De la pauvreté, de la misère, de l’humiliation

Oui je sais, on a nos problèmes – le Brexit, l’Euro 2016, le mauvais temps, les réservations pour les vacances. Mais on sait quand même s’accorder quelques minutes de pensée recueillie et pleines de solennité (façon debout, bras en V, mains croisées, face fermée-pokerface – si cela vous rappelle des images officielles de représentants du peuple tout aussi officiels, vous y êtes !) pour la pauvreté dans le monde : on est pas des bêtes !

C’est que les pauvres pauvres, quoi, enfin… vous savez. Oui, on sait qu’on s’en fout, et bien profond. La roue tourne, chance pour les uns, malchance pour les autres, ainsi va le monde, ou peut-être que Dieu récompense les bons et punit les mauvais ? Monceaux de balivernes et foutaises, fabrique hypocrite de consciences lavées.

Pourtant, une mauvaise conscience d’occidentaux éveillés devrait nous donner quelques nuits blanches, de la peine, de la colère et de la rage.

Politique du déni

Quel candidat à notre apogée démocratique (l’élection du monarque présidentiel) mettra en avant son programme de politique internationale, et lui fixera des objectifs, non de réduction du taux de chômage, mais d’amélioration de la situation des milliards de pauvres dans le monde ? Oh oui, on préfère parler de fermer les frontières et de mettre des sentinelles tout autour de la « forteresse Europe » : forteresse assiégée par ceux-là qui n’ont rien, donc rien à perdre. Qui affirmera d’abord notre devoir, notre responsabilité envers un monde que nous voulons toujours plus ouvert quand il s’agit d’en extraire des points de PIB, mais toujours plus fermé lorsque des voix discordantes s’élèvent au-dessus des gouvernements militaires (chers partenaires économiques), que des cris percent par-delà les geôles insalubres ?

Qui osera se lancer dans la proposition d’une politique en rupture, qui, sans angélisme, sans nier les impressionnants obstacles à franchir, malgré les efforts conséquents et les changements de posture radicaux qu’ils nécessiteront, stipulera que la prévention de la misère et de son héritage inéluctable (la condamnation à la naissance) représente le meilleur des partis, la plus bénéfique des politiques, opposée notamment à celle, infiniment désastreuse, toujours reconduite, de la gestion inhumaine de la guerre par la guerre, des crimes contre les crimes ?

On n’attend pas de remède miracle, de pilule anti-misère, mais d’une implication franche sur le long terme, qui consisterait en autre chose qu’à attendre que la croissance économique, miraculeusement, comme une pluie fine, vienne arroser le monde d’un pouvoir d’achat sans cesse augmenté. Oui, il faut certainement du pouvoir d’achat dans certaines zones où tout manque. Mais cela seul ne suffira jamais à résoudre les problèmes de fond de la lutte contre la misère. Selon Esther Duflo, « il n’y a pas d’élément central au problème de la pauvreté, c’est un faisceau d’éléments imbriqués les uns aux autres ». Vouloir réduire cette problématique à un seul facteur (et donc à une seule solution, la croissance économique), c’est faire preuve des « trois i » que Duflo mentionne : « idéologie, ignorance et inertie ».

Mais il semble que même au sein de l’Occident, on soit incapable de réduire les inégalités et la pauvreté, alors comment le pourrait-on ailleurs ?

De nombreuses questions se posent […] aux Etats-Unis quant à l’appauvrissement au fil des ans de la classe moyenne. […]

L’ensemble de l’OCDE, c’est à dire les 34 pays les plus développés au monde, sont concernés. Auteur d’un rapport publié en décembre dernier, l’économiste Federico Cingano est ainsi arrivé à la conclusion que « jamais en trente ans, le fossé entre riches et pauvres n’a été aussi prononcé qu’actuellement dans les économies avancées ». […]

Le revenu des 10% des plus riches « est en moyenne 9,5 fois plus élevé que celui des 10 % les plus pauvres », contre 7 fois dans les années 1980 […]

Un accroissement des inégalités qui a en plus tendance à freiner la croissance, avec des conséquences négatives sur l’instruction ainsi que la formation.

Aujourd’hui, la prédation de certains, leur avarice toujours plus forte, est en train d’avoir raison du mythe même que leurs aïeux avaient forgé. Le capitalisme bourgeois traditionnel est une prédation aussi, mais il prévoyait quand même (enfin, des luttes sociales l’ont aidé à prévoir…) qu’une répartition des bénéfices profiterait au marché, donc au business : des pauvres trop pauvres travaillent mal, et, plus grave, ne consomment pas assez.

Oxfam - riches
La jet-set face à son désir à jamais inassouvi

Autre mesure émanant de l’OIT :

Les dernières prévisions de l’OIT (Organisation mondiale du travail) ne sont pas non plus de nature à entraîner l’optimisme. Selon cette agence de l’ONU, les inégalités de revenus vont ainsi continuer de s’amplifier, avec les 10% les plus riches qui auront 30 à 40% des revenus totaux tandis que les 10% les plus pauvres devront de contenter de n’en recevoir que 2 à 7%.

Nous sommes dans la politique du déni parce qu’aucune inflexion, au sein de l’Occident comme entre l’Occident et le reste du monde, n’est avancée. Il faut suivre la croissance et tout ira bien… y’a qu’à croire !

 

Politique de l’humiliation

Si l’Occident ne faisait que répondre à la violence par la violence (violences à chaque fois aveugles et insensées), il ne serait ni meilleur, ni moins bon que les autres. C’est l’excuse de tous les « pragmatiques » des relations internationales : « à la guerre comme à la guerre ! Puisque nous sommes face à des individus sans scrupules, nous ne pouvons qu’être sans scrupules ! » Mais l’Occident y ajoute, au-delà de l’insulte et de l’obscénité de la célébration de ses riches toujours plus riches, une subtilité  qui lui permet d’asseoir son mythe : c’est l’humiliation des pauvres.

Il faut que la pauvreté soit synonyme de misère, il faut qu’elle soit atroce, écrasante, sans avenir. Il ne peut s’agir d’une pauvreté volontaire, ou pire, d’une pauvreté joyeuse (j’y reviens plus bas) : on ne la supporterait pas. Il ne peut exister que des zones de droit dans des Etats de Droit (c’est-à-dire, des Etats occidentalisés) ; partout ailleurs, ce doit être la famine, les massacres, les déportations : des peuples livrés au broyage de leur identité et de leur territoire, et à l’appétit de tous les prédateurs.

Puisque le monde est en armes, malheur à ceux qui sont désarmés ! Malheur aussi à ceux qui ne plient pas le genou devant un seigneur protecteur, acceptant, en échange d’une garantie de sécurité, le joug illimité – politique, économique, culturel, social, etc. Si l’Occident n’accomplit pas lui-même ses basses œuvres, c’est qu’il n’en a pas besoin : toutes les mafias, tous les juntes militaires, tous les pseudos-libérateurs ou guides de la Nation, armés par ses soins, s’en chargent pour lui. Il n’a plus qu’à récolter leurs fruits : des populations aux abois, prêtes à tout accepter pour survivre. Et l’Occident de se présenter en sauveur, en refuge, en héros, en propagateur des Droits de l’Homme !

Pour l’Occident, il n’existe que de bons pauvres qu’asservis. Les autres peuvent périr, y compris, et peut-être surtout, ceux qui ont l’outrecuidance de vouloir devenir les égaux en droit et en liberté des occidentaux – en premier lieu, les migrants, donc. Il faut que le pauvre se soumette afin que l’Occident brille comme l’étoile de la liberté : il faut que les pauvres reconnaissent la supériorité de l’Occident par eux-mêmes, qu’ils viennent quémander auprès de l’occidental, et qu’ils acceptent, ravis, leur sort d’occidental-périphérique, de sous-occidental, de barbare civilisé, de semi-barbare ; il faut que le pauvre qui ne se soumet pas meure, afin de démontrer qu’il n’existe pas d’alternative : l’Occident ou la mort. Enfin, le migrant, vivant ou mort, est un réconfort pour l’Occident : eux, qui essaient de venir, démontrent son pouvoir d’attraction intact, sa haute valeur.

Bien entendu, entre mourir à petit feu, vivre une vie de violence pour soi et pour les siens, et tenter le tout pour le tout pour espérer vivre la vie colorée du mythe occidental, quelle que soit la véracité de ce mythe, que choisiriez-vous ?

Devons-nous, occidentaux, connaissant la réalité de notre situation intérieure et notre politique extérieure, nous glorifier, dans ces conditions, de représenter l’unique eldorado ? Ou simplement constater quelle longue route il nous reste pour atteindre et concilier responsabilité et liberté ?

 

Misère et pauvreté : le maintien dans la confusion

On le voit, il est utile pour la suprématie occidentale de maintenir la confusion entre misère et pauvreté, entre morbidité et dénuement, entre bestialité frugalité. Il n’est plus question de « mythe du bon sauvage », mais, tout au contraire des idéologies primitivistes, parce que l’Occident se construit selon un modèle en opposition directe, le « sauvage » ne peut prendre le visage que du bourreau ou de la victime sans défense et dépendante. Le « sauvage », c’est-à-dire le non-occidental, est soit l’ennemi-meurtrier-fanatisé, soit un enfant égaré que la nourrice-Occident doit ramener dans son giron.

Pourtant, la frontière entre pauvreté et misère est très claire : j’ai déjà cité les propos de Gorz à ce sujet. La misère correspond à des conditions de vie objectivement néfastes à la vie, par exemple : l’absence de nourriture ou de toit (d’abri face aux éléments de la nature), les menaces et violences physiques, etc. La pauvreté est une notion subjective associé au calcul d’un niveau de vie relatif. Extrait de cet article :

La plupart des pays dispose de son propre seuil de pauvreté. Un individu est considéré comme pauvre lorsqu’il vit dans un ménage dont le niveau de vie est inférieur au seuil de pauvreté. […] À l’inverse de la Banque mondiale ou d’autres pays comme les États-Unis ou le Canada, qui fixent une valeur «absolue» du seuil de pauvreté, la France et les autres pays d’Europe ont adopté une approche «relative». Le seuil de pauvreté est déterminé par rapport aux niveaux de vie de la population. Il correspond à 60 % du niveau de vie médian.

On est déjà dans l’approximation, dans la mesure où, pour rester en France, le coût de la vie entre Paris et la Creuse, par exemple, n’a rien à voir. Il devrait donc exister des seuils de pauvreté locaux au sein des pays, car il est fort probable qu’un smicard parisien soit plus « pauvre » qu’un smicard creusois. On voit déjà combien tenter de définir un seuil de pauvreté monétaire à l’échelle mondiale paraît aberrant. A tel point que la fixation du « seuil d’extrême pauvreté » suscite bien des discussions, et fait varier la quantité de personnes dites « pauvres » dans le monde (sans que lesdites personnes se soient rendu compte qu’elles étaient entrées ou sorties de la pauvreté !) :

« Nous avons décidé de corriger le seuil de pauvreté établi à 1,25 dollar en 2005 uniquement pour tenir compte du fait que les prix avaient augmenté depuis et qu’on ne pouvait plus s’offrir en 2011 la même chose que ce que l’on achetait en 2005 avec 1,25 dollar », explique Kaushik Basu, l’économiste en chef de la Banque mondiale. […]

Des chercheurs de l’institution ont fait des calculs avec l’hypothèse d’un seuil à 1,92 dollar. Résultat, 148 millions de personnes supplémentaires basculeraient dans l’extrême pauvreté. C’est en Asie du Sud-Est que l’impact serait le plus fort, avec une population pauvre qui serait presque multipliée par deux : de 157 millions de personnes avec le seuil actuel à 293 millions. En Amérique latine, 8 millions de personnes seraient concernées, ce qui porterait à 37 millions le nombre de citoyens vivant dans la misère.

Mais au-delà de la mesure purement quantitative du « seuil de pauvreté » (on devrait dire : « seuil de misère »), que sait-on des conditions réelles de vie d’un asiatique du Sud-Est comparées à celles d’un américain du Sud ? Et d’Américains du Sud entre eux, selon le pays dans lequel ils vivent ? Comment mesurer la pauvreté entre l’habitant d’un village isolé bénéficiant d’une communauté unie et d’une agriculture vivrière suffisante, et le sans-domicile fixe hébergée au sein d’une métropole ? L’accès aux soins, à l’éducation, la liberté d’expression, la sécurité : comment pourrait-on réduire ces facteurs variés à une simple dimension de « parité de pouvoir d’achat », censée séparer (avec quelle artificialité !) le miséreux du non-miséreux ? La Banque Mondiale n’ignorant d’ailleurs pas ces problématiques, elle a lancé une commission pour travailler dessus, dont l’une des interrogations est :

Should we collect and collate data on the many human and social dimensions of poverty that go beyond the money metric ?

(ma traduction : devrions-nous collecter et agréger des données sur les multiples dimensions humaines et sociales de la pauvreté qui vont au-delà de la mesure monétaire ?)

Il était temps d’y penser, en effet ! Sera-ce un bon usage du Big Data (voir le paragraphe « les Big Data publics et démocratiques ») ? Cela permettrait de porter un regard davantage « rationnel » que le pseudo-rationalisme de la quantification à l’occidentale – vision globalisante axée sur le saint pouvoir d’achat et non d’autres modes de développement et de vie possibles, donc d’autres sources de « richesses ».

En revenant au bon sens de Maslow, on pourrait résumer les choses ainsi :

  • La satisfaction des besoins primaires permet d’échapper à la misère.
  • La satisfaction des besoins secondaires permet d’échapper à la pauvreté.

Il existe pauvreté qui tue, que l’on doit nommer « misère », et qui se rencontre le plus souvent hors de l’Occident, et une pauvreté qui frustre et qui exclut, et qui est toute occidentale.

Comme présenté dans mon article sur Maslow, les besoins secondaires sont tous de nature subjective, aucunement objectivables au moyen d’une fonction de régression et d’indicateurs quantitatifs. Or, le tropisme occidental considère l’argent à la fois comme le moyen de satisfaire besoins primaires et secondaires – d’où l’idée fallacieuse de résumer à la fois misère et pauvreté avec des seuils fondés sur une mesure de pouvoir d’achat. Erreur à la fois pour les besoins primaires et secondaires.

Concernant les besoins primaires : la sécurité ne s’achète pas. Au contraire, une sécurité privée, privatisée, de type auto-défense, ne conduirait qu’à une escalade de menaces et de violences potentielles – la guerre de tous contre tous de Hobbes (« bellum omnium contra omnes ») ; c’est-à-dire le retour à une situation antérieure au contrat social qui confère à l’Etat (Léviathan) le monopole de la violence légitime, sous contrôle de la justice, dans une société dite démocratique – l’Etat de droit. L’argent ne prévient pas non plus l’apparition de despotes sanguinaires qui, outre la terreur, empêchent aussi leur population de mettre en œuvre les moyens de se nourrir ou de se loger convenablement. Au contraire, aux mains d’une minorité, l’argent, le capital, le patrimoine, a toutes les chances d’engendrer un gouvernement despotique (la ploutocratie) dont l’usage permanent de la violence, face à la violence latente des démunis (réclamant à bon droit le partage de la richesse), est le seul moyen de subsister.

Concernant les besoins secondaires, l’argent est censé satisfaire les besoins d’estime de soi ou d’accomplissement personnel car nous considérons qu’il en va ainsi dans la société consumériste, où le mot d’ordre est : je possède, donc je suis. L’argent satisfait même les besoins d’appartenance, puisqu’il permet de se créer une nouvelle famille – celle des aussi riches que soi. Repoussés hors des normes de la consommation de masse, nécessairement malheureux donc, les travailleurs pauvres, les précaires et les chômeurs de longue durée ne peuvent avoir d’autre ambition que de trouver un emploi stable et convenablement rémunéré afin de retrouver, grâce à cette source de revenus régulière, leur estime aux yeux de la société.

Mais il suffit de donner quelques exemples de pauvreté choisie pour comprendre combien conditionné est ce comportement : Gandhi, Mandela ou encore Diogène de Sinope, le cynique, ont tous pour trait commun la relation inverse entre leur niveau de vie et l’estime et le sentiment d’accomplissement que leur vie reflète. Diogène, qui vivait dans un tonneau, obtint de son vivant une telle reconnaissance qu’Alexandre le Grand vint lui proposer de lui offrir tout ce qu’il désirait ; ce à quoi Diogène répliqua vertement « Ote-toi de mon soleil ! »

Jean-Léon Gérôme - Diogene
Diogène habitait un petit meublé cossu et atypique, avec une belle orientation (œuvre de Jean-Léon Gérôme)

Jean Giono écrit, dans sa Lettre aux paysans sur la pauvreté et la paix :

La pauvreté c’est l’état de mesure. Tout est à la portée de vos mains. Vivre est facile. Vous n’avez à en demander la permission à personne. L’Etat est une construction de règles qui créent artificiellement la permission de vivre et donnent à certains hommes le droit d’en disposer.

La force de l’État c’est sa monnaie. La monnaie donne à l’État la force des droits sur votre vie. Mais c’est vous qui donnez la force à la monnaie ; en acceptant de vous en servir. Or, vous êtes humainement libre de ne pas vous en servir : votre travail produit tout ce qui est directement nécessaire à la vie. Vous pouvez manger sans monnaie, être à l’abri sans monnaie, assurer tous les avenirs sans monnaie, continuer la civilisation de l’homme sans monnaie. Il vous suffit donc de vouloir pour être les maîtres de l’État.

Énoncé que n’aurait pas renié La Boétie. Giono :

Ce que le social appelle la pauvreté est pour vous la mesure. Vous êtes les derniers actuellement à pouvoir vivre noblement avec elle. Et cela vous donne une telle puissance que si vous acceptez enfin de vivre dans la mesure de l’homme, tout autour de vous prendra la mesure de l’homme. L’État deviendra ce qu’il doit être, notre serviteur et non notre maître. Vous aurez délivré le monde sans batailles. Vous aurez changé tout le sens de l’humanité, vous lui aurez donné plus de liberté, plus de joie, plus de vérité, que n’ont jamais pu lui donner toutes les révolutions de tous les temps mises ensemble.

Et j’ajoute : « vous aurez redonné une définition aux richesses, ouvrant toutes les perspectives, tous les possibles ».

Ces hommes-là, et l’exemple qu’ils nous donnent, démontre à quel point notre perspective actuelle est biaisée et nos mentalités étroites : pour nous, les pauvres n’ont droit qu’à la condescendance, à la pitié et à l’aumône – et c’est la « place »qu’on leur impose, c’est-à-dire la relation que nous avons envers eux, et qu’ils ont envers nous et envers eux-mêmes. Quant aux sociétés qui ne vouent pas de culte à l’argent, on se les présente comme des curiosités exotiques, de primitifs hasards, afin de mieux s’en éloigner et de ne jamais les prendre au sérieux. Là encore, le dénigrement et le dédain (justificatifs préalables de l’asservissement, ou de l’anéantissement s’il y a résistance) constituent les réponses occidentales à l’altérité.

Giono :

Engagez-vous dans la croisade de la pauvreté contre la richesse de guerre. Vos plus beaux chevaliers de bataille sont vos chevaux de labour, vos charges héroïques se font pas à pas dans les sillons. Votre bouclier a la rondeur de toute la terre.

Se guérir de la peste n’est pas retourner en arrière, c’est revenir à la santé. C’est se retirer du mal. L’intelligence est de se retirer du mal.

Apologie de la pauvreté pacifique et pacificatrice face aux trésors de guerre – combien nous les payons cher, pour toutes les guerres encore et toujours à venir !

Mais il ne suffit malheureusement pas, comme l’invoque Giono, d’exercer son droit de retrait. On ne peut pas se retirer du combat : même ceux qui sont les plus pauvres (et peut-être surtout eux) sont des marchandises enviées, des fruits mûrs qu’il suffit de cueillir – la chair humaine se monnaye toujours bien au XXIe siècle, l’esclavage est loin d’avoir dit son dernier mot. Le problème de la défense et de la sécurité reste entier, et par sécurité, j’entends le droit de chacun de pouvoir demeurer libre, intègre de corps et d’esprit. Il est donc nécessaire que les alternatives comprennent qu’elles doivent, parmi les développements de leur pauvreté choisie, intégrer la contrainte défensive – ou demeurer à jamais dans la misère.

Mais l’Occident, avec tous ses accords de défense passés, tout son interventionnisme de pacotille, tous ses discours à l’ONU, adore jouer au père-protecteur. L’insécurité mondiale (qu’il contribue à générer) ne fait que renforcer son rôle. Il veut, on le répète, des pauvres miséreux, incapables de s’occuper seuls d’eux-mêmes, inaptes, jamais autonomes ni indépendants, toujours contraints à demander de l’aide : l’Occident domine ainsi son monde – et il prétend avec vice à la moralité universelle des Lumières.

 

De l’obole donnée au mendiant…

La prétendue solidarité de l’Occident envers les « pauvres » se retrouve davantage dans les discours que dans les actes. Hollande, par exemple, nous en donne un exemple flagrant :

Lors de son discours le 27 septembre [2015] à l’Assemblée générale de l’ONU, lors de laquelle ont été adoptés 17 objectifs pour le développement durable, François Hollande a promis d’augmenter de 4 milliards d’euros l’aide publique au développement par an à partir de 2020. […]

C’est une déception pour les ONG [ : ] Aujourd’hui, elles doivent affronter le dur retour à la réalité : le gouvernement indique mercredi 30 septembre [2015] une baisse de ce budget de 170 millions d’euros.

Mais ce n’est pas grave car, de toute manière, à quoi sert cette ligne budgétaire, cette aide au développement, qui n’est au fond que l’obole que le chrétien condescend à donner au mendiant à la sortie de la messe : la priorité est-elle d’aider son prochain, ou de se donner bonne conscience, de se disculper ? Car, ce que l’on donne d’une main, on s’empresse de le reprendre de l’autre en exportant notre modèle de développement (dont nous tirons les plus larges bénéfices) au détriment des populations défavorisées :

L’agriculture familiale dont nous faisons la promotion, est le premier pourvoyeur d’emplois dans les pays du Sud : 40 % des emplois dans le monde, 60 % en Afrique, et jusqu’à 90 % dans un pays comme le Rwanda ! En France et dans les pays industrialisés, ce taux n’est qu’à 5 %. Si la tendance des pays occidentaux s’impose aux pays du Sud, ce sont des centaines de millions d’emplois qui risquent de disparaître.

C’est que des marchés sont à prendre, encore et toujours :

L’exportation subventionnée de certaines matières premières du Nord vers le Sud peut contribuer à ruiner l’agriculture vivrière locale. Je pense notamment à la farine de blé exportée des pays du Nord vers l’Afrique qui n’en produit pas, qui fait évoluer les habitudes alimentaires des populations. Dans certains cas, en exportant des matières premières du Nord, on récolte un flux inverse, celui des migrants chassés de leurs exploitations par la misère.

Sort-on les pauvres de la pauvreté, ou les plonge-t-on dans une misère qui ne leur laisse aucun choix, sinon celui de rentrer dans le rang, de rejoindre les villes : une désertification des campagnes au profit de l’urbanisation (occidentalisation des modes de vie) et de la misère urbaine. Voilà comment transformer la pauvreté en misère, l’autonomie vivrière locale et la sociabilité villageoise en assistanat, esclavagisme au travail et anonymat, désolidarisation. Diviser pour mieux régner, c’est dissoudre le collectif en individualités étrangères : alors que l’homme était pour l’homme, il devient un loup pour l’homme, un compétiteur, un concurrent sur les marchés du travail ou du logement.

Nous attendons que les projecteurs soient braqués sur l’agriculture familiale, comme acteur de lutte contre le changement climatique et de stabilisation des populations rurales souvent promises à l’exode, au-delà de leur mission première d’approvisionnement des marchés et de sécurité alimentaire.

L’aide au développement sert-elle au développement des campagnes, à conforter et à améliorer ces modes de vie, sert-elle à donner une fierté nouvelle à ces identités ? Que nenni ! Elle sert au développement, et on n’en connaît qu’un seul : le développement occidental, le mythe de la croissance infinie. On massifie les centres urbains, en Chine comme en Afrique et partout où cela peut être fait, on force à l’exode, on interdit, on dérobe les possibles avenirs alternatifs, les richesses alternatives d’un « bien-vivre » (buen vivir) qui ne soit pas façonné selon un modèle standardisé, on déracine à la fois l’homme de sa terre et de la terre pour en faire un prototype mondialisé délocalisable et sans identité, corvéable, c’est-à-dire apte à l’exploitation par la machine industrielle, et aussi acculturé au consumérisme flamboyant. En échange de sa neutralisation, de sa soumission, on lui promet le monde en technicolor des écrans plats tactiles et des espaces climatisés. Mais il n’y a pas de négociation, pas de choix, c’est « marche ou crève » ! Isabel Paterson écrit, dans God of the machine :

Les ordres religieux ont tenu des hôpitaux, érigé des orphelinats, distribué de la nourriture. Une partie des dons était donnée sans condition, pour qu’il n’y ait pas d’obligation sous le manteau de la charité. Il n’est pas décent de dépouiller un homme de son âme en échange de pain.

Tout comme l’obole donnée au mendiant ne sert en aucun cas à donner une quelconque liberté à l’individu, mais au contraire à l’apaiser, à le domestiquer, à en faire un décor familier et inoffensif, l’aide au développement est surtout une prime d’assurance versée à des gouvernements dictatoriaux afin d’assurer la stabilité de diverses régions aux intérêts économiques ou stratégiques variés et de restreindre les mouvements migratoires. Comme le souligne cet article :

La démonstration a été faite de nombreuses fois sur les effets pervers de l’aide internationale au développement : elle soutient des gouvernements corrompus et réduit la croissance économique en sabotant les activités locales et en perpétuant ainsi un cycle de dépendance. Cette démonstration a été faite encore et encore. Reason [Magazine] cite ainsi des études et des articles de American Enterprise Institute, Der Spiegel, NPR, The Atlantic, New York Times… On peut y ajouter cet article de Vox sur le scepticisme des experts sur les bienfaits de la Bill & Melinda Gates Foundation.

Delhommais écrit, dans un édito dans Le Point (08/06/2015) :

Beaucoup estiment que l’APD [Aide Pour le Développement] présente de nombreuses conséquences négatives : corruption, inflation, gaspillage, pression politique de la part des pays donateurs, hausse artificielle des taux de change pénalisant les exportations, épargne découragée au profit de la consommation, irresponsabilité des gouvernements assurés de toucher une aide d’autant plus élevée que les performances économiques de leur pays sont plus mauvaises. Dans un livre-choc publié en 2009, L’Aide fatale, l’économiste zambienne Dambisa Moyo expliquait que c’était l’aide publique elle-même qui avait enfermé l’Afrique dans le piège de la pauvreté. « L’aide a été et continue d’être un désastre total sur le plan politique, économique et humanitaire. Des millions de gens en Afrique sont plus pauvres aujourd’hui à cause de l’aide internationale. »

Isabel Paterson écrit, dans God of the machine :

L’humanitariste souhaite être l’élément moteur de la vie des autres. Il ne peut admettre ni l’ordre divin ni l’ordre naturel, dans lesquels les hommes ont le pouvoir de s’aider eux-mêmes. L’humanitariste se met à la place de Dieu. Mais il est confronté à deux faits gênants : premièrement, le compétent n’a pas besoin de son aide et, deuxièmement, la majorité des gens, si elle n’est pas pervertie, ne veut absolument pas que les humanitaristes leur « fassent du bien. »

C’est pourquoi le caractère de l’humanitariste n’est satisfait que lorsqu’il peut porter assistance à des personnes en situation de subordination vis-à-vis de lui : ainsi le mendiant, toujours sans abri, toujours affamé, peu instruit, incapable de trouver un travail pour subvenir à ses besoins, doit-il rester mendiant longtemps. Car s’il ne vivait plus aux crochets de l’humanitariste, qu’adviendrait-il de ce dernier ? Perdrait-il sa bonne âme, sa conscience certaine de faire partie du camp du bien, sa supériorité morale – qu’il n’a de toute manière jamais possédée ?

Si l’objectif premier du philanthrope, sa raison de vivre, est d’aider les autres, son but ultime réclame que les autres soient dans le besoin. Son bonheur est la contrepartie de leur misère.

L’Occident a l’esprit humanitariste (ou philanthrope) le plus cynique qui soit – un dévoiement nauséabond de l’Universalisme des Lumières, de la mission civilisatrice « d’éducation des sauvages » du colonialisme traditionnel à la propagation du capitalisme bourgeois salvateur.

 

L’Occident, c’est encore des Etats-nations, mais c’est aussi, et de plus en plus, des organisations privées qui agissent au-delà des Etats, avec des moyens financiers colossaux – selon les mesures de concentration de la richesse par Oxfam (voir plus haut). Cette situation crée des aléas démocratiques préoccupants, puisque l’on peut acheter des populations, les rendre dépendantes d’une manne financière venue du ciel (et non pas du « travail de la terre ») et in fine les soumettre à cette aide qui s’installe dans la durée et devient une habitude, comme une mafia qui viendrait gangréner les libertés – jusqu’à ce que cette aide leur soit, par une décision prise unilatéralement à des milliers de kilomètres de là, retirée.

Célèbre parmi d’autres, la fondation Bill & Melinda Gates est emblématique de cette puissance qui s’affranchit de tout contrôle démocratique :

La fondation Bill & Melinda Gates est la plus importante organisation philanthropique au monde avec des ressources qui atteignent 42,9 milliards de dollars, le double du PIB de l’Ouganda. […]

La fondation dépense plus chaque année que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) et que la plupart des pays dans le monde pour la santé. La fondation est le deuxième financier de l’OMS après les Etats-Unis et un contributeur majeur de plusieurs agences de l’ONU, de la Banque Mondiale et des principaux acteurs de la santé dans le monde comme le Global Fund qui finance des traitements contre les maladies infectieuses.

« Vous avez des fondations avec des actifs plus importants que 70% des nations du monde qui prennent des décisions sur les politiques publiques et les priorités publiques sans aucune discussion publique et sans aucun processus politique » explique dans Nature Pablo Eisenberg du Georgetown Public Policy Institute.

C’est le même Gates qui déclare à Piketty :

« J’adore tout ce que contient votre livre, mais je ne tiens pas à payer davantage d’impôts ! », lui aurait déclaré Bill Gates. « Son point de vue est compréhensible, a reconnu Piketty. Je pense qu’il s’estime sincèrement mieux placé que le gouvernement pour allouer ses fonds… et par moments cela se vérifie sans doute. » […]

Car non content d’être le plus gros contribuable au monde, Gates est aussi l’homme le plus généreux, ayant distribué plus de 28 milliards de dollars. Or ses priorités sont bien différentes de celles de l’État fédéral américain, dont les dépenses militaires avalent près de la moitié du budget. A contrario, la Bill & Melinda Gates Foundation n’alloue pas d’argent à la défense, se consacrant à l’éducation et à la santé. En somme, alors que Piketty ne pense pas que ce soit le rôle d’un gouvernement de décider qui est honorable – expliquant son refus de la Légion d’honneur -, Bill Gates, lui, se substitue largement au gouvernement lorsqu’il s’agit d’atteindre des objectifs précis, comme celui d’éradiquer la poliomyélite ou de mettre au point un vaccin contre le VIH.

Gates semble avoir oublié qu’il doit largement sa fortune au fait d’être américain, bénéficiant d’une éducation, de droits individuels et de la force d’influence militaro-économique exercée dans le monde par son pays, qui l’a sans doute aidé à investir des marchés étrangers. Ainsi, il a bénéficié, dès sa naissance, du soutien d’un gouvernement dit « démocratique » (faute de mieux) dont il voudrait aujourd’hui se défaire par orgueil (« je peux faire mieux qu’eux »), rompant ainsi les règles, les principes mêmes (la démocratie contre l’autocratie) de ce qui a permis à Bill Gates de devenir l’homme le plus riche de la planète.

Dans l’esprit de Gates (et Piketty le conforte, ce qui est gênant pour ce dernier…), il faudrait donc substituer la bonne volonté de quelques richissimes à des formes d’assistance collective (soins médicaux, revenu minimum, etc.). On en revient au vieux modèle des nobles qui entretenaient de manière discrétionnaire « leurs » pauvres… belle avancée ! Un Zuckerberg suivrait le même chemin anti-démocratique, s’affranchissant de tout contrôle public :

Mark Zuckerberg a annoncé qu’il cèderait 99 % de sa fortune – à peu près 45 milliards de dollars – à une fondation qu’il crée lui-même, dans le but d’améliorer le futur des gens. […] Mark Zuckerberg déclare vouloir soutenir la formation, la lutte contre les maladies ou le rapprochement entre les peuples…

Autant de missions hautement publiques mais, dont, malheureusement, les Etats semblent se désinvestir – et surtout, insuffisamment laisser investir leurs citoyens ! On peut imaginer que ces fondations caritatives ne feront que rajouter du désordre au désordre, et désinvestir encore davantage les populations de la responsabilité de leur devenir, tout en se permettant d’agir en toute opacité :

Certains chercheurs […] dénoncent le manque total de transparence de la fondation [Gates], son pouvoir de veto sur le financement et l’existence même de nombreux organismes internationaux de santé et sur les priorités de ses dépenses. […]

« Le premier principe de la fondation est qu’elle est menée par les intérêts et les passions de la famille Gates », explique The Lancet. […]

Mais ces critiques ont peu d’écho. Sophie Harman, une universitaire de la Queen Mary University de Londres, souligne combien les critiques contre la fondation sont peu nombreuses et inaudibles. « Toute le monde a peur de mettre en cause le rôle des Gates et de la fondation parce qu’ils ne veulent pas perdre leurs financements… ».

L’argent achète la démocratie – je sais, ce n’est pas un scoop.

 

… à la main tendue à l’autre

En revenant dans le domaine de l’agriculture, on peut constater la nature de l’écart entre une aide véritable et une conversion à marche forcée. La sécurité alimentaire est l’une des préoccupations majeures de la Banque Africaine du Développement (BAD) :

Aujourd’hui, malgré les nombreuses potentialités, le secteur agricole ne pèse qu’un quart du PIB des pays africains. S’ajoute à cela la malnutrition, qui coûte 25 milliards de dollars chaque année à leurs économies, selon des estimations de la BAD. Dans ce contexte, parvenir à la sécurité alimentaire est une urgence économique. […] Près d’un million d’enfants africains souffrent de malnutrition grave.

Quoi de plus louable que d’aider l’Afrique à assurer la sécurité alimentaire de sa population ? Selon la BAD, les remèdes sont d’ordre financier (normal, pour une banque…) :

La banque reprend une initiative lancée en octobre 2015 à Dakar et nommée « Nourrir l’Afrique » : un plan d’action en vue de mobiliser les 315 milliards à 400 milliards de dollars dont le continent a besoin sur dix ans pour faire de l’agriculture un secteur compétitif à l’échelle mondiale. […] L’initiative « Nourrir l’Afrique » prévoit de faciliter des investissements privés et des prêts des banques commerciales à travers un partage des risques.

A lire ceci, on peut se poser la question : est-on réellement en train de résoudre la question de la famine en Afrique, ou d’organiser l’industrialisation de l’agriculture africaine ? Car d’une part, qui garantit que cette production nouvelle bénéficiera aux populations qui en ont besoin ? Si cette agriculture devient « compétitive à l’échelle mondiale », ne serait-ce pas pour exporter sa production ? D’autre part, qu’en est-il de l’instabilité politique qui est bien souvent la cause majeure de la famine, avec des populations contraintes à l’exil, spoliées de leurs terres ? Selon le rapport 2015 de la FAO (Food and Agriculture Organization – organisation onusienne) :

40 % – Il s’agit du rapport entre la prévalence de la sous-alimentation et la situation politique des pays. En clair, un pays en crise longue – entendre en guerre – est automatiquement plus enclin à connaitre une crise alimentaire. En cause, l’impossibilité de se fournir en nourriture. En 2012, selon le rapport, 366 millions de personnes vivaient dans une zone en crise. Parmi elles, 129 millions étaient considérées comme sous-alimentées.

Et dans quelles mains passeront les milliards de dollars, avant qu’ils ne soulagent pour de bon l’estomac d’individus dans le besoin ?

On peut enfin fortement douter de la volonté de l’Occident de permettre à l’agriculture africaine de gagner son autonomie, sachant à quel point le secteur agricole fait l’objet, dans tous les pays occidentaux, de mesures protectionnistes et de subventions importantes visant à supprimer la concurrence. Il y a de fortes chances que cette agriculture industrialisée, financée par « des investissements privés et des banques commerciales », n’appartienne jamais aux Africains. Alors, que les surplus alimentaires apportées par une hausse de la production agricole finissent par résorber la famine, on peut l’espérer, et les objectifs fixés à ce propos sont relativement bien atteints :

De bons chiffres, salués par le directeur de la FAO, José Graziano da Silva. « La quasi-réalisation des cibles des Objectifs du millénaire pour le développement (OMD) relatives à la faim montre que nous sommes tout à fait en mesure d’éliminer la faim de notre vivant. Nous devons être la génération faim zéro ».

FAO objectifs faim monde
Atteinte des objectifs de réduction de la faim dans le monde (période 1990-92 à 2014-16)

Mais il s’agira toujours et encore de donner aux nécessiteux, jamais de les rendre aptes à satisfaire leurs besoins par eux-mêmes. Pire encore, en les privant définitivement de la responsabilité de l’exploitation de leurs terres, on les condamne à l’assistanat. « Mais c’est pour leur bien », puisque la famine recule. Et il faut de toute manière en venir à cette agriculture productiviste sinon, comme des rapports catastrophistes le prédisent, le monde s’effondrera dès 2040 à cause de pénuries de nourriture :

A en croire un modèle scientifique construit par le Foreign Office (le ministère anglais des affaires étrangères), certains pays et certaines sociétés pourraient s’effondrer à partir des années 2040 à la suite du manque grandissant et chronique de nourriture dans certaines régions du monde. […]

Selon les projections de la FAO, l’agence de l’ONU spécialisée dans l’agriculture et l’alimentation, la production agricole mondiale doit plus que doubler d’ici 2050 pour faire face à la demande et elle estime qu’il est impossible aujourd’hui de considérer que le monde consacre suffisamment de ressources pour atteindre cet objectif. […]

Mais ce modèle catastrophiste a toutefois le mérite de montrer que notre mode de vie actuel et notamment une surconsommation alimentaire et une surexploitation agricole des pays riches n’est pas durable et pourrait avoir des conséquences planétaires dramatiques.

Au contraire, ce genre de projection linéaire produit des effets contre-productifs qui vont entériner des prises de décision conservatrices ; de plus, comme dans le cas du réchauffement climatique, elles fournissent de l’eau au moulin des détracteurs d’une telle crise : car quand l’obstacle à franchir paraît démesuré, certains entreprennent simplement de l’ignorer. Ainsi, plutôt que d’adopter d’autres usages de la terre et d’autres modes de consommation, qui changeraient le paradigme et donc feraient varier les projections alarmistes, la politique va consister à augmenter encore et toujours la production et le cycle de production-consommation (croissance infinie). Certains décideront pour tous de « ce qui est bon ».

 

L’aide véritable, la main tendue, est d’une toute autre nature : elle est sans attente de retour, gratuite ; elle est dans le respect de l’autre, dans l’acceptation de l’altérité, et non dans la recherche de la mise en conformité, elle est promotion de cette altérité ; c’est un empowerment, elle donne les moyens, l’autonomie, la liberté et la responsabilité ; elle ne garantit pas l’alliance, mais la confrontation régulée, la coopétition noble de la liberté entre égaux, elle cherche à hausser l’autre à son propre niveau, en toute franchise.

Alors il faut se poser cette question : tendons-nous la main à un ami, ou faisons-nous semblant, pour, tout en nous déculpabilisant, gagner davantage que ce que l’on donne ? Il nous faut bien aider, mais il faut aussi offrir une aide suffisante, proportionnée à nos moyens ; Paterson écrit :

Qu’est ce qu’un être humain peut vraiment faire pour un autre ? Il ne peut lui donner que ses propres fonds et son propre temps, autant qu’il peut en avoir. Mais il ne peut pas accorder des facultés que la nature lui a refusé. Ni lui donner ses propres moyens de subsistance sans devenir dépendant lui-même.

Tenons pour acquis que notre générosité doive s’arrêter avant qu’elle ne représente un sacrifice, car la générosité doit être légère et simple pour pouvoir s’exprimer facilement, à de multiples reprises. Elle ne doit pas peser sur la vie comme un sacerdoce – car ceux qui choisissent de se sacrifier, c’est-à-dire les martyrs, n’engendrent pas le monde, ils le nient pour leur gloire. Aussi poussée soit-elle, la générosité ne doit jamais dépasser les limites d’une radicalité généralisable, viable et fertile. Sommes-nous alors aujourd’hui au maximum de ce que nous pouvons offrir sans nous dépouiller nous-mêmes, ou nous reste-t-il de la marge ? Paterson écrit :

On ne peut pas non plus croire que les braves gens soient totalement inconscientes de ce qui se passe vraiment. Mais quand elles savent, comme elles le savent certainement, que trois millions de personnes (estimation basse) sont mortes de faim en une année à cause des méthodes qu’elles préconisent [Paterson parle de l’humanitarisme et du rationnement], pourquoi continuent-elles à fraterniser avec les assassins et à soutenir leurs mesures ? Parce qu’on leur a dit que la mort lente de ces trois millions pourrait finalement bénéficier à un plus grand nombre. Le même argument s’applique tout aussi bien au cannibalisme.

C’est le raisonnement sous-jacent de nos sociétés développées : il faut accepter « l’inévitable », c’est-à-dire des « dégâts collatéraux », des « pots cassés », le sort malheureux de minorités, afin que la majorité vive confortablement selon son bon vouloir. Seulement, d’une part, il ne s’agit pas d’une minorité, mais d’une majorité qui subit le contrepoint du mode de vie adoptée par une minorité. D’autre part, en est-on arrivé à ce stade ? Sommes-nous dans la situation de rescapés d’un crash aérien, perdus au milieu de nulle part, sans aucune ressource ? La réponse va de soi : l’abondance dont nous jouissons en certaines parties du monde affirme le contraire. Dans ce cas, pourquoi nous comporter en cannibales ?

 

La main tendue n’est pas l’assistanat stérile de l’aide ponctuelle et à répéter à l’infini (l’aide humanitaire, bien qu’offrant un secours précieux, prend le risque d’être de celles-là lorsqu’elle devient la seule politique menée), générant plus de désordres qu’elle ne résout de problèmes. Il ne faut pas opposer ni confondre l’urgence du court terme (sauver des vies, ici et maintenant) au moyen et long terme qui constituent aussi une urgence du présent : ce développement aujourd’hui permettra de prévenir les urgences de demain. Sinon, on tentera vainement de remplir un puits sans fond :

L’Europe sera en mesure de faire face aux problématiques liées à l’immigration […] si elle sait adopter des politiques justes, courageuses et concrètes qui aident leurs pays d’origine dans le développement sociopolitique et dans la résolution des conflits internes – cause principale de ce phénomène – au lieu des politiques d’intérêt qui accroissent et alimentent ces conflits. Il est nécessaire d’agir sur les causes et non seulement sur les effets.

Pape François – discours au parlement européen

Les urgences d’aujourd’hui, de demain et d’après-demain doivent toutes se traiter dès maintenant. Par exemple, lors de la crise du virus Ebola, l’urgence consistait autant à endiguer l’épidémie qu’à transférer et mettre en place des compétences locales, comme le déclare Michel Sidibé, dans Le Point du 18/12/2014 :

Le vrai problème, ce n’est pas l’OMS. C’est l’architecture de la santé mondiale qui ne répond plus à la demande. Certes, il nous faut des mécanismes pour renforcer les capacités des grandes organisations, mais l’action directe et rapide nécessite des structures plus légères. Il faut qu’on ait un MSF africain. Je dis bravo aux organisations qui se battent, qui prennent des risques énormes, mais il n’y a pas d’autochtones parmi les médecins en première ligne, il faut en former rapidement. On cherche 9 milliards de dollars pour contenir l’épidémie, c’est très bien. Mais on aurait pu le faire avec une armée de soignants et un sous-système de santé communautaire, qui aurait créé des compétences.

 

Esther Duflo, pour reprendre ses dires (voir plus haut), considère la question de la pauvreté comme un ensemble de facteurs complexes, dont la résolution semble hors de portée d’un simple financement, ni d’actions désordonnées menées par quelques philanthropes désœuvrés. Tout comme on ne peut exporter la démocratie (qui doit être l’expression locale d’une population libre, c’est-à-dire de citoyens éclairés), on ne peut exporter les conditions de la sortie de la misère, ni soumettre des peuples à un unique modèle de développement – sous prétexte qu’il fonctionne (ce qui n’est probablement plus le cas). Tout au plus peut-on y aider en créant un climat propice (éducation, lutte contre la corruption, libertés individuelles et démocratie réelle, auto-suffisance alimentaire, connaissances médicales et sanitaires…) qui insufflera la voie – puis, avec une tape dans le dos, dire « au revoir » et « bonne chance ».

Il s’agit donc de tout un faisceau d’aides à mettre en œuvre pour permettre un développement ayant pour vocation première l’autonomisation des peuples en tout sujet (politique, culture, économie, social, sécurité, santé, éducation, etc.). Plus largement, il faut donc repenser et refonder l’intermédiation entre les Etats – quitte à supprimer certaines prérogatives de ces Etats, pour aboutir à une organisation de type inter-communautaire, sans mandat politique (mon utopie métapolitique libérale).

Une réflexion sur « De la pauvreté, de la misère, de l’humiliation »

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