Si le mythe de la croissance économique infinie est un large système englobant, une gangue économico-historico-culturelle, une civilisation en soi, une conception du monde, alors le pouvoir d’achat en est son incarnation.
Incarnation à double titre. Incarnation personnelle, d’abord, parce que les individus de la civilisation de la croissance infinie (ou capitalisme bourgeois) se définissent par leur pouvoir d’achat, s’identifient à lui (ils deviennent ce qu’ils possèdent), lui sont ontologiquement associés (c’est-à-dire, assimilés à leur pouvoir d’achat d’un point de vue extérieur pragmatique et dépendants de lui dans chaque aspect de leur existence – de leur être-au-monde) : chacun est une part du mythe de la croissance économique infinie, à la fois acteur et jouet de ce mythe.
Incarnation collective, aussi, car c’est par le pouvoir d’achat que le politicien (grand prêcheur du mythe) s’adresse à tous à la fois, et que chacun, en tant qu’ENUC, se sent concerné par ce discours : le pouvoir d’achat permet de constituer la collectivité, le bien commun, le symbole unanime, le crucifix du mythe de la croissance infinie. Il constitue l’interface concrète entre le vaste monde désincarné et lointain (que l’on aurait toutes les raisons d’ignorer – selon certains) et la routine locale (à laquelle est conférée une suprême importance – toujours par les mêmes) – les querelles de clocher toujours prépondérantes sur les grands enjeux de notre temps : si les médias de masse abordent les soubresauts géopolitiques d’une région du monde que le matérialiste saurait à peine situer sur une mappemonde vierge, c’est parce que, au-delà du sensationnalisme et du spectaculaire terrifiant des images et des récits, ces événements brumeux menacent son porte-monnaie.
Dans la civilisation occidentale actuelle (et sa large exportation de par le monde), le pouvoir d’achat semble constituer, plus encore qu’une simple préoccupation, qu’une proximité sociale ou qu’un lien hiérarchique, à la fois notre propre intimité et notre rapport public au monde.
Comparables rationnels
Le mythe de la croissance infinie n’est pas seulement une énième fadaise ésotérique, nous dit-on, puisqu’il est ancré, bien robuste, sur des fondements rationnels indiscutables. Bien entendu, ce que l’on nomme « raison » ou « rationalité » chez les apologistes de ce mythe signifie utilitarisme (agencement de moyens), ou plus simplement « bon sens terrien ». Le bon sens terrien dit par exemple qu’il « vaut mieux » posséder deux vaches qu’une seule, un arpent de terre plutôt qu’une dizaine de moutons, un tracteur plutôt qu’une remorque… On postule des gradations « logiques » (donc « rationnelles ») qui, soumises à des fluctuations temporelles, forment le prix des choses et la grandeur des patrimoines (de la richesse du possédant).
Généralisé à toute chose, le « bon sens terrien » devient la rationalité sur laquelle s’appuie le mythe de la croissance infinie, et cette rationalité quantitative, calculatoire et comparative (beauté mathématique – donc émanation de la Science en majesté), on la nomme « pouvoir d’achat ». Il s’agit alors, non plus d’une hypothèse, non plus d’une théorie, non plus d’une conjecture, mais de la vérité incarnée par l’œuvre de la Raison. Lorsqu’elle interagit avec l’extérieur, la civilisation occidentale se perçoit et se projette comme le mètre-étalon de toute civilisation ; son mythe de la croissance infinie, qui s’est largement substitué au mythe fondateur de l’universalisme humaniste des Lumières (pas assez « scientifique », pas assez quantifiable…), s’est constitué avec le pouvoir d’achat un mètre-étalon permettant d’établir des mesures et comparaisons internes, mais aussi, suivant ses visées universalistes, avec l’extérieur : il n’existe plus qu’un paradigme universel, universel parce qu’occidental, c’est-à-dire émanation de la raison et de la science, qui sont des universels par essence (une unique science au monde, une unique raison au monde). Ainsi, le règne de l’Un est bien armé.
Évidemment, dans ce contexte, l’Un va faire deux choses :
- Maintenir les choses (par tous les moyens) de manière à ce que le pouvoir d’achat soit toujours supérieur pour ses sujets face au reste du monde, démontrant ainsi la nature bénéfique de son règne, de sa politique.
- Influencer l’extérieur de manière à ce que le pouvoir d’achat devienne la grille d’évaluation incontournable de… quoi au juste ? Du bonheur, du confort, de la santé, de la démocratie, de la justice, de la paix ? De tout ça à la fois ; c’est-à-dire, insuffler à travers la rationalité de façade du pouvoir d’achat toute une morale, assimiler, corréler, projeter des bienfaits variés et hétérogènes sur un unique axe, afin de pouvoir délivrer ce message (c’est aussi celui de la croissance infinie, car il s’agit strictement de la même chose) : « avec le pouvoir d’achat, vous aurez tout, vous serez riches de tout ; mais sans, vous n’aurez rien, vous serez misérables ».
Il faut que le pouvoir d’achat devienne une vertu et une bénédiction, la marque des « bons » (des gentils, des « élus » – on ne dira pas « des forts »…), tandis que son absence est une condamnation et une honte (pour les « méchants », les « damnés » – et on dira volontiers « les faibles », pour les rabaisser encore, et montrer leur incapacité, leur absence d’autonomie, leur irresponsabilité, leur faute morale de n’avoir pas suivi la voie du pouvoir d’achat). La hiérarchie sociale, autant à l’échelle mondiale que locale, se définit ainsi.
Ainsi, très rationnellement, parfaitement justement, dans le prêchi-prêcha du mythe de la croissance infinie et de sa dérivation en pouvoir d’achat, « les biens » correspondent « au bien », et l’estimation de soi peut donc s’effectuer par la mesure des biens possédés (ou que l’on est susceptible de pouvoir de posséder) : un grand pouvoir d’achat, c’est non seulement un bien pour soi, mais c’est encore un bien en soi. On constate comment des éléments de mesure d’objets parviennent à façonner un sujet, et, aux yeux de certains, jusqu’à former une morale – c’est-à-dire une frontière entre le bien et le mal.
Inflation et croissances
Alors, puisque le pouvoir d’achat est le bien, l’augmentation de l’un signifie l’augmentation de l’autre. Le mythe de la croissance infinie n’admet pas de limite au bien, elle cherche à poursuivre un bien infini pour l’humanité : quelle grandeur idéaliste ! Il devrait donc épouser, d’un point de vue économique, toute politique inflationniste orientée vers les salaires et la consommation. Parmi ces modèles : le keynésianisme d’une part, et le libéralisme économique d’autre part. A chaque fois, il s’agit d’agir, par des moyens certes différents, afin d’atteindre un but identique : le retour de la croissance, c’est-à-dire une hausse importante du PIB.
Pour les uns, c’est la politique économique de la demande (hausse des salaires), pour les autres, celle de l’offre (baisse des coûts de production, donc des prix). De toute manière, ils suivent schématiquement la logique vertueuse suivante : plus de pouvoir d’achat (grâce à la hausse des revenus ou à la baisse des prix), plus de consommation, donc meilleur confort, meilleur niveau de vie, meilleure « situation », croissance du bonheur (puisque l’individu s’identifie à ce qu’il possède, et comme ce qu’il possède augmente, son bonheur doit gonfler symétriquement), gain de confiance en l’avenir, euphorie consumériste engendrant encore davantage de croissance économique, donc une infinie croissance du « bien »…
Tout posséder, c’est être l’homme le plus heureux du monde, ou le meilleur, le plus grand, l’incarnation du dieu-croissance sur terre, le milliardaire rock-star modèle qui fait briller les yeux des apprentis milliardaires, une légende. On a eu Alexandre le Grand, on aura Mark Zuckerberg : cela en dit assez sur le bouleversement culturel que nous avons vécu.
Par opposition, ne rien posséder serait être l’homme le plus malheureux au monde. Dans le monde capitaliste bourgeois, c’est une forte possibilité, puisque cette culture ne reconnaît rien d’autre que ce qui est possédé, et dévalorise, méprise, se moque et rejette celui qui n’ai rien, le laissant à une solitude d’esclave. Mais pour d’autres cultures, d’autres sociétés, d’autres civilisations, il pourrait bien en être autrement – à condition que de telles sociétés sachent faire la différence entre misère et pauvreté, pour reprendre la très lisible césure que décrit André Gorz :
Selon André Gorz, on est pauvre au Viêt Nam quand on marche pieds nus, en Chine quand on n’a pas de vélo, en France quand on n’a pas de voiture, et aux États-Unis quand on n’en a qu’une petite. Selon cette définition, être pauvre signifierait donc « ne pas avoir la capacité de consommer autant d’énergie qu’en consomme le voisin » : tout le monde est le pauvre (ou le riche) de quelqu’un.
Plutôt que « consommer autant d’énergie », j’aurais indiqué « avoir autant de pouvoir d’achat ». L’article poursuit :
En revanche on est miséreux quand on n’a pas les moyens de satisfaire des besoins primaires : manger à sa faim, boire, se soigner, avoir un toit décent, se vêtir. Toujours selon André Gorz, « pas plus qu’il n’y a de pauvres quand il n’y a pas de riches, pas plus il ne peut y avoir de riches quand il n’y a pas de pauvres : quand tout le monde est « riche » personne ne l’est ; de même quand tout le monde est « pauvre ». À la différence de la misère, qui est l’insuffisance de ressources pour vivre, la pauvreté est par essence relative. »
Gorz marque ainsi le fait que la pauvreté est toujours relative et subjective, tandis que la misère, quant à elle, est marquée par des signes absolus et objectifs (car objectivables aux besoins primaires que doit satisfaire chaque humain pour survivre). Cela fonde le premier palier de pouvoir d’achat obligatoire : subvenir à ses besoins vitaux.
Il existe pourtant un besoin primaire qui n’est pas objectivable : celui d’être en sûreté. Mais s’agit-il encore de pouvoir d’achat ? Il s’agit davantage d’être protégé par des forces de police et d’armée, qui elles-mêmes nécessitent une organisation, un contingent et des technologies d’armement dont le financement est assuré par le travail d’une collectivité d’individus. Mais ici encore, le mythe de la croissance infinie s’engouffre, non plus en promettant un bonheur à venir infini, mais en faisant état d’une menace infinie : celle des autres (car, soi-disant, et contrairement à la thèse de Levinas, « l’homme est un loup pour l’homme »), des prédateurs brutaux et bestiaux qui n’attendraient qu’un signe de faiblesse pour « venir jusque dans nos bras, égorger nos fils et nos compagnes » – fort heureusement, l’Etat-nation bourgeois veille au grain. Bien entendu, il n’est jamais pris en considération que nous créons les conditions qui permettent à nos ennemis de se rendre plus menaçants… Le mythe de la croissance infinie utilise l’argument de la croissance infinie du danger de guerre, de la montée incessante des périls, pour trouver un autre point d’appui, un point de peur, et ce faisant, elle est certainement elle-même l’architecte de cet avenir guerrier, comme une prophétie auto-réalisatrice.
On touche alors aux limites du modèle de croissance infinie et d’augmentation du pouvoir d’achat : ils n’aboutissent ni à un monde pacifié (sinon par une gouvernance mondiale totalitaire), ni à préserver la pluralité des desseins des sociétés et de leurs cultures – ou de leurs croyances (écrasées par saint pouvoir d’achat). Il ne sont que le pauvre masque de pseudo-rationalité sous lequel se faufile mollement un capitalisme bourgeois de nantis cherchant à se donner bonne conscience et à préserver coûte que coûte sa position dominante en mettant outrageusement la science et la raison de leur côté.
Du rationnel au subjectif : réhumanisation
Cette vision productiviste-industrielle « rationalisée » de l’économie humaine – on devrait dire, de la fabrique à humains, de la machine (l’homme perçu comme une ressource de production et une unité de consommation) doit faire partie de notre passé, être laissée derrière nous au profit de nouveaux horizons.
Rompre avec l’économie de la demande, c’est désengager l’Etat de toutes les subventions consuméristes et clientélistes entraînant des phénomènes spéculatifs sur divers marchés (je pense au logement, notamment), faire cesser les rotatives des planches à billets et sortir du mécanisme de contrôle de l’endettement gratuit (dû aux taux directeurs des banques centrales nuls ou négatifs). Cela permettra déjà de cesser de creuser les déficits que devront éponger les générations futures, et qui pèsent sur elles comme un joug.
Rompre avec l’économie de l’offre, c’est arrêter de rêver au grossissement infini du gâteau à partager en un nombre infini de parts, accepter des phénomènes de rééquilibrage entre régions du monde, et défricher les chemins de la frugalité.
Rompre avec l’idéologie du pouvoir d’achat, c’est affirmer définitivement que son augmentation ne correspond pas, une fois les besoins primaires satisfaits, à une hausse du « niveau de vie » – notion éminemment subjective, politique, sociale et culturelle. L’idéologie du pouvoir d’achat est uniquement la considération que bien-être rime avec accumulation de biens et de services (la culture consumériste). Après avoir remplacé le « pouvoir d’achat » par le « niveau de vie », il faut passer de la notion de « niveau de vie » à celle de « qualité de la vie », ou encore à l’idée de « développement humain ». Il est nécessaire d’admettre l’impossibilité de mesurer la qualité de vie des hommes selon des critères dits « rationnels », universels ; rendre les comparables incomparables signifie promouvoir l’existence de modes de vie à ce point différents, de normes sociales si diverses, qu’aucune comparaison dite « objective » ou « scientifique » ne saurait être portée afin de mesurer quel individu vivrait « mieux » qu’un autre, ou disposerait d’une meilleure « qualité de vie ».
Or, on constate aussi que ce n’est pas la croissance économique qui produit du « développement humain ». On n’a pas été plus « sage » au XXe siècle qu’au XIXe. Certes, sans croissance économique, on voit renaître les spectres de crises qui ont mené à d’innombrables guerres – notamment celles du XXe siècle. C’est bien souvent le manque, la pénurie, qui poussent les populations à s’affronter comme des charognards autour d’une carcasse trop petite pour nourrir toutes les bouches (« struggle for life »). Mais si une économie insuffisante est définitivement un facteur d’instabilité, on conclut trop rapidement en disant qu’une économie florissante crée invariablement de la stabilité. Avec le ventre plein, on est toujours moins agressif, mais on peut tout autant être jaloux, haineux ou effrayé, et fomenter les guerres de demain – ou simplement les faire advenir par un comportement inapproprié. Le cynisme, pour certains, c’est d’adopter la maxime romaine « du pain et des jeux » pour endormir les foules : mais jusqu’à quel point peut-on endormir des peuples laissés à l’état de brutes (abrutis) pour mieux les contrôler ? Et que se passe-t-il lorsque la machine se grippe, et qu’ils sont subitement tirés de leur sommeil ?
L’individu lui-même n’est pas plus « élevé » : sa condition reste la même, il a simplement gagné en confort – ce qui est à saluer si l’on fait référence au dénuement des siècles passés (où les besoins primaires n’étaient pas satisfaits), et à de nombreuses parties du monde contemporain (où ces mêmes besoins ne le sont toujours pas). Cependant, ce gain de confort est incapable de produire le monde de demain, car dès lors qu’un niveau suffisant de confort est atteint, la société se délite, la civilisation se perd en gaspillages de ses richesses. Enfin, l’accumulation infinie de biens (consumérisme) plonge l’individu dans la perplexité et la frustration permanente – le but étant d’assouvir provisoirement un besoin et d’en faire naître un nouveau immédiatement. Tant que l’économisme reste roi, rien n’est résolu, on ne fait que repousser les échéances, tout comme lors de la COP21 :
Dans l’auditorium Nelson Mandela, la plus grande salle de conférence, des acteurs économiques et politiques se succèdent pour vanter les atouts de l’économie bleue : potentiel éolien offshore, hydroliennes, navires du futur, aquaculture. Il n’est pas question d’écosystème mais de « ressources ». À aucun moment, la possibilité d’infléchir un système de croissance usé et des valeurs monétaires omnipotentes n’est soulevée : il serait bien plus avantageux de l’adapter.
Les discours « réformateurs » se situent la plupart du temps dans la continuité du système de production-consommation, ajoutant quelques doses homéopathiques et strictement verbales de « vertu »…
Les prises de parole se succèdent au rythme de 5 minutes par intervenant, accumulant autant de success stories dans ce qui s’apparente à un spectacle bien huilé. Le fondateur d’une association soutenue par Adidas, qui a contribué à recycler les déchets plastiques des océans pour les transformer en chaussures design de la marque, traverse la scène alors que deux clips défilent en musique sur un écran géant. On y voit des oiseaux morts dont l’estomac est rempli de bouteilles vides et sacs. Je ne sais pas alors si je dois me réjouir de l’émergence d’une économie circulaire qui conjugue enfin intérêts personnels et bien commun ou si je dois regretter qu’une valeur aussi transcendante que la protection de l’environnement ne puisse désormais s’extraire d’une logique de marchandisation.
Le développement humain doit dépasser le cadre strict de l’accroissement du confort. Il doit se recentrer sur l’homme comme acteur de sa société (héros-citoyen) et lui confier le rôle de producteur de son propre sens, administrateur du monde qu’il engendre, en capacité d’exercer sa responsabilité et sa liberté, de célébrer la pluralité des communautés et des opinions dans une éthique d’hospitalité, et d’inventer les formes de frugalité qui laisseront le monde (plus) vivable après lui.
Dans cette optique, ayant pour finalité des libertés qui ne s’entre-dévorent pas, et qui n’obèrent pas le futur, il nous incombe de dresser les moyens de la possibilité de ce « monde meilleur ».