Il ne faut pas octroyer au Front National l’idée d’une confusion parfaite de la gauche et de la droite, lancée à travers l’habile slogan de papa « anar de droite » Le Pen « UMPS » (« Union pour le Maintien Perpétuel du Système », puis récemment le moins vendeur « RPS » – sans doute une invention de Philippot). En réalité, la paternité en revient à de talentueux publicitaires du début des années 1990 :
La Droiche ! Qu’ils sont pointus, ces marketeux ! (Les Inconnus)
Le bien nommé Jack Beauregard incarnait une certaine « vision » de la politique dotée d’un fort strabisme convergent : « la Droiche ». « Ferme mais pas trop » (on reconnaît « la force tranquille » mitterrandienne ou « l’ordre juste » ségoliniste de 2007) mais aussi « Maghrébins, ne partez pas tout de suite » (qui rappelle un certain « on ne peut pas accueillir toute la misère du monde » de Rocard, ou encore une phrase que n’a jamais prononcée Hollande, mais qu’il a bien mise en pratique : « réfugiés, ne venez pas trop nombreux »). Les publicitaires concluent :
– Oui mais là, l’électorat de gauche, on le perd complètement…
– Bon, on perd plus grand chose… tu vois ce que je veux dire…
Disparition en rase campagne
En 1997, Jean Baudrillard signe une tribune dans Libération dans laquelle il écrit :
Si un jour l’imagination politique, l’exigence et la volonté politiques ont une chance de rebondir, ce ne peut être que sur la base de l’abolition radicale de cette distinction [gauche/droite] fossile qui s’est annulée et désavouée elle-même au fil des décennies, et qui ne tient plus que par la complicité dans la corruption. Distinction évanouie dans les faits, mais que par un révisionnisme incurable, on s’acharne à ressusciter, faisant ainsi de Le Pen le générateur de la seule nouvelle scène politique. Comme si tout le monde était complice pour saborder ce qu’il reste de démocratie, sans doute pour donner l’illusion rétrospective qu’elle a bien existé.
Les Inconnus ou Baudrillard, même combat qui reflète certainement le sentiment d’une époque, sentiment qui, depuis vingt-cinq ans au bas mot, n’a pas véritablement évolué, faute d’évolution politique.
Toujours dans Libération, en 2015 cette fois, l’historien des idées François Cusset répond ainsi à la question « c’est quoi la gauche aujourd’hui ? » :
Encore une fois, il n’est pas exclu que cette polarité droite-gauche ait vécu, emportée par les détournements droitiers de la rhétorique de gauche – sur le changement social ou le peuple d’en bas -, compliquée par les clivages internes aux factions traditionnelles – notamment sur l’Europe, où chaque bord a ses souverainistes sceptiques et ses libéraux fatalistes. Mais disons que morte ou vive, obsolète ou s’apprêtant à enflammer l’Europe – on aimerait, mais on en doute -, la gauche n’est peut-être pas aujourd’hui une idée claire et nette. A peine un principe éthique, avec le danger des indignations trop bavardes qui sont autant d’impuissances.
La clarté et la netteté dont manque la gauche, c’est une ligne de conduite idéologique explicite et déjà cohérente en son sein (constatons les oppositions frontales au sein même du gouvernement actuel). La navigation à vue permanente de la classe politique, guidée par le sondage et l’événement fortuit, tenaillée par la peur de rater le virage du « progrès » qui l’embourbe dans le suivisme économique (croissance illimitée du PIB et baisse du chômage dans l’objectif d’une hausse constante et infinie du pouvoir d’achat – c’est-à-dire de la consommation) et sociétal (à défaut d’accorder sa prééminence au social, elle se drape d’une « éthique » consistant à consoler et à cajoler de manière coupable et clientéliste toutes les formes de minorités – c’est son penchant pour le « camp du bien ») ne permet en aucun cas de constituer un corpus politique homogène apte à fonder une image précise de la société et du monde de demain.
Cusset complète :
Il reste tout de même deux ou trois critères de base pour la distinguer du confusionnisme ambiant dans lequel veulent nous emporter les intellos de plateaux et les politiciens malins de la droite extrême. Là où ceux-ci sont essentialistes, la gauche est constructionniste, abordant tous les phénomènes sociaux comme des bricolages historiques, des compromis circonstanciels, et pas des essences ; là où ils en appellent à l’ordre, celui du langage ou celui des forces du même nom, la gauche historique est indissociable de l’idée de mouvement social, donc de chaos nécessaire, voire d’insurrection collective. Et là où ils défendent le repli national et la fonction clarificatrice des frontières – pour savoir qui est qui -, la gauche ne peut pas ne pas être internationaliste, aussi attentive aux prolétariats nouveaux du Sud qu’aux quarts-mondes de sous ses fenêtres, et aux réfugiés de ce début de millénaire qu’aux classes moyennes brusquement déclassées, contre toute préférence nationale, donc, et tout éloge des invisibles « de chez nous ».
Pour Cusset, la gauche c’est donc, très précisément, le marxisme :
- « Constructionnisme », c’est-à-dire matérialisme historique marxiste-hegelien,
- « Idée de mouvement social, donc de chaos nécessaire » : c’est la révolution du prolétariat inhérente à la lutte des classes,
- « la gauche ne peut pas ne pas être internationaliste » : double-négation qui souligne bien le malaise actuel d’une gauche qui voudrait se refermer sur la nation pour « ne pas subir les méfaits de la mondialisation » et rejoint le FN dans l’ « éloge des invisibles [bien] de chez nous ». L’internationalisme est pourtant un des fondements du marxisme (« prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » est-il écrit en conclusion du Manifeste du Parti Communiste).
La limite du « constructionnisme », ou du « structuralisme », c’est le refus d’admettre que le sujet se développe autant « en soi » qu’à travers ses rapports avec le monde : toute la subjectivation est réalisée par l’en-dehors, le sujet est construit par la structure, qu’elle soit infra-structure (les conditions concrètes de vie) ou super-structure (les normes, valeurs et pouvoirs en présence). De là débouchent de mauvaises compréhensions du monde comme autant « d’ennemis invisibles » : la finance mondialisée, la responsabilité collective cause de l’individu « déviant » irresponsable (donc toujours victime même si coupable d’actes condamnables juridiquement), les élites dominantes, la subordination et la soumission du peuple, etc. Dans cette vision idéologique, les capacités individuelles de produire, de renouveler et de réinventer sont des chimères : l’individu est sujet de forces qui le dépasseront toujours.
Autant de raisons d’invoquer le « mouvement social », la rébellion, l’affrontement, le combat, voire la guerre comme seuls moyens d’action politique. Selon Marx, seul un mouvement populaire révolutionnaire issu des classes spoliées par « la classe dominante » peut aboutir à modifier définitivement la structure de l’aliénation, car pour Marx, l’Histoire est une continuité de rapports de domination : l’esclavage, le servage, le prolétariat. Le problème, c’est que ce « prolétariat » toujours recherché n’est jamais présent à l’appel, il ne cesse de se dérober. Peut-être est-ce un fantasme ? Peut-être n’existe-t-il pas, cet ensemble vague et divers ne se laissant définir que par le caractère de « ceux qui subissent le pouvoir », dont la gauche se définit comme force légitime pour le représenter ?
Vieilles, vieilles, vieilles idées… et cela nous vient d’un historien des idées : aurait-il oublié de mettre à jour ses références ou serait-ce que la gauche contemporaine ne dispose d’aucune idée neuve (et que le PS a, en outre, mis les anciennes aux oubliettes, ce qui le dévoile dans sa totale nudité) ?
Généalogie des « idées » de la gauche contemporaine
Une petite rétrospective ne fait jamais de mal.
Et puisqu’il est la matrice, revenons à Marx, qui pose déjà un avertissement d’un dévoiement des idées de gauche. Dans le Manifeste du Parti Communiste, il consacre tout un paragraphe dans lequel il aborde la question du « socialisme réactionnaire » (paragraphe 3.1). C’est que Marx constate déjà à quel point des tendances pseudo-socialistes, c’est-à-dire un socialisme tranquille-pépère qui aurait adopté la maxime de Lampedusa « il faut que tout change pour que rien ne change », menacent de se faire les alliées du monde ancien pour empêcher que le nouveau (la société sans classes) n’advienne.
Je soulignerai en particulier la mouvance qu’il nomme « le socialisme conservateur ou bourgeois », qui décrit trait pour trait ce que sera le parti radical-socialiste, lui-même ancêtre de l’aile droite du PS (c’est-à-dire, du PS version « tournant de la rigueur » avec Fabius et Rocard, et aujourd’hui, de l’intégralité du PS duquel on soustrait quelques frondeurs accrochés à leur députation et de vieux éléphants en pré-retraite – Aubry, Emmanuelli… – trop tassés pour bouger). Dans sa fiche Wikipédia, il est écrit du parti radical-socialiste qu’il possède un ancrage géographique fort avec une organisation composée de fédérations départementales. L’autre point commun avec le PS est sans doute la nature de son électorat et son positionnement de « parti de gouvernement » :
Son électorat habituel se trouve dans la classe moyenne, les milieux petits bourgeois et chez les paysans des pays du sud de la Loire. Une assise solide pour un parti qui vise, avant tout, à gouverner davantage qu’à imposer des idées.
Marx décrit le « socialisme conservateur ou bourgeois », dont ce parti puis le PS émanent, comme suit :
Une partie de la bourgeoisie cherche à remédier au malaise social, afin d’assurer la durée de la société bourgeoise.
De ce nombre sont les économistes, les philanthropes, les humanitaires, ceux qui s’occupent d’améliorer le sort des classes ouvrières, d’organiser la bienfaisance, de protéger les animaux, de fonder des sociétés de tempérance, les réformateurs en chambre de tout poil. Des systèmes entiers se sont consacrés à l’élaboration de ce socialisme bourgeois. […]
Les socialistes bourgeois veulent maintenir les conditions d’existence de la société moderne, sans s’exposer aux luttes et aux périls que ces conditions entraînent nécessairement. Ils veulent la société actuelle, mais débarrassée des éléments qui la révolutionnent et la dissolvent. Ils veulent la bourgeoisie sans le prolétariat. Comment, pour la bourgeoisie, le monde où elle est souveraine ne serait-il pas le meilleur des mondes possibles ? De cette conception optimiste le socialisme bourgeois fait un système ou une ébauche de système. […] Il entend par là que le prolétariat doit s’en tenir à la société présente et ne se débarrasser que de l’idée haineuse qu’il s’en fait.
Une autre forme moins systématique, mais plus pratique, du socialisme bourgeois essaya de dégoûter les ouvriers de tout mouvement révolutionnaire en leur démontrant qu’un changement politique, de quelque ordre qu’il fût, ne pouvait leur être d’aucune utilité ; qu’un changement des conditions matérielles, de la vie, des conditions économiques, pouvait seul les servir. […]
Le socialisme de la bourgeoisie consiste à dire que les bourgeois sont des bourgeois… dans l’intérêt de la classe ouvrière.
Or, que fait la gauche de gouvernement ? Lorsque l’on parle de « politique économique de l’offre » ou de « politique économique de la demande », elle prend nécessairement, dans ses discours électoraux, le parti de la demande, c’est-à-dire de la consommation. Il est anecdotique de préciser qu’une fois au pouvoir, cette gauche poursuit finalement, « par réalisme », une « politique de l’offre », c’est-à-dire favorable aux entreprises. Car là n’est pas le problème de fond : même si elle poursuivait une politique de la demande, ce ne serait qu’entériner pour de bon le système capitaliste et consumériste, tant en termes de structure économique que de valeurs culturelles. Comment peut-on se dire « socialiste » et promouvoir la relance économique par la consommation ? Mais regardez les représentants de ce « socialisme bourgeois » : possesseurs de la dernière version de l’iPhone, de montres et autres objets de luxe, habitant les quartiers huppés ou branchés des centres-villes… la consommation est leur socialisme : l’accumulation de propriétés au peuple ; que tous, nous soyons bourgeois. A ce propos, Gaël Brustier, citant Gramsci, décrit justement les fondamentaux de cette mouvance radical-socialiste, totalement alliée à la cause du développement économique capitaliste :
L’État-providence et le fordisme, composantes fondamentales de la domination culturelle de la gauche après la Seconde Guerre mondiale, avaient formé ce que l’auteur des Cahiers de prison [Gramsci] qualifiait de bloc historique. Ce système permettait des gains de productivité garantissant à la fois une redistribution croissante qui permettait la création d’emplois, et la prospérité des détenteurs de capitaux. Le consensus idéologique, économique et social était authentiquement social-démocrate.
Cette tendance de fond adoptée par la gauche de gouvernement s’illustre parfaitement dans la stratégie électorale concoctée par Terra Nova (think-tank du PS) dans son rapport Gauche : quelle majorité électorale pour 2012 ?. Ce rapport explique pourquoi, après mai 68, puis les gouvernements Mitterrand et Jospin, la gauche rompt définitivement avec son électorat ouvrier (lire mon article sur mai 68 pour les détails). Son nouvel électorat doit alors se constituer, pour la présidentielle de 2012 (et rien n’a changé depuis), autour des catégories suivantes :
Les diplômés. Les jeunes. Les minorités et les quartiers populaires. Les femmes.
La nouvelle coalition de la gauche n’a plus rien à voir avec la coalition historique : seuls les jeunes appartiennent aux deux. L’identité de la coalition historique était à trouver dans la logique de classe, la recomposition en cours se structure autour du rapport à l’avenir. La nouvelle gauche a le visage de la France de demain : plus jeune, plus féminin, plus divers, plus diplômé, mais aussi plus urbain et moins catholique.
« Le rapport à l’avenir » : c’est ce rapport à l’Histoire perçue comme un progrès par essence. Et comme cette gauche se revendique être le « camp du bien », alors l’avenir radieux est nécessairement de son côté. Le rapport enfonce le clou, pour qu’il n’y ait aucune ambiguïté :
Contrairement à l’électorat historique de la gauche, coalisé par les enjeux socioéconomiques, cette France de demain est avant tout unifiée par ses valeurs culturelles, progressistes : elle veut le changement, elle est tolérante, ouverte, solidaire, optimiste, offensive. C’est tout particulièrement vrai pour les diplômés, les jeunes, les minorités . Elle s’oppose à un électorat qui défend le présent et le passé contre le changement, qui considère que « la France est de moins en moins la France », « c’était mieux avant », un électorat inquiet de l’avenir, plus pessimiste, plus fermé, plus défensif.
A la lecture de ces lignes, on ne s’étonnera guère du succès du FN ! Car plutôt que d’essayer de mener une politique de rassemblement, didactique, qui tire les citoyens vers le haut en leur expliquant les enjeux auxquels nous sommes confrontés, les responsabilités à prendre et les défis globaux qu’il faudra relever, Terra Nova préconise d’ignorer cette masse de has-been dont il ne faut rien attendre pour demain. Bon courage ! Car toute cette génération d' »insiders-vieux-cons », de l’ouvrier au grand patron, tient les commandes, y compris au sein du PS ! La démographie n’étant pas encline à générer un renouveau générationnel (le rapport le mentionne) comme lors de mai 68 (choc démographique qui fit la puissance du mouvement de 68, précisément), on peut toujours rêver à des lendemains qui chantent, portés par cet électorat béni des dieux disposant de prédispositions miraculeuses à l’éthique naturelle (!) : les diplômés, les jeunes, les minorités et les quartiers populaires et les femmes. On peut rêver à une coalition vertueuse (le rapport souligne « la faiblesse » de cette coalition) de cet amalgame informe qui, par son omniscience bienfaitrice, résoudra l’ensemble des problèmes de la planète – mais on peut aussi arrêter de rêver et reprendre le chemin de la vraie politique.
L’autre gauche, ce sont ceux qui sont restés fidèles à la doctrine marxiste, malgré l’évolution contradictoire du monde, et qui se sont notamment fermement opposés au mouvement de mai 68 notamment. Car les sincères partisans de mai 68 (lire l’article détaillé) n’ont pas pu (ou su ?) reprendre le flambeau d’une gauche moderniste et radicale, libérée des archaïsmes d’une idéologie communiste en fin de course. Ils ont été trahis par les communistes, et trahis par le renouveau du socialisme bourgeois – ceux que l’on nomme à tort les soixante-huitards (les « gagnants » de 68, que l’on retrouve dans la gauche de gouvernement actuelle), mais qui ne sont en réalité qu’une résurgence du radical-socialisme. Mai 68 aurait dû être le renouveau de la gauche, mais il n’en a rien été : 68 fut au contraire son tombeau.
Utilitarisme et vacuité du camp du bien
En revendiquant en permanence le monopole de la bonne conscience d’appartenir au camp du bien, la gauche s’est pervertie en vaine morale de palabres, inféconde sur le plan politique. Ses développements bourgeois y ajoutent la dose d’hypocrisie qui la rendent sinon exécrable, du moins inaudible. Il semble que ce socialisme bourgeois conservateur a toujours permis d’éviter la rupture politique qui a permis au capitalisme traditionnel réactionnaire et cynique de perdurer et de se développer.
Sur le plan moral, la gauche est moins encline à penser (comme Machiavel ou Hobbes) que les hommes sont mauvais par nature, mais que c’est le pouvoir qui les corrompt. Dans la conception particulière de la gauche, les hommes mauvais sont ceux qui cherchent continuellement à obtenir un ascendant sur autrui, à partir duquel ils pourront imposer leurs vues. Ces vues sont nécessairement néfastes, puisque le pouvoir est néfaste par nature. Ce présupposé conduit à former une grille de lecture manichéenne qui peut être exprimée ainsi : le « mauvais » est toujours celui qui a le pouvoir (le « puissant », le « bourreau », etc.) tandis que le « bon » est toujours celui sur qui le pouvoir s’impose (c’est le « faible », la « victime », etc.).
Face à cette situation immorale, l’Etat est l’unique institution légitime capable de rétablir la « justice » (sociale). Il est déplorable de constater à quel point cette emprise idéologique continue de prospérer, et se transmet en héritage bourgeois. Car cette fameuse « justice » n’est rien d’autre qu’un partage jugé « équitable » du gâteau de la consommation de masse: c’est l’étatisme économique qui est mis en avant, car on continue de croire qu’il est la seule alternative au « libéralisme » – cause de tous les maux. Le rapport de Terra Nova ne dit rien d’autre :
Le facteur socioéconomique joue aussi. Car la France de demain réunit avant tout les « outsiders » de la société, ceux qui cherchent à y rentrer, notamment sur le marché du travail, mais n’y parviennent que difficilement : les jeunes, les femmes, les minorités, les chômeurs, les travailleurs précaires. Ils ont du mal car ils sont la principale variable d’ajustement face à la crise d’une société d’« insiders » qui, pour préserver les droits acquis, sacrifie les nouveaux entrants. Ces «outsiders» ont besoin de l’aide de la puissance publique pour surmonter les barrières qui se dressent devant eux : ils ont besoin d’un Etat qui les aide à s’émanciper, à briser le plafond de verre.
C’est probablement l’inverse que l’on constate aujourd’hui : la concentration des pouvoirs et des richesses entre les mains d’une génération d’insiders soixante-huitards a été provoquée par un népotisme étatique instaurant, à travers la collusion politique/monde des affaires (on pense aux grands champions nationaux, aux privatisations et aux participations toujours actives de l’Etat), une oligarchie devenue en 2015 gérontocratie. C’est précisément le manque de libéralisme véritable qui enferme aujourd’hui toute une génération sous une chape de plomb centralisatrice, étatiste, conservatrice et bourgeoise !
Mais cela est pour le mieux, nous répète-t-on : l’Etat protège, le Président de la République protège les Français, enfants à peine torchés. Plutôt que de donner aux citoyens le pouvoir d’écrire leur destinée (« le pouvoir est mauvais », rappelons-le – surtout aux mains du peuple, semble-t-il…), la doctrine social-conservatrice entérine la dissymétrie des rapports de force et force le trait de la caricature pour mieux imposer son modèle : regardez comme cet infâme patron dispose de vie ou de mort sur ses salariés, voyez comme il les spolie, pleurez ces victimes innocentes de la mondialisation ! Mais Dieu l’Etat sauve.
La force conservatrice sauve surtout les meubles, et sauve qui peut ! Il faut sauver le soldat bourgeois : son consumérisme insatiable, son confort paresseux, son égoïsme occidental. Ils disent que cela se nomme « le progrès social »… progrès de la bourgeoisie sans Histoire ni conscience, certainement ! Ils déploreront certainement les malheurs de l’Histoire à venir, ils attribueront à la fatalité et aux « méchants » tout ce qui leur arrivera de négatif, mais jamais à eux-mêmes, car eux sont le camp du bien : la meilleure preuve qu’ils peuvent en donner, c’est qu’ils n’ont aucun pouvoir sur rien, alors comment pourraient-ils mal faire ?
Mais ces postures morales et de principe n’engendrent aucune application concrète depuis les années 1980 et l’arrivée au pouvoir des « gagnants » de mai 68. Gaël Brustier soutient que l’avènement du néolibéralisme est dû à l’échec du radical-socialisme conservateur bourgeois :
Ce système [l’Etat-providence conjugué au fordisme] s’est fissuré parce que les conditions économiques avaient changé. Les structures de l’emploi se sont complexifiées, et les partis sociaux-démocrates n’ont pas su aborder le virage attendu. En outre, certaines «paniques morales» ont contribué à fragiliser la vision du monde massivement acceptée par les citoyens, à mettre en doute ce qui était communément admis et à faire de l’État non plus un recours, une «solution», mais un «problème». Tant Reagan que Thatcher s’attachèrent à réorganiser ainsi la base idéologique de leurs pays.
Tandis que Mitterrand s’effondrait politiquement et idéologiquement dans une forme de soumission désespérée – et désespérante pour son électorat – nommée « tournant de la rigueur », Reagan et Thatcher l’ont emporté parce qu’ils avaient posé le bon diagnostic : l’alliance conservatrice de l’Etat-providence et de l’industrie paternaliste étaient et sont inaptes, aujourd’hui plus que jamais, à répondre aux enjeux du monde contemporain. En outre, ils disposaient du parfait discours permettant de rompre avec l’héritage idéologique de gauche (l’incapacité de l’individu à s’affranchir des contraintes de la structure) et de profiter de l’absence d’un prolétariat capable de renverser le pouvoir dans les pays occidentaux. Ce discours se résume ainsi : l’homme peut et doit tout. La structure, il la domine, il la fabrique, il la modifie à sa guise. Elle est la lame que les destinées humaines individuelles travaillent comme des coups de marteau.
Vision aussi romantique que la révolution du prolétariat, mais arrivant précisément au moment où le prolétariat occidental n’est plus et où les échos morbides du goulag et de la révolution culturelle se répandent, décrédibilisant le camp communiste. Au début des années 1980, cette nouvelle idéologie (que l’on baptise à tort – j’y reviens plus bas – « néo-libéralisme ») est porteuse d’espoir. L’homme comme entreprise de soi (donc le développement de soi-même, la subjectivation, à l’opposé de la conception marxiste structuraliste), la réussite, le self-made man, le winner, l’entrepreneur rock-star, le milliardaire philanthrope (Gates, Soros, Buffet, et plus récemment encore, Zuckerberg…) sont autant de totems auxquels il faudrait souhaiter ressembler. François Cusset déclare dans un entretien donné en 2011, à propos de la transition des récits utopiques de gauche vers des success stories individuelles de droite :
La question de la production de récits est cruciale à l’âge néolibéral. Il n’y a plus de grands récits idéologiques ou utopiques, et il faut donc que le petit récit individuel – auquel on est condamné, puisque seuls subsistent des formes d’épanouissement et de réalisation individuelles – devienne fabuleux. Par l’horreur, à la American Psycho. Par la métamorphose de l’entrepreneur égoïste en philanthrope mondialisé, façon Georges Soros ou Bill Gates. Ou par la figure de la minorité vengeant les siens par sa réussite – la femme, l’immigré ou le musulman.
Pour que l’idéologie néolibérale fonctionne, il faut qu’elle se connecte sur une dimension fabuleuse, sur tout un storytelling. Elle le fait très bien : en trente ans, la capacité à produire des histoires convaincantes, permettant aux gens de s’identifier à un collectif, passe ainsi de la gauche à la droite. C’est très marquant. Auparavant, la droite ne proposait qu’un système de valeurs, sans dimension narrative, quand la gauche constituait un grand réservoir utopique d’histoires possibles ; c’est désormais l’inverse : la gauche défend certaines valeurs mais ne parvient pas à les mettre en histoires aussi bien que la droite. […]
Les conditions de production des histoires sont bouleversées par l’individualisme forcené et l’effritement des structures collectives, ainsi que par la culpabilisation – tout emploi du futur ou du conditionnel, proche de l’utopie, étant jugé suspect…
Mais ce néolibéralisme, qui s’est engouffré dans les brèches de la social-démocratie déclinante, n’est qu’un mouvement opportuniste dénué de toute consistance propre. Ce n’est qu’un fantasme de plein pouvoir individuel, c’est un miroir aux alouettes, une fausse promesse, mais elle a l’efficacité de donner à chaque homme, quelle que soit sa condition, un espoir d’amélioration, pour lui-même ou pour ses descendants. Ce en quoi consiste précisément cette « amélioration », ou ce « progrès », n’est bien entendu jamais défini puisque le néolibéralisme refuse de se projeter en utopie. C’est pourquoi je préfère le nommer libéralisme aveugle. Sa force réside précisément dans le fait de laisser la porte ouverte aux espoirs les plus fous. C’est un phénomène que le radical-socialisme n’a su cerner, qui le fit croître en son sein et qui finit par l’englober, comme le décrit Brustier :
Toujours très gramsciens, les néolibéraux savaient que l’instauration de leur «bloc historique» n’aurait pas été possible sans l’appui de groupes initialement non acquis à leur cause. Rawi Abdelal, dans son livre Capital Rules, rappelle le rôle des socialistes français dans la libération du capital financier au cours des années 1980 et 1990. Ce professeur à Harvard affirme dans un article resté célèbre, «Le consensus de Paris: la France et les règles de la finance mondiale», que la France est, plus encore que les États-Unis, responsable de la dérégulation des marchés.
Selon lui, la libéralisation des années 1980 a été favorisée par trois personnalités proches de François Mitterrand: Henri Chavranski, alors président du Comité des mouvements de capitaux et des transactions invisibles, Jacques Delors, alors président de la Commission européenne et Michel Camdessus, alors directeur général du FMI. C’est leur impulsion qui donna sa puissance au néolibéralisme. […] Au sens gramscien, les élites socialistes furent les «intellectuels organiques» du néolibéralisme et entraînèrent leur électorat à devenir, malgré lui, un groupe auxiliaire du groupe dirigeant lié à l’économie financière.
Peut-être le mouvement radical-socialiste est-il resté cohérent avec ses principes, en instituant une forme renouvelée d’alliance économique visant à continuer de combler son électorat bourgeois de toujours…
Sur le plan politicien, l’opposition droite/gauche, capitalisme/socialisme (version post-68), racistes/antiracistes, conservateurs/progressistes, etc. est la superbe machine électorale qu’ont inventée la gauche et la droite afin de se partager à deux le gâteau électoral, en essayant d’épuiser l’extrême-gauche d’un côté (communistes et apparentés) et l’extrême-droite de l’autre. Ils sont allés jusqu’aux pires combines, de la ségrégation territoriale (il suffit de considérer la nauséabonde partition socio-politique est/ouest en Ile-de-France, banlieues rouges du Val-de-Marne et de Seine-Saint-Denis contre ghettos de riches des Hauts-de-Seine) à l’instrumentalisation du mode de scrutin, puisque l’on sait que Mitterrand joua par une cynique tactique électorale (introduction de la proportionnelle) et médiatique (demande explicite par courrier de Mitterrand d’inviter Le Pen sur les plateaux télé des chaînes publiques) la carte du FN contre la droite. Roland Dumas en témoigne en 2011 face à Guillaume Durand :
Durand : « La gauche a joué Le Pen pour éliminer la droite. »
Dumas : « C’est assez vrai, mais ça fait partie de la tactique électorale, de la tactique politique ».
Cette tactique de diabolisation du FN, émergente dans les années 1980, et dont Baudrillard constate les effets délétères puissants à la fin des années 1990, continue de plus belle en 2015. André Bercoff résume l’analyse que l’on ne cesse d’entendre :
Il y a près de trente ans, Mitterrand avait tout fait pour monter le Front national en repoussoir actif avec la complicité du père Jean-Marie, qui aurait donné corps et âme pour un bon jeu de mots sentant le gaz ou la sciure. […]
Plus de trente après, le schéma se renouvelle avec le prince qui nous gouverne […] Puisqu’on ne peut pas faire grand chose, pour le moment, sur l’économie, le chômage, les chocs identitaires, les dettes et les échéances qui fâchent, portons la croisade sur les trois générations Le Pen, ces pelés, ces galeux d’où nous vient tout le mal.
Valls est le plus grand promoteur de cette rhétorique morale bourgeoise :
[Valls] a souhaité adresser un message aux Français. « La vie doit être plus forte (…) Consommez, c’est le moment des fêtes, dépensez, vivez, reprenez le chemin des spectacles, du cinéma et du théâtre ». […]
« Ce que je souhaite, c’est que les Français se mobilisent, qu’ils aillent voter (…). Qu’ils votent d’abord pour les formations républicaines et qu’ils fassent reculer le Front national. » […]
« Le Front national n’aime pas la France, trompe les Français. » […]
« J’appelle tous les électeurs de gauche, je leur dis ‘la démocratie doit être préservée‘. (…) Chacun devra prendre ses responsabilités à gauche comme à droite pour empêcher le FN de gagner une région. Ce message s’adresse à chacun et pas qu’à la gauche. »
Il est en outre de bon ton de parler « d’apartheid social, territorial et ethnique » quand c’est son propre parti, les alliés de son parti, et son meilleur ennemi, qui l’ont ensemble organisé et en ont bâti de confortables et imprenables fiefs électoraux, permettant de reconduire d’élections en élections les mandats divers de ses ouailles (maire, député, sénateur, etc.). Ainsi s’organisa « l’alternance démocratique » selon l’opposition factice et utilitaire des camps du bien.
Et la droite alors ?
Sous l’influence de ses « nouveaux » intellectuels de droite (j’adore cette expression oxymorique !), la droite retrouve une belle verdeur aux délicieux tons kakis (au pire) ou sépia (au mieux) : nationalisme, passéisme d’avant 68, de de Gaulle, de la Belle Epoque, du bon vieux temps des colonies, de l’Empire napoléonien, du Roi Soleil, etc. Et comme le néolibéralisme ne paie plus électoralement, on l’a remplacé par la « conquête de nouveaux marchés », la compétitivité, « l’uberisation » de l’économie et la valorisation du « créateur d’entreprise » : toutes choses compatibles avec les causes nationales insipides et peu contrariantes que sont « la grandeur et le rayonnement de la France » (le repli dans le vide de sens et les vieux slogans aux accents gaullistes semble une stratégie gagnante sur le court terme).
Et à part ça ? Un brin de bling-bling et d’agressivité en surplace, de vieilles gueules fatiguées et lasses, des jeunes-vieux arrivistes et… rien. Des paroles en l’air, façon Le Pen ; à tel point que le tribun vitupérant ne manque pas tant que ça : d’autres crétins relèvent majestueusement le gant de la provocation huileuse, réussissant la prouesse toujours fascinante de faire communier beaufs bedonnants en marcel et vieilles bourgeoises acariâtres à fourrure. Telle est le grand écart que la droite de gouvernement doit s’ingénier à réaliser si elle désire accéder au pouvoir – et que le FN nouvelle formule parvient de plus en plus correctement à reproduire.
Car la gauche, en abandonnant son électorat populaire, a davantage cédé la place à un courant nationaliste qu’à une ambition de souveraineté populaire (empowerment citoyen) : on entend souvent parler de souverainisme dans la bouche de ceux qui conspuent l’Europe, mais c’est de nationalisme qu’il s’agit en réalité. On peut tracer une ligne de démarcation entre ces deux concepts autour de trois axes principaux :
- Victimisation contre empowerment citoyen : le nationalisme s’efforce de plaindre les « pauvres et innocentes victimes » (victimes très consentantes, à vrai dire) de l’Europe ou d’une mondialisation « ultra-libérale » injuste (pour qui, réellement ?) ; ce nationalisme est coupable de nier et d’empêcher toute capacité populaire à répondre aux enjeux qui lui sont posés : plutôt que de chercher à revitaliser les forces citoyennes, il vise au contraire à l’endormissement, en chantant une berceuse dont la ritournelle, « c’est pas notre faute, c’est les autres », englue l’âme et le cœur de ceux qui s’en laissent conter :
Jacques Brel – Ces gens-là
- La nation comme représentation d’un peuple éternel fantasmé, qui nie la pluralité et enferme dans l’immobilité de l’uniformité : attitude anti-politique de refus d’affronter l’opinion adverse, en la refoulant aux frontières de l’entre-soi.
- Le repli sur soi : abandon de l’ambition d’une Histoire humaine collective pacifique, de l’humanisme, et isolement guerrier dans le confort des privilégiés sans responsabilité, alors que le souverainisme populaire prône un même idéal internationaliste de liberté des peuples : le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
Face à ces tentations nationalistes et populistes, une droite moins « droitière », incarnée par la lignée Giscard, Barre, Chirac version président (après 1995), Juppé post-période Premier Ministre, Borloo, Le Maire ou encore Kosciusko-Morizet. C’est une droite centriste, ouverte au marché et à l’international, assez libérale sur le plan des mœurs mais conservant des accents sociaux. Une droite qui a rompu avec le discours anglo-saxon des années 1980, axé sur la toute puissance de l’individu, de son égoïsme bienfaiteur (résurgence du classicisme économique de Adam Smith ou Montesquieu) et de sa pleine et entière responsabilité envers son destin (mythe du self-made man) : c’en est fini du « struggle for life » économique. Et, si la réduction du poids de l’Etat persiste dans les discours, c’est moins par idéologie d’une diminution de son périmètre d’intervention que par une simple logique budgétaire de baisse des déficits publics. Une droite véritablement radical-socialiste, donc.
La balle au centre ?
A défaut d’incarner la « troisième voie », on comprend que le centre n’est qu’un pis-aller, mais c’est au moins celui de la franchise : c’est l’eau tiède auto-proclamée, alors que la gauche et la droite de gouvernement tentent vainement de s’en cacher.
Le centre dispose de la même arme que le FN : ne pas avoir été au pouvoir, donc ne pas traîner de passif. Mais quand le FN parvient à incarner une opposition véhémente et à canaliser la colère des milieux populaires, le centre fait dans l’apaisement et le rassemblement civique. Rassemblement pour quoi, autour de quoi ? De la figure bourgeoise, encore et toujours. Il n’existe pas une seule différence entre le centre et les héritiers du radical-socialisme.
Le centre est par conséquent davantage légitime, en tant que formation politique, que les partis de droite et gauche de gouvernement. En réalité, ces derniers devraient s’afficher comme partis du centre, expulsant par effet centrifuge leurs membres les plus éloignés vers les partis situés aux extrêmes : la lisibilité de l’échiquier politique n’en serait que meilleure. Cela ne résoudrait pas le moins du monde la question de l’alternative, mais la poserait de manière encore plus flagrante en faisant constater son absence. Mais les intérêts particuliers (prébendes et sinécures électives) sont trop prégnants pour qu’un tel scénario se réalise.
Nouveau vocabulaire, nouvelles oppositions : de l’air frais !
Il n’est pas forcément intéressant de chercher à rénover la « gauche » (la maison est en ruines), ni de chercher à tout prix à faire perdurer la grille de lecture « gauche/droite » qui est désormais incapable de refléter la situation politique, puisque les partis de gouvernement se confondent au sein d’une politique gestionnaire d’une part, et que les partis « extrêmes » se rejoignent sur des questions sociales (FN version Philippot) et de souveraineté nationale (anti-européanisme primaire de l’extrême-gauche). Le rapport de Terra Nova cité plus haut énonce :
Historiquement, la hiérarchie du salariat dictait l’orientation politique : plus on était en bas de l’échelle, plus on votait à gauche, et inversement. Ouvriers, employés, professions intermédiaires, classes moyennes supérieures s’étageaient selon une ligne politique linéaire, du plus à gauche au plus à droite. La logique de classe, hier principale grille de lecture électorale, s’est aujourd’hui brouillée. Toutes ces catégories se retrouvent à peu près au même niveau dans le rapport de forces droite/gauche. Leur vote est incertain.
Il est plus que temps de renouveler la teneur du débat politique à travers les oppositions fondamentales qui devraient l’animer, et qui permettraient d’offrir à l’électorat une vision plus explicite de ce que chaque parti propose :
- libéral / conservateur : sur le plan des mœurs, de l’organisation du travail et des libertés individuelles,
- internationaliste / nationaliste : sur la question de la circulation des hommes, de l’implication dans la politique étrangère (diplomatie et interventionnisme) et de l’accueil aux populations migrantes,
- fédéraliste / centralisateur : sur le plan de l’organisation et de la territorialisation des pouvoirs,
- étatiste / libre-échangiste : interventionnisme sur les plans économique, social, éducatif, sanitaire, de l’emploi, etc.
Terra Nova donne l’exemple de « l’électorat intermédiaire » (le salariat, pour faire simple) :
L’électorat intermédiaire est divisé sur les valeurs : une partie le rattache à la gauche, l’autre à la droite. La grille de lecture pertinente oppose classes populaires et classes moyennes. Les classes populaires (ouvriers et employés) ont des valeurs socioéconomiques qui les rattachent à la gauche (Etat fort et protecteur, services publics, sécurité sociale) et des valeurs culturelles conservatrices (ordre et sécurité, refus de l’immigration et de l’islam, rejet de l’Europe, défense des traditions…). La division est inversée pour les classes moyennes (professions intermédiaires et classes moyennes supérieures) : des valeurs culturelles de gauche mais des valeurs socioéconomiques de droite.
On constate à quel point cette grille de lecture est périmée : selon Terra Nova, la socio-économie de gauche c’est l’étatisme, et la culture de droite c’est l’ordre moral nationaliste. Selon ces critères, on est forcément contraint de ne jamais trouver son électorat, ni d’être identifié par lui ! Car l’électeur cohérent va être à la fois étatiste sur le plan économique et conservateur sur les mœurs : c’est un insider qui prône le statu-quo. Un autre électeur cohérent sera libre-échangiste sur le plan économique et libéral sur le plan des valeurs sociales : c’est un jeune outsider confronté au manque d’ouverture du marché du travail et des modes de vie de son pays. Ce sont bien les partis, qui, désirant ratisser large en mariant la chèvre et le chou dans le consensus mou du radical-socialisme, ont perdu toute cohérence ! Ils cherchent en vain des électeurs qui leur correspondent (c’est la démarche du rapport de Terra Nova) : la progression continue de l’abstention démontre l’inefficacité et les effets néfastes de cette stratégie politicienne.
Au contraire, engager le véritable débat politique, en ne craignant pas de dresser froidement le tableau inconfortable de la situation, en faisant preuve de pédagogie plutôt que de cajolerie, en ayant le courage de signifier les responsabilités de tous et en offrant une vision précise des objectifs à atteindre et des moyens à employer, voilà ce qui, je crois, répondrait aux attentes des citoyens « réels » et les impliquerait dans la vie publique ; voilà ce qui redonnerait au débat politique toute sa vigueur et sa légitimité. Il s’agit de redonner corps au débat idéologique, de revenir au fond des idées et de se repositionner sur une vision d’ensemble, diamétralement opposée à l’alternance des mesures « de gauche » ou « de droite » que le parlement vote sans aucune cohérence.
Par conséquent, le terme « UMPS » peine à qualifier cette « alliance » radical-socialiste centriste : en réalité, il s’agit de désigner les comportements politiques de type « gestionnaire », qui s’opposent aux mouvements politiques de type « créateurs » ou « transformateurs ». Ces gestionnaires ne remettent jamais en cause l’héritage : ils essaient de s’adapter aux mouvements du monde qu’ils subissent plutôt qu’ils ne façonnent en effectuant quelques adaptations à la marge afin que puisse perdurer leur modèle de développement, fondé sur la croissance illimitée et à marche forcée du PIB : car leurs promesses, axées sur la hausse permanente du confort lié à l’accumulation de biens et une liberté qui n’est que la liberté de consommer, ne peuvent acheter la paix sociale qu’à condition que les salaires augmentent continuellement et que le chômage baisse (au sein de leur modèle, seul le salariat à temps plein et à un niveau de revenu largement supérieur au SMIC transforment les outsiders en insiders). De ce fait, ils sont totalement conservateurs : la gauche de parti majoritaire est autant gestionnaire et conservatrice que la droite de parti majoritaire. Et quand le FN sera devenu ce « parti de gouvernement » que Le Pen fille et Philippot rêvent de façonner (et qui exclut donc la vision anarchiste de droite de Le Pen père), on pourra alors parler de « FNUMPS » – une belle onomatopée pour caractériser un gros FLOP (Faillite Logique de l’Oligarchie Politicienne) !
Confusionnisme gauche/droite : avis de décès du libéralisme
Or, si l’on doit qualifier les partis de gouvernement de « conservateurs », où se cachent les libéraux ? Certainement ni au FN, ni à l’extrême-gauche héritière du communisme (il n’y aura pas de revanche – la bataille a été perdue, acceptons-le une fois pour toutes) : on les cherche encore ! Et peut-être les abstentionnistes les cherchent-ils eux aussi !
Mais d’abord, il faut se départir de l’idée que le « libéralisme » (par opposition au conservatisme) est de droite ou de gauche. Socialement, la droite est conservatrice car le « struggle for life » implique un « état de nature » (ce que décrivent les physiocrates), terrain propice à la « lutte des meilleurs vers le sommet ». De son côté, la gauche est mécaniquement « innovante » puisqu’elle est fondée sur la dialectique hégélienne traduite en matérialisme historique par Marx : elle est l’alliée du progrès scientifique qui favorise les moyens de production industriels, eux-mêmes visant à automatiser le travail. Sa tâche consiste à organiser la société, donc à l’éloigner de l’état de nature, vers un Etat de droit égalitaire contribuant à l’intérêt général, dans la lignée du Contrat Social de Rousseau : l’intérêt général, dépassant chaque individu, est en quelque sorte l’émanation de la volonté de la collectivité des citoyens en tant que telle. Rousseau écrit :
Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.
Mais en aucun cas on ne peut parler de « libéralisme » vis-à-vis de ce positionnement. Les approximatives tentatives communistes de création d’un « homme nouveau » en URSS ou en Chine n’ont en rien conduit à créer une individualité « libérale » : cet homme est au contraire encore plus soumis à des règles et contraintes strictes (pour « l’intérêt général ») que l’homme du « struggle for life » à qui tous les coups sont permis.
L’étatisme français puise ses sources dans la Révolution de 1789 :
Si « la loi est l’expression de la volonté générale » (art. 6 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 26 août 1789 ), il ne peut être admis que des groupes d’intérêts puissent tenter d’influencer son auteur, à savoir les parlementaires. La tradition issue de la période révolutionnaire est dès lors marquée par la défiance, la suspicion envers toute tentative de manifestation d’appartenance à un groupe d’intérêts particulier. Les corporations de métiers sont interdites comme les syndicats ouvriers (loi le Chapelier, 1791) : il faut attendre 1901 pour qu’une loi sur la liberté d’association soit votée. […]
Il n’est en effet que tardivement admis que l’État puisse être concurrencé dans sa mission de détermination et de poursuite de l’intérêt général.
Le suffrage des citoyens doit être la condition nécessaire et suffisante à l’expression de la représentativité démocratique ; toute autre forme de force politique extérieure au gouvernement élu est proscrite. Le citoyen dispose du droit et du devoir de voter, mais en aucun cas de s’organiser par ses propres moyens en tant que contre-pouvoir. A ce moment de l’Histoire, le libéralisme d’origine française (XVIIIe siècle) traverse la Manche, perd son âme, et ne reviendra pour ainsi dire jamais dans sa patrie – sinon pour de courtes visites clandestines (les années 1980 faisant partie de ces brèves périodes durant lesquelles un libéralisme dévoyé reprend le pouvoir).
On peut alors mieux comprendre pourquoi, superficiellement, et d’un point de vue macroscopique :
- La droite, de culture anglo-saxonne, défend dans la loi du plus fort l’opposition des intérêts contradictoires particuliers qu’une « main invisible » (pour reprendre l’expression d’Adam Smith) charge de réguler au profit du bien collectif : la rente, les corporations, les lobbies sont autant de forces qui s’affrontent les unes les autres et établissent « la vérité » d’une société – laissez faire le marché, il a toujours raison. C’est le libre-échangisme.
- La gauche, de culture franco-germanique, tente de contrecarrer ces pouvoirs dominants sans scrupules pour permettre au plus faible de survivre via l’action de l’Etat : normes, régulations, interventionnisme économique, subventions, etc. C’est l’étatisme.
Cette grille de lecture permet d’éviter de confondre « libéralisme » et « libre-échangisme ». Car le libéralisme des Lumières ne peut se départir d’une vocation « sociale » et humaniste universelle, chose que le « libre-échangisme » ignore totalement. Il suffit pour s’en convaincre de considérer le rôle confié aux « nouveaux entrants » (jeunes, immigrés, etc.) par un système économique libre-échangiste ET conservateur : ce système, qui théoriquement ne devrait pas intervenir mais laisser les nouveaux entrants se battre pour gravir la colline, décide, poussé par le népotisme et la corruption de ses valeurs traditionnelles (s’exprimant dans le « réalisme » dans la défense d’intérêts économiques bien compris, ou le clientélisme électoral, puisque les électeurs self-made men du passé sont devenus les nantis du présent), d’empêcher ces nouveaux entrants de menacer l’ordre établi. On assiste alors à la perversion du « libéralisme libre-échangiste » initial en une attitude « conservatrice libre-échangiste » voire même « conservatrice étatiste », car ce système utilise souvent la puissance de l’Etat pour défendre des intérêts particuliers, ce qui est totalement contradictoire avec sa doctrine originelle. Le point fondamental, que j’aborde dans ma relation à l’Occident, est le dévoiement des outsiders (défenseurs du libéralisme véritable) devenus des insiders-conservateurs défenseurs des monopoles et des avantages acquis).
Voilà comment le sens du concept de « libéralisme » a été outrageusement galvaudé, en confondant deux axes, pourtant bien distincts, de la politique. On l’a à nouveau employé à mauvais escient en utilisant le vocable « néo-libéralisme ». Mais puisque le terme de « libéralisme » a pris une connotation péjorative, je ne peux le rétablir qu’en nommant le mouvement actuel « libéralisme aveugle », c’est-à-dire en indiquant clairement que ce « libéralisme » contemporain est déficient et qu’un autre « libéralisme » est possible (et souhaitable, pour ma part).
En réaction à ce mouvement conservateur, on peut adopter deux positions :
- Le contredire, et donc paradoxalement (mais en ligne avec une position socialement libérale et économiquement libre-échangiste) « laisser faire le marché », c’est-à-dire ne rien faire pour empêcher les nouveaux entrants de bousculer l’ordre établi (à condition d’empêcher le retour primaire à l’état de nature et de veiller à ce que la somme des intérêts particuliers profite bien à « l’intérêt général », et non à quelques-uns seulement au détriment des autres, auquel cas on ne pourrait plus parler de libéralisme mais de conservatisme).
- Rejoindre le conservatisme-étatiste (tout en s’en défendant) en appliquant les doctrines du passé : interventionnisme de l’Etat pour empêcher de nouveaux entrants de bousculer l’ordre établi sans sa permission (on trouvera alors des prétextes tel que : le maintien du statut de l’emploi, des avantages acquis, la concurrence « déloyale » des nouveaux venus, etc.). Et dans ce cas, il y a des collusions fortes entre les grands groupes (anciennement étatiques ou proches des cercles de pouvoir), la haute administration publique et le pouvoir politique. C’est la situation dans laquelle nous sommes : on le constate, c’est un terreau fertile pour le désengagement politique citoyen et le vote contestataire FN.
Ode à ma politique
Je n’aime pas la posture victimaire, socio-psychologisante, qui excuse tout au fautif, dénie l’individualité, la responsabilité et l’accomplissement de soi et conçoit un monde binaire par le prisme du « système » des bourreaux et des victimes.
Je n’aime pas le conservatisme, dont l’hypocrisie consiste à dénoncer l’argumentaire social de « lutte des classes » au prétexte d’une idée malsaine de liberté, pour mieux en réalité sauvegarder son entre-soi, préserver ses intérêts, avantager les siens et museler les vents du changement.
J’aime le libéralisme qui consacre la volonté et la liberté individuelles, avec une rigueur morale, une « droiture » sans compromission : l’homme peut, et doit, tout. Sa gloire ou sa chute lui appartiennent – à condition que l’ensemble de la société adopte radicalement de telles valeurs.
J’aime l’idéalisme internationaliste qui refuse l’ordre établi et cherche des solutions pour que les plus démunis (situés en large majorité au-delà de nos frontières occidentales) vivent mieux : il est possible, il est même impérieux, d’inventer le monde meilleur de demain.
Salut,
J’ai pas grand chose à dire sur le fond, ton analyse me semble correcte , je regrette juste qu’au final tu laisses ce qu’on nomme la gauche (PS & co) comme légitime représentante de l’idéologie de gauche alors que ne serait-ce qu’historiquement c’est infondé (pour ne pas parler de l’idéologie elle-même) ; je suis attaché aux notions de droite et gauche, car se sont des raccourcis sémantiques ; encore faut-il être d’accord sur ce qu’on met dedans, alors on peut aussi bien prendre le chemin complet.
Ta définition du libéralisme me semble juste également et bien résumée par la maxime « l’homme peut, et doit, tout » ; notes bien qu’elle ne possède aucune axiologie à ce moment là, tu essayes de l’introduire en disant « avec une rigueur morale, une « droiture » sans compromission » et c’est tout à ton honneur, mais ce faisant tu t’éloignes d’autant du libéralisme pur. Et c’est bien là ce qu’il y a à comprendre du libéralisme, une base métaphysique indispensable, point d’origine de toutes les idéologies politiques mais un paradoxe insoluble : devoir tout c’est devoir aussi le pire.
Il y deux sorties partant de là (trois au mieux), le néo-libéralisme (pas si mal nommé au final puisque c’est lui qui s’éloigne le moins de la définition du libéralisme, mais il introduit sa propre axiologie donc ce n’est pas le libéralisme ; ultra-libéralisme convient un peu mieux ; mais il n’est pas aveugle, il va vers son conatus de domination), ou l’idéologie libertaire qui apporte la dimension morale que tu évoques (même si le mot a été galvaudé, la sémantique est telle).
(la troisième sortie est le libertarianisme mais c’est une sorte de néo-libéralisme pour la gestion économique et donc in fine pour toute la société…).
Aussi je me réjouis que tu ais pris cette voie là, quand bien même on ne serait pas tout à fait d’accord sur le lexical, c’est pas très grave 🙂
Je lirais tes autres publications mais ça fait beaucoup d’un coup ^^
Hi !
Comme d’hab, je cite tes points :
« tu laisses ce qu’on nomme la gauche (PS & co) comme légitime représentante de l’idéologie de gauche alors que ne serait-ce qu’historiquement c’est infondé (pour ne pas parler de l’idéologie elle-même) » : c’est-à-dire ? quel est pour toi le » légitime représentant de l’idéologie de gauche » ? (je ne dis d’ailleurs pas que le PS & co. l’est, puisque je les situe « au centre »)
« je suis attaché aux notions de droite et gauche, car se sont des raccourcis sémantiques » : mon propos, c’est que ces « raccourcis » ne mènent nulle part – ce sont plutôt des fausses pistes.
« encore faut-il être d’accord sur ce qu’on met dedans, alors on peut aussi bien prendre le chemin complet » : personne n’est d’accord sur ce qu’on met dedans, pour la raison qu’il n’existe pas de clergé ni de Pape pour instituer le dogme (à gauche comme à droite). C’est pourquoi je propose d’abandonner cette grille de lecture et en propose une autre, plus précise et lisible selon moi.
« Ta définition du libéralisme me semble juste également et bien résumée par la maxime « l’homme peut, et doit, tout » » : le problème, c’est que ceux qui ont colporté ces valeurs morales kantiennes (http://pensees-uniques.fr/morale-kantienne/) les ont totalement perverties – c’est pourquoi j’ai précisé la « rigueur morale » qui lui est consubstantielle à l’origine, origine du libéralisme dont je ne m’éloigne pas mais où je pense revenir, justement. Par ma critique de la maxime de Kant, je te rejoins complètement quand tu écris « devoir tout c’est devoir aussi le pire ».
Idéologie libertaire ou libéralisme philosophique et politique des origines revu et corrigé : oui, c’est bien ce que j’ai en tête. (comme je l’ai écrit dans un autre commentaire : article à faire !)
« Je lirais tes autres publications mais ça fait beaucoup d’un coup » : je voulais grouper un certain nombre de choses avant de publier. Mais au final, je suis plus productif en publiant au fur et à mesure, quitte à modifier certaines choses ensuite.
Je t’ai laissé de la matière sur le billet à propos de la responsabilité, je vais faire court pour celui-ci.
« quel est pour toi le légitime représentant de l’idéologie de gauche »
Il n’y en a pas, mais c’est pas très étonnant puisque seule la démocratie peut la représenter et on ne s’est pas du tout auto-déterminé à ça.
(NB : le PS & co sont de droite. Pour faire très simple : libertaire = gauche, libéral = centre, néo/ultra-libéral = droite) (tout système politique basé sur la représentation est à droite)
(PS : j’ai commis ce billet là sur ce qu’est être de gauche)
« Idéologie libertaire ou libéralisme philosophique et politique des origines revu et corrigé : oui, c’est bien ce que j’ai en tête. »
Que ce soit l’idéologie libertaire ou le néo/ultra-libéralisme, ce sont des dérivés du libéralisme, revu et corrigé selon des axiologies distinctes et diamétralement opposées.
(Comme je l’ai dit (si je l’ai dit, je sais plus), je suis un moraliste, alors je vais pas dire autre chose ^^)