Archives de catégorie : 4.2 Nouvelle organisation

De la pauvreté, de la misère, de l’humiliation

Oui je sais, on a nos problèmes – le Brexit, l’Euro 2016, le mauvais temps, les réservations pour les vacances. Mais on sait quand même s’accorder quelques minutes de pensée recueillie et pleines de solennité (façon debout, bras en V, mains croisées, face fermée-pokerface – si cela vous rappelle des images officielles de représentants du peuple tout aussi officiels, vous y êtes !) pour la pauvreté dans le monde : on est pas des bêtes !

C’est que les pauvres pauvres, quoi, enfin… vous savez. Oui, on sait qu’on s’en fout, et bien profond. La roue tourne, chance pour les uns, malchance pour les autres, ainsi va le monde, ou peut-être que Dieu récompense les bons et punit les mauvais ? Monceaux de balivernes et foutaises, fabrique hypocrite de consciences lavées.

Pourtant, une mauvaise conscience d’occidentaux éveillés devrait nous donner quelques nuits blanches, de la peine, de la colère et de la rage.

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Le travail au futur : artisanat ou industrialisation ?

Quel travail pour nous demain ? Derrière cette question, il en est de plus vastes : quelle économie, quelle société, quelle civilisation, et quel monde ? Le travail, c’est la richesse individuelle et les richesses des civilisations : c’est l’insertion du capital dans un processus de production et d’accumulation nommé capitalisme primaire. Des capitalismes, on peut en arranger à toutes les sauces, qui génèrent autant de formes de travail, de modes de travailler, d’organisation des relations de (et au) travail.

Dans les économies peu développées et morcelées, c’est l’artisanat qui domine : des acteurs indépendants s’organisent localement pour répondre en majorité aux besoins de la vie matérielle (besoins primaires). Dans les économies centralisées et développées où règne le capitalisme bourgeois, c’est l’industrialisation qui domine : industrialisation non pas comme un secteur d’activité dominant, mais comme un mode d’organisation du travail dominant. Le commerce (activité du secteur tertiaire), par exemple, devient industriel lorsqu’il est piloté par des processus précis, modélisés et optimisés avec force calculs et retours d’expérience, et que la sagacité et l’opiniâtreté de l’agent commercial ne sont plus attendues comme qualités premières, mais constituent des résidus non-intégrables d’humanité, des aspects complexes de la relation qui échappent encore (et pour combien de temps ?) à la modélisation – c’est-à-dire à la machine.

Que cette machine prenne corps dans un robot sur une chaîne de montage, dans la complexité algorithmique d’une intelligence artificielle, dans la procédure administrative d’un workflow (procédure informatisée de travail collaboratif) d’entreprise ou dans le conditionnement socioculturel des individus, elle démontre toujours qu’une même approche est à l’œuvre : celle de l’industrialisation, c’est-à-dire d’une rationalisation scientiste (Taylorisme) ayant pour objectif la résolution efficace et à moindre coût d’un problème de grande ampleur quantitative.

Artisanat de production quasi-unitaire d’un côté, massification de l’autre : l’avenir, après le tournant de la Révolution industrielle, semblerait tout tracé – ou il le semblait, avant que certains n’entrevoient une nouvelle révolution, faite de courants variés (et potentiellement convergents) : l’économie du partage, l’économie numérique, l’ « uberisation« , etc.

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Homo pragmaticus : du matérialisme

Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.

– Baudelaire

Il semble difficile de pouvoir donner raison à Baudelaire, dans un temps où tout est matériel, concret, mesurable et quantifiable (et pour les domaines où l’on ne dispose pas encore d’instruments de mesure, ils seront bientôt inventés). La matière a l’air plus vivante que l’homme et ses pensées, et on lui accorde bien davantage d’égards. Le souffle (ou plutôt l’expiration) matérialiste, utilitariste, scientiste et objectiviste exhale une tiède puanteur mécanique et intoxicante d’huile, de gaz d’échappement et de particules métalliques. Dans la fabrique, des hommes de chair prennent place entre les machines-outils rutilantes de leur sueur noire. Ils tentent de servir au mieux une logique qui les dépasse mais qu’ils ont appris à vénérer comme un processus vital bienfaiteur et infini. Les chairs brutalisées et concassées sont autant de démonstrations du sacrifice, comme vertu du martyr, qui s’exhibent fièrement.

Metropolis, de Fritz Lang
La glorieuse Metropolis (Fritz Lang)

Et ces bienfaits et cette fierté sont autant individuels que collectifs, corroborés par le fait qu’eux aussi, en tant qu’éléments matériels, sont mesurables et quantifiables. Il existerait donc un horizon indépassable, et c’est, ô joie ! celui dans lequel nous serions d’ores et déjà projetés.

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Ethique de l’hospitalité

Déjà exprimée par Kant et renouvelée par la responsabilité illimitée envers l’autre de Levinas, je reprends à mon tour la définition d’une éthique de l’hospitalité afin de former le fondement et la raison d’être de mon utopie. Il faut rappeler, en préambule, que la liberté de circulation figure d’ores et déjà dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.

La liberté de circulation est le droit pour tout individu de se déplacer librement dans un pays, de quitter celui-ci et d’y revenir.

Mais cette vague et fébrile déclaration d’intention n’offre aucune liberté concrète d’aller et venir ni ne fonde les principes structurants du droit individuel à se mouvoir dans un monde recouvert d’Etats jaloux de leurs frontières. Entre un inefficace article de droit international (sic) et l’injonction morale à l’hospitalité, il existe un gouffre qui correspond à la différence entre de stériles palabres et la politique véritable.

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La paix perpétuelle de Kant

Dans une lettre ouverte à Obama, voici ce que le Prix Nobel de la Paix Adolfo Pérez Esquivel écrivit :

Peace is a practice of life in relations between persons and among peoples; it is a challenge to humanity’s consciousness. Its path is difficult, daily and hopeful; where people build from their own lives and their own history. Peace can’t be gifted, it is built. And this is what you’re missing lad, courage to assume the historical responsibility with your people and with humanity.

(ma traduction : La paix est une pratique de la vie faite de relations entre les individus et les peuples ; c’est un défi à la conscience de l’humanité. Son chemin est difficile, quotidien et plein d’espoir ; c’est un chemin que les gens construisent à travers leurs propres vies et leur histoire. La paix n’est pas innée, elle doit être bâtie. Et c’est ce qu’il te manque, mon gars, le courage d’assumer la responsabilité historique avec ton peuple et avec l’humanité.)

Bien que je n’aie pris connaissance de l’existence du projet utopique Vers la paix perpétuelle de Kant qu’après m’être forgé une opinion déjà évoluée sur le sujet (que je développe en ces pages), le fait de poursuivre un même objectif – la diminution drastique, sinon la suppression pure et simple, de l’usage de la violence physique comme moyen d’expression, à la fois au sein des peuples et entre ceux-ci – rend inévitable la comparaison de nos deux systèmes, à la fois à titres d’inspiration, de clarification et de (auto-)critique.

Je partirai donc des éléments qui me semblent fondamentaux dans le texte de Kant, pour en faire un commentaire constructif aboutissant à l’affirmation de mes propres conceptions sur le sujet.

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La désobéissance civile comme liberté des peuples

Jacques Rancière définit l’opposition entre la police (pouvoir gouvernemental) et la politique (processus d’émancipation) comme l’essence du politique. En d’autres termes, il fait s’affronter la rigidité d’un corps constitué de normes (l’Etat) avec la volonté et le désir d’individus souhaitant exprimer leur liberté dans l’égalité de tous. Face à cet Etat hiérarque qui « fait du tort à l’égalité », le citoyen libéré qui cherche à éviter l’emploi d’une violence face à une autre (car la fin ne justifie jamais les moyens) n’a pas d’autre choix que d’adopter une posture nommée désobéissance civile.

A la suite de Nietzsche, qui considère l’Etat comme « le plus froid de tous les monstres froids », Alain Badiou déclare dans cet entretien :

Tout État possède une dimension criminelle intrinsèque. Parce que tout État est un mélange de violence et d’inertie conservatrice. […] L’État est une entité qui n’a d’autre idée que de persévérer dans son être, comme dirait Spinoza.

Badiou évoque ici la fameuse raison d’Etat, valeur suprême qui justifie d’outrepasser les règles démocratiques, c’est-à-dire d’ignorer la volonté du peuple. Comme cette raison d’Etat est pratique, elle est invoquée par tous les dirigeants, qu’ils aient été élus au cours d’un scrutin dit démocratique, ou pris le pouvoir par les armes ou qu’ils l’aient encore hérité de naissance. Ce qui fait qu’à l’échelle mondiale, on constate que la volonté des peuples ne s’exprime jamais, mais que celle des nations et de leurs gouvernements ne cesse de se renforcer.

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Assimilation, intégration, multiculturalisme… et pluralité

Il suffit de prononcer l’un de ces trois mots pour attirer a minima des regards soupçonneux, si ce n’est l’ire épidermique des colporteurs de la bien-pensance rampante. Assimilation, intégration, et pourquoi pas identité nationale, aussi ? De là à être traité de raciste, de fasciste, voire de nazi… mais quelle mouche me pique, d’ouvrir la boîte de Pandore ?

Pandora, John William Waterhouse
« Do not open » : on aurait mieux fait de fermer à clé ! (Pandora, John William Waterhouse)

Toujours pour la même raison : s’il y a des crétins congénitaux qui font mainmise sur des sujets sérieux et cruciaux en prenant en otage les termes du débat, et que d’autres se font leurs alliés, par paresse ou faiblesse, en n’osant plus prononcer ces mots ni respecter l’exigence démocratique du débat d’idées (puisqu’ils se contentent de prendre un air dégoûté et de se boucher le nez), il faut bien qu’il y en ait un qui se fasse tabasser entre le marteau et l’enclume. Bam ! C’est tombé sur moi ! (oh, je n’ai pas de mérite, j’adore ça !)

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Altérité et pluralité

De ces hommes de jadis, d’ailleurs ou de demain, nous ne savons peut-être rien, mais nous savons au moins que ce sont des hommes comme nous, prisonniers d’un discours et d’un dispositif, et libres à moitié ; ce sont nos frères. Être curieux d’autrui, ne pas le juger, ce n’est pas de l’humanisme, ça ? Vous préféreriez plus de dogmatisme édifiant ?

– Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne

Ainsi se résume, selon Paul Veyne, l’humanisme de Foucault. Humanisme a minima, peut-être, mais humanisme amplement suffisant – nécessaire et suffisant : reconnaître chez l’autre un semblable, un frère certes différent mais pourtant contraint à la même condition humaine (subjectivité et sociabilité), et de cette différence, n’en faire ni une condamnation ni un ennemi, mais au contraire une richesse réciproque qu’il faut être avide de partager.

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Empowerment citoyen

Dans un sondage récent (Ifop/Atlantico, visible ici), 67% des Français sondés seraient « d’accord » pour confier la direction du pays à « des experts non élus » qui seraient à même de réaliser des « réformes nécessaires mais impopulaires » :

Sondage Ifop/Atlantico - experts
Un gouvernement d’experts non élus ? (Sondage Ifop/Atlantico)

Ils seraient 40% à être « d’accord » pour confier ce même gouvernement à un « pouvoir politique autoritaire, quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique s’exerçant sur le gouvernement » :

Sondage Ifop/Atlantico - autoritaire
Un gouvernement autoritaire ? (Sondage Ifop/Atlantico)

 

Christophe De Voogd commente, dans le même article, ces résultats :

Peut-être alors y a-t-il dans ce sondage une sorte d’aveu implicite de la population, qui constate les blocages catégoriels et ses propres exigences contradictoires et l’impasse où cela conduit le pays. D’où l’envie plus ou moins forte, plus ou moins consciente, de se délester du fardeau sur les experts ou l’homme providentiel. Une sorte de « démission démocratique » qu’avait déjà diagnostiquée, pour une fois d’accord, aussi bien Rousseau que Tocqueville.

Vincent Tournier ajoute :

C’est un résultat surprenant car, en général, les électeurs n’aiment pas l’idée d’un gouvernement technocratique : c’est d’ailleurs ce qu’ils reprochent à l’Europe, voire aux élites françaises (le pouvoir des énarques, la fameuse « énarchie »). […]

D’autres enquêtes ont déjà montré qu’il y a, dans l’opinion, une demande d’autorité, notamment dans les milieux populaires. Cette enquête confirme donc qu’il existe un profond malaise. Les gens sont désarçonnés par les évolutions auxquelles ils assistent. Ils ont le sentiment d’avoir de moins en moins de prise sur le pouvoir politique. C’est la conséquence de ce que les spécialistes ont appelé la « gouvernance ». Ce terme désigne le fait que les mécanismes de décision suivent aujourd’hui un cheminement  plus complexe que dans le passé. […]

Le problème est que, dans ce nouveau mécano, l’électeur est perdu, ce qui est logique. Qui peut prétendre avoir compris le fonctionnement de l’Union européenne ? Qui s’y retrouve dans la décentralisation en France, avec sa ribambelle de réformes toutes plus complexes les unes que les autres ? Plus grave encore : dans le système politique actuel, qui devient responsable des décisions ? Qui faut-il blâmer lorsqu’on est mécontent de sa situation ?

 

Face à cette « démission démocratique » engendrée notamment par la complexité croissante de la « gouvernance », ce n’est ni le collège d’experts, ni le dictateur éclairé, qui constituent deux penchants de la démission démocratique et citoyenne, qui pourraient nous sortir de l’ornière.

C’est au contraire l’empowerment citoyen qui constituerait, selon moi, une solution : cet empowerment est une somme de moyens par lesquels les citoyens pourraient se réapproprier la connaissance, la compréhension, la responsabilité, le pouvoir et la capacité à gouverner.

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