationnel et irresponsable par essence, et ne peut rien changer à cette condition humaine. Ainsi s’organise la dilution de la responsabilité individuelle au profit de la responsabilité collective. Mais, en déléguant la responsabilité de l’action à une autorité supérieure ou en niant la capacité d’être responsable, on abdique aussi toute capacité d’agir librement. La logique de l’excuse revient à retirer toute possibilité d’agir librement aux individus. Face à elle, opposons cette injonction :
Soyez donc résolus à ne plus servir et vous serez libres.
– La Boétie, Discours de la servitude volontaire
Injonction nécessaire mais insuffisante : encore faut-il avoir les moyens de se libérer ! La Boétie fait-il son aristocrate, ou son Spartiate ? Seuls les plus endurants mériteraient de survivre, ceux qui arrivent à se débrouiller seuls, ceux qui sont « résolus ». C’est nier l’importance des héritages : géographique, social, culturel, génétique, financier, etc. Si l’Etat doit alors être utile, c’est à permettre à chacun, quelle que soit sa condition d’origine, d’accéder à la responsabilité – et non de dérober les responsabilités individuelles en prononçant ces mots liquoreux : « je vous protège, ne vous préoccupez de rien ». Il faut que l’institution et ses membres actifs agissent pour l’ensemble des hommes comme l’écrivain engagé que décrit Sartre :
L’écrivain a choisi de dévoiler le monde et singulièrement l’homme aux autres hommes pour que ceux-ci prennent en face de l’objet ainsi mis à nu leur entière responsabilité. […]
La fonction de l’écrivain est de faire en sorte que nul ne puisse ignorer le monde et que nul ne s’en puisse dire innocent.
La responsabilité est une construction sociale et culturelle ; la liberté par défaut est volonté de volonté, accroissement des forces, accumulation de puissance pour plus de puissance. C’est la liberté créatrice. La liberté défensive, qui est la responsabilité, ne peut que s’apprendre : et, par conséquent, elle s’acquiert dans le cadre subjectif d’une culture, ou civilisation, elle-même produite par des hommes. Déconstruire cette culture que l’on hérite est une nécessité pour avoir le choix de ses libertés.
Faire le pari de l’irresponsabilité est un endoctrinement : c’est penser que l’individu est incapable de liberté. Or, il a bien fallu qu’il soit capable de créer la superstructure dans laquelle il évolue ! Ainsi donc, il existe ou a existé un castrateur qui a fabriqué cette machine à castrer !
A l’opposé, faire le pari de la totale responsabilité, c’est présumer qu’elle prévaut « par nature » ; c’est surtout ignorer toutes les structures socio-culturelles à l’œuvre dans la construction de cette responsabilité. Ce faisant, c’est interdire à ceux qui ne bénéficient pas de structures stables et efficaces d’accéder à la responsabilité : il n’y a pas de progression ou de chemin individuel – tout serait inné. Malheur à ceux qui ne seraient pas bénis de naissance !
Étudions deux cas qui mettent dramatiquement en scène toute la tension entre responsabilité et irresponsabilité.
Il s’agit d’abord de Romain Dupuy qui, en 2004, atteint d’une crise de schizophrénie (bouffée délirante aigüe), tua deux infirmières dans un hopital psychiatrique de Pau. Arrêté peu après, il sera
déclaré pénalement irresponsable pour abolition du discernement, il ne sera pas jugé mais comparaîtra devant les magistrats de la chambre d’instruction de la Cour d’appel de Pau. Il expliquera lors de l’audience publique en novembre 2007 que, la nuit de 17 décembre, c’est par instinct qu’il s’est dirigé vers l’hôpital de Pau – il y a été hospitalisé à trois reprises – « livré aux nazis et aux extraterrestres ». Il ajoutera concernant la décapitation de l’une des victimes : « J’ai cru que c’était un serpent qui allait m’avaler, ou un mort vivant. »
Mais si l’auteur des faits est jugé irresponsable pour raisons psychologiques, il est néanmoins contraint à l’isolement de la société :
Aujourd’hui, Romain Dupuy est hospitalisé en Unité pour Malades Difficiles à Cadillac, en Gironde. Il n’en sortira sans doute jamais. À la juge Fabienne Zuccarello, qui l’avait vu en mai 2013, Romain Dupuy racontait : « Je prends cette hospitalisation sous contrainte comme une sanction pénale. »
« La société lui fait payer des actes pour lesquels il a été jugé irresponsable […] Mon fils ne doit pas sortir, il doit être contrôlé jusqu’à la fin de ses jours. Mais il a sa place dans le cadre d’une hospitalisation normale », ajoutait sa mère, pour qui la situation de son fils est anormale.
Romain Dupuy, irresponsable, excusé, mais enfermé : c’est moins son aliénation mentale qui le condamne que les actes qu’il a pu commettre. Qu’il soit certainement aujourd’hui, plus de dix ans après les faits, quelqu’un d’autre, n’y change rien.
Les conséquences de nos actions nous saisissent aux cheveux. Il leur est indifférent que, dans l’intervalle, nous soyons devenus « meilleurs ».
– Nietzsche, Par delà le bien et le mal
Mais si Dupuy est irresponsable, doit-on conclure que le double meurtre qu’il a commis est le produit de forces qui nous dépassent, comme la manifestation inattendue de la nature ou un hasard malencontreux de circonstances ?
Clara de Bort [directrice des ressources humaines de l’hôpital au moment des faits] assène : « Il y avait des signaux d’alarme qui n’ont pas été repérés. C’est une évolution classique et connue d’une entrée assez violente dans la maladie à cet âge-là. Ensuite les choses s’apaisent et le patient va mieux. Ce gosse-là, il est perdu définitivement alors qu’en fait, il aurait peut-être pu vivre comme tout le monde en ville. Sauf qu’avec ce qu’il s’est passé, plus personne n’acceptera de prendre ce risque-là. C’est aussi sa vie à lui qu’on a perdue et c’est un énorme gâchis. »
Ceux qui côtoyaient alors Dupuy et savaient son instabilité, ceux qui ont cru laisser dériver un gosse de 21 ans dans la « marginalité » alors qu’il était en réalité atteint d’une maladie mentale, ne sont-ils pas responsables ? Et plus généralement, une société organisée de telle manière, et véhiculant de telles normes sociales, que personne ne soit venu en aide d’un jeune à la dérive n’est-elle pas, elle aussi, responsable ?
Maître Astié, le dernier avocat de Romain Dupuy, expliquait dans les colonnes de Sud Ouest que « la société s’entoure de précautions sans précédent, parce que l’affaire a provoqué un déchaînement médiatique, parce que c’est Romain Dupuy ». Pour Érick Maurel [procureur à l’époque des faits], des affaires comme celles-ci interrogent le projet de société dans sa globalité. « Fort heureusement, la majorité des gens qui ont une pathologie psychiatrique ne passe jamais à l’acte. Est-ce qu’on les enferme ? On les élimine ? C’est vraiment un débat de société. »
Se pose la question de la responsabilité de la société dans la prévention du drame, mais aussi celle de la responsabilité de l’excuse, voire du pardon, c’est-à-dire de la réintégration du coupable au sein d’une société qui a déjà démontré son inaptitude à l’accueillir et à l’intégrer. Car on ne peut déclarer un homme irresponsable sans prendre sa propre part de responsabilité, qui consiste à l’excuser – et à créer les conditions d’une excuse véritable, et non de quelques mots en l’air.
Second cas extrême : le procès du nazi Eichmann, couvert par Arendt, et d’où provient sa célèbre observation de la « banalité du mal ». Pour Arendt, comme le précise cet article de Aurore Mréjen :
La « banalité du mal » se caractérise par l’incapacité d’être affecté par ce que l’on fait et le refus de juger. Elle révèle une absence d’imagination, cette aptitude à se mettre à la place d’autrui. […]
Cette inaptitude à se représenter les autres est décrite en ces termes par Arendt : « Plus on l’écoutait [Eichmann], plus on se rendait à l’évidence que son incapacité à parler était étroitement liée à son incapacité à penser — à penser notamment du point de vue de quelqu’un d’autre. Il était impossible de communiquer avec lui, non parce qu’il mentait, mais parce qu’il s’entourait du plus efficace des mécanismes de défense contre les mots et la présence des autres et, partant, contre la réalité en tant que telle. » […]
« [Eichmann] n’était pas stupide. C’est la pure absence de pensée – ce qui n’est pas du tout la même chose que la stupidité – qui lui a permis de devenir un des principaux criminels de son époque. Et si cela est “banal” et même comique, si, avec la meilleure volonté du monde, on ne parvient pas à découvrir en Eichmann la moindre profondeur diabolique ou démoniaque, on ne dit pas pour autant, loin de là, que cela est ordinaire. »
Absence d’empathie, déni de réalité et vide de pensée : voilà comment Arendt caractérise Eichmann. C’est comme si la bouffée délirante du schizophrène avait pris possession de sa personnalité toute entière de manière durable. Il semble incroyable qu’une telle situation se produise. Arendt a été critiquée pour cette vision déshumanisante de Eichmann : c’est qu’elle a en tête une démonstration idéologique, et qu’elle veut faire de Eichmann l’archétype vivant de l’homme qui ne pense pas ; cette preuve vivante est nécessaire pour Arendt, car elle renforcerait sa thèse concernant la nature des systèmes totalitaires ; d’après David Cesarini, auteur d’une biographie de Eichmann :
Arendt, animée par la volonté de trouver à Jérusalem le type d’individu correspondant à sa description du système totalitaire, aurait occulté la motivation idéologique et l’antisémitisme d’Eichmann. Cesarani, quant à lui, insiste sur les convictions politiques bien ancrées qui l’ont animé dès sa jeunesse, contrairement à l’image apolitique qu’il voulait donner de lui au cours du procès. […]
Selon Cesarani, « la clé pour comprendre Adolf Eichmann ne réside pas dans l’homme, mais dans les idées qui s’emparèrent de lui, dans la société au sein de laquelle ces idées purent circuler librement et dans les circonstances qui les rendirent acceptables ». […]
Pour décrire la position arendtienne, il emploie les termes d’obéissance « mécanique », de « rouage infime » ou « passif » d’un personnage « robotisé » qui aurait agi sans se « poser de questions » et qualifie de « mythe » l’idée selon laquelle Eichmann « aurait simplement suivi les ordres sans y penser comme Hannah Arendt l’a soutenu ».
Eichmann organise sa défense en prônant son irresponsabilité face à un système responsable :
[Isabelle Delpla] affirme que la description arendtienne intègre la défense d’Eichmann selon laquelle l’accusé aurait été dépourvu d’initiative, incapable de penser par lui-même, ses motivations n’étant « ni malignes, ni perverses, ni monstrueuses, mais ordinaires voire vertueuses (sens du devoir, obéissance, intégrité) ». Ayant toujours agi par vertu, « la responsabilité incombe au système » qui a fait un « mauvais usage » de ces vertus.
Mais si l’on comprend mieux Arendt, rien n’est plus éloigné de son esprit que de déculpabiliser Eichmann ou de le fondre dans l’irresponsabilité sociale de son temps. Au contraire :
Pour Hannah Arendt, l’absence de pensée n’est pas congénitale ; elle est de l’ordre du refus et de la démission. Eichmann se met lui-même en position de ne pas juger et de ne pas se rendre compte. C’est pourquoi il est entièrement coupable.
En des temps de crise totalitaire, la banalité du mal est une démonstration selon laquelle les valeurs auxquelles nous sommes attachés, et que nous croyons ancrées pour de bon dans la société, sont au contraire vacillantes et fragiles :
« À cet égard, écrit Arendt, l’effondrement moral total de la société respectable sous le régime de Hitler peut nous enseigner qu’en de telles circonstances, ceux qui chérissent les valeurs et tiennent fermement aux normes et aux standards moraux ne sont pas fiables : nous savons désormais que les normes et les standards moraux peuvent changer en une nuit, et qu’il ne restera plus que la simple habitude de tenir fermement à quelque chose. »
Face aux « habitudes », qui sont une absence de pensée et dont Eichmann est un symbole, il faut retrouver l’esprit critique de la faculté de désapprendre et le dialogue introspectif de la conscience, qu’Arendt qualifie de subjectivité du « deux-en-un » :
« Je suis non seulement pour les autres mais aussi pour moi, et ainsi, dans ce cas, je ne suis manifestement pas qu’un. Une hétérogénéité s’insère dans mon unicité. » […]
« Aussi longtemps et quelle que soit la manière dont on est seul, au sens strict du terme, c’est-à-dire sans toutes les représentations concrètes d’un autre, on s’éprouve nécessairement comme deux. Penser dans la solitude, c’est toujours s’entretenir avec soi-même. »
Mais lorsque l’on est pris par les événements et que la solitude est impossible, il faut agir en fonction des circonstances et des autres. Au cours d’une guerre, les normes des individus projetés sur les champs de bataille semblent changer complètement. Des études ayant pour objectif de « voir la guerre avec les yeux des soldats » tentent d’expliquer ces mécanismes :
Les deux auteurs S. Neitzel et H. Welzer tentent de porter, à l’aide de l’analyse du cadre de référence, un « regard amoral » sur la violence exercée au cours de la Seconde Guerre mondiale, afin de comprendre dans quelles conditions des hommes parfaitement normaux parviennent d’un point de vue psychique à commettre dans des circonstances déterminées des choses qu’ils ne feraient jamais dans d’autres conditions, et faire basculer des crimes de guerre dans ceux contre l’humanité.
A travers l’étude de transcriptions d’enregistrements de conversations de soldats prisonniers (pris à leur insu), ils mettent à jour :
Une idée de l’écart existant entre ce que ces soldats considèrent comme des actions banales dans leur contexte à eux et ce que le lecteur ordinaire considère comme le paroxysme du mal et de l’inhumanité.
Selon un autre auteur :
Christopher Browning, dans son livre « Hommes ordinaires du 101e bataillon », est le premier à avoir décrit comment, au niveau individuel ou collectif, l’adaptation aux tueries de masse était possible. Il insiste sur l’importance de facteurs de situation et surtout sur la peur de l’isolement en cas de manquement à la conformité sous la pression du groupe.
La société, le groupe, le contexte seraient donc prédominants et déresponsabilisants pour l’individu ? Au contraire ! La conscience d’être un individu libre (c’est-à-dire, capable d’actes libres) parmi une pluralité nous rappelle sans cesse à notre responsabilité : nous sommes seuls quand nous pensons, et cette pensée subjective et particulière doit nous suivre lorsque nous choisissons d’agir. Sans cela, pas plus de création que de responsabilité : nous serions des robots programmés selon un même algorithme. La conscience et la construction du rapport de soi vis-à-vis du monde est essentielle :
Le point de repère de base est, comme les auteurs le signalent d’emblée, le théorème de William Isaac Thomas : lorsque les gens interprètent des situations comme réelles, alors celles-ci sont réelles dans leurs conséquences. Aussi erronée que soit une évaluation de la réalité, les conclusions que l’on en tire n’en créent pas moins de nouvelles réalités […]. Dans les sociétés modernes, dont le fonctionnement est très compartimenté, les individus doivent mener un travail d’interprétation permanent : la question clé est dans ce contexte : « Que se passe-t-il ici ? »
Arendt ne formule pas d’autre conclusion :
Arendt explique que ce qui était exigé, lors des procès d’après-guerre, était « que les êtres humains soient capables de distinguer le bien du mal même lorsqu’ils n’ont que leur propre jugement pour guide et que ce jugement se trouve être en contradiction totale avec ce qu’ils doivent tenir pour l’opinion unanime de leur entourage ». Les rares personnes qui se sont montrées capables de distinguer le bien du mal l’ont fait de leur propre initiative et ont jugé par elles-mêmes chaque cas à mesure qu’il se présentait, « car il n’y avait pas de règle pour ce qui est sans précédent ». De ce point de vue, « la leçon que nous donnent les pays où l’on a envisagé la Solution finale, est que “cela a pu arriver” dans la plupart d’entre eux, mais que cela n’est pas arrivé partout. Humainement parlant, il n’en faut pas plus, et l’on ne peut raisonnablement pas en demander plus, pour que cette planète reste habitable pour l’humanité »
Il y a eu Eichmann, mais, au même moment, dans la même société, il y a eu Schindler qui, sans être tout à fait un héros, n’en a pas été pour autant un salaud ; il y a eu des « collabos » et, au même moment, des « justes » ; il y a des assassins et ceux qui sauvent des vies. Ce sont des hommes qui vivent dans le même voisinage : mais certains font des choix, et d’autres, au contraire, par une adhésion plus ou moins vague aux remous de leur situation, par paresse et irresponsabilité, font le non-choix de « suivre ». Il y a toujours des criminels et des crapules qu’un certain air du temps peut conforter dans leurs actes, et dont ils savent tirer bénéfice : sous une dictature inhumaine, dans un pays en guerre civile, sur un champ de bataille, dans une zone de non-droit, au milieu de la pauvreté et de la précarité, profitant du paravent de la misère qui les entoure, ils se dissimulent pour mieux passer inaperçus dans un système avec lequel on aurait tort de les confondre. Ils n’en sont pas les rouages inanimés, mais les principaux moteurs.
Eichmann, sans doute à l’instar de tout minable délinquant de droit commun, cherche, une fois sa culpabilité avérée, c’est-à-dire que le mensonge de sa non-responsabilité n’est plus tenable, la circonstance atténuante qui lui ouvrira les portes de l’irresponsabilité – et donc de l’excuse. C’est peut-être ça aussi la banalité du mal, du petit voleur à la tire au génocidaire, du politicard de quartier au grand capitaine d’industrie : ne jamais assumer la responsabilité de ses actes.
Le criminel n’est souvent pas à la hauteur de son acte : il le rapetisse et le calomnie.
– Nietzsche, Par delà bien et mal
Responsabilités de notre temps
La responsabilité s’impose comme un effort qui consiste à établir de quoi et comment on est responsable : c’est une recherche des causes et des relations de conséquence, non pas dans un but d’excuse, mais d’explication. L’objectif étant de ne pas reproduire ce qui a conduit à l’échec ou au drame. Il ne s’agit ni de chercher à rejeter la responsabilité sur autrui pour condamner stérilement, ni de s’auto-flageller en d’infinies et inutiles repentances. Comprise de cette manière, la responsabilité est une manière de nous améliorer, de progresser.
Dans cette vision positive de la responsabilité, il est évident qu’il faut porter la responsabilité de tout, et ignorer toute politique de l’excuse, de l’impuissance, de la victimisation et de l’ignorance feinte ou assumée. Toute situation doit être perçue selon ce prisme, appliqué envers soi-même comme envers les autres.
Ceci étant posé, il faudrait dresser la liste exhaustive des responsabilités de notre temps, c’est-à-dire des travaux que nous devons entreprendre pour changer le monde en le rendant meilleur (plus responsable), mais elle serait certainement trop longue à énumérer. J’ai pourtant envie de prendre le risque d’établir une liste forcément incomplète de celles qui me semblent, très subjectivement et en tant qu’occidental, être des priorités :
- Faire le bilan de deux siècles d’occidentalisation du monde, et redéfinir l’internationalisme et l’universalisme à l’aune de ce que nous en avons fait.
- Prévenir les risques écologiques, s’adapter aux contraintes écologiques, aider et dédommager les victimes. A ce propos, je doute fortement que le succès auto-proclamé de la COP21 – lire la belle plaquette marketing – en soit un sans prise de mesures radicales dans les années à venir, c’est-à-dire faire bien davantage que la vague lettre au Père Noël (c’est la saison) que constitue ce soi-disant « accord historique » en 140 articles, dont la seule « contrainte » est basée sur la crainte pour tout pays qui ne respecterait pas l’accord « d’être mis au ban de la communauté internationale » – ouarf, ouarf, ouarf !
Cet accord a la force du droit international.
L’universalité de l’accord constitue en soi une contrainte : le fait que tous les pays en fassent partie et la perspective d’être mis au ban de la communauté
internationale constituent peut-être le plus dissuasif des mécanismes.
- Réinventer les principes d’une politique extérieure capable d’affronter, de détruire et d’empêcher l’apparition de despotismes massacreurs inhibant la liberté des peuples.
- Sur le plan de la politique intérieure, favoriser la liberté des peuples : pluralité des opinions et de l’offre politique, possibilités de territorialisation nouvelles (espace du droit et des mœurs) et de reconfigurations frontalières (frontières ouvertes et flexibles).
- Donner un avenir pour la jeunesse, ou plus exactement : inciter la jeunesse à saisir les rênes de son devenir. Que les libertés soient vivaces, que mille révolutions aient lieu, que la tentative et la prise de risque soient célébrées.
Salut,
Comme je te l’ai déjà dit, tu te trompes en attribuant une axiologie (fût-elle neutre) au libéralisme, la liberté absolue n’est pas un équilibre mais un paradoxe ; paradoxe dont on ne sort que par la conscience (comme on sort du structuralisme d’ailleurs) et donc in fine par la morale car la morale est la conceptualisation de la conscience ; d’où la responsabilité puisque telle responsabilité ne peut être que morale (la loi étant dans l’absolu garante de la morale elle sera transcrite en responsabilité pénale, avec les cas d’irresponsabilité inhérents à l’incapacité de conscience, puisque condition sine qua non) (cette nécessité de conscience entrainera à l’échelle collective un devoir de conscientisation à l’importance cruciale, point où nos sociétés font gravement défaut).
(le paradoxe de la liberté absolue s’établit a posteriori puisque c’est la morale qui la juge paradoxale ; en dehors de tout jugement la liberté absolue c’est le chaos -et toujours pas l’anarchisme soit dit en passant-, dénué de toutes axiologies)
Hello !
Plusieurs réponses à tes remarques :
« tu te trompes en attribuant une axiologie (fût-elle neutre) au libéralisme » : je tenterais plus tard une définition de « mon » libéralisme, qui est selon moi un positionnement politique (d’ailleurs historiquement conçu en tant que tel, face au despotisme monarchique et aux injustices de la féodalité), et qui donc a forcément son « axiologie », pour employer tes termes. J’aborderai aussi ses ramifications, dont le « libéralisme aveugle » qui est celui de notre temps et qu’il faudra caractériser.
« la liberté absolue n’est pas un équilibre mais un paradoxe » et « le paradoxe de la liberté absolue s’établit a posteriori puisque c’est la morale qui la juge paradoxale ; en dehors de tout jugement la liberté absolue c’est le chaos » : il n’y a pas selon moi de « liberté absolue », mais on peut (on doit) réaliser une liberté humaine – c’est ce que j’ai tenté de faire en la désignant comme un équilibre instable entre liberté créatrice (« chaos », puisque tu emploies ce terme, et c’est aussi celui de Castoriadis : https://fr.wikipedia.org/wiki/Cornelius_Castoriadis#Chaos_et_cosmos.2C_cr.C3.A9ation_et_d.C3.A9terminisme) et liberté défensive (responsabilité humaine individuelle).
Mais ni « liberté créatrice » ni « liberté défensive » ne sont des « libertés » humaines : le chaos est universel, d’essence divine (et le poète créateur dira d’ailleurs qu’il est inspiré par les muses, le cosmos ou par Dieu, etc.), tandis que la responsabilité infinie est un néant (une prévention de toute chose, comme une appréhension d’être et de faire). La liberté humaine, qui existe en tant que potentiel latent, en chacun, est la tentative d’appropriation ou de domestication, par synthèse, de ces deux essences du monde ; c’est un équilibre instable, subjectif, temporel et existentiel.
Plop,
C’est intéressant tout ça, tu m’obliges à revisiter tout ce que je considère être des fondamentaux.
Je comprends tout à fait ce que tu veux dire et ça me semble tout à fait vrai ; cette tension permanente entre la responsabilité et la volonté de puissance dont il faut trouver l’équilibre, c’est limpide ; on a vraiment juste un désaccord d’ordre lexical.
» « mon » libéralisme, qui est selon moi un positionnement politique (d’ailleurs historiquement conçu en tant que tel, face au despotisme monarchique et aux injustices de la féodalité), et qui donc a forcément son « axiologie » »
Là par exemple pour moi le libéralisme a aussi une dimension métaphysique très importante, comme concept de la liberté originelle, la liberté absolue, le chaos universel ; ce qui reste compatible avec son application politique et sa réalité historique.
Tel que je le conçois la forme la plus pure du libéralisme est l’état de nature, la loi du plus fort y règne mais il n’y est ni bien ni mal en ce qu’il n’y a aucune conscience ; alors on comprend aisément que dés que tu veux y introduire une éthique intrinsèque ça choque quelque peu mon entendement. Ce qui ne veut pas dire que cette éthique ne doit pas être introduite, c’est à mon sens ce que fait l’idéologie libertaire, si je retiens ta conception du libéralisme les deux concepts sont des synonymes.
En un sens tu a botté en touche en affirmant péremptoirement que la liberté absolue n’existe pas, l’affirmation semble vrai si on considère le déterminisme, mais cela dépend de la conscience du sujet, ainsi il n’y a pas de liberté absolue pour les êtres conscients du déterminisme auquel ils sont soumis (beati pauperes spiritu…) mais elle existe subjectivement pour tous les autres, et c’est une constatation objective (sic). Objectivement il est nécessaire d’être conscient de ses déterminations pour pouvoir s’auto-déterminer et ainsi jouir à nouveau de cette liberté absolue, plus encore puisque cette fois elle est un acte conscient (note qu’il n’y a a pas d’axiologie a priori à ce moment là). Et c’est ça pour moi l’essence du concept du libéralisme, c’est rendu à ce point de conscience affirmer que l’humain doit se déterminer à jouir de cette liberté absolue (au niveau de la temporalité on doit être quelque part au début de l’antiquité quand l’humain formule plus ou moins adroitement le concept sans forcément y mettre le nom de libéralisme dessus).
Le droit naturel à la liberté des individus est l’argument majeur du libéralisme, et il s’entend ; il est souvent accompagné du devoir de responsabilité mais c’est déjà la résurgence d’une détermination éthique quasi contemporaine dont il faut vraiment séparer le libéralisme non seulement pour s’en faire une idée juste mais aussi pour lui rendre sa pleine puissance métaphysique, à mon avis.
PS : en fait je crois qu’il y a les flux RSS de ton site qui n’ont pas fonctionné pendant un certain temps, du coup il y a plein de choses que j’ai pas suivi ; alors ne t’étonnes pas si je commente des publications plus anciennes au gré de mes lectures ^^