Il y a quelque chose de dommageable à vivre au XXIe siècle : c’est que le monde est devenu une terra cognita. Pire, c’est un territoire qui paraît bien trop réduit pour l’espèce humaine, à tel point qu’on se le dispute toujours plus avidement. A tel point aussi que l’on en épuise les ressources. Bref, dans ce monde fini, il semble que l’on doive désormais apprendre à vivre parcimonieusement, c’est-à-dire à faire preuve de retenues diverses, choses désagréables s’il en est, ô combien contraires à nos passions débordantes et difficiles à admettre ; des contraintes à adopter pour des siècles certainement, que l’on désigne sous le nom de frugalité.
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L’homme du XXIe siècle – la terre et le ciel
Les pieds sur sa terre (son territoire, son terroir) et le même ciel pour tous.
Ou, dit autrement : à chacun ses racines, mais à tous le ciel – l’air que l’on respire, l’eau que l’on boit, la terre notre planète.
Cette devise doit être notre guide pour ce siècle au moins. Nous avons plus que jamais conscience de la finitude du monde, et de l’obligation qui nous est faite de le partager. Faite d’altérités, de pluralité, l’humanité vit un destin commun – ce qui ne signifie nullement, donc, un destin « unique » !
La contrainte nouvelle, parce qu’impossible désormais à ignorer, est l’universalité des responsabilités. Tout est lié et il n’est plus possible d’ériger des frontières à la manière de murs infranchissables. Tout est perméable, tout est hospitalité, malgré les efforts d’un grand nombre à se montrer hostiles face à cette nouvelle situation.
La liberté reste à construire pour ce monde des hommes fragile, plus facilement en proie à la violence auto-destructrice qu’à l’entente féconde. La civilisation pour demain saura accueillir et favoriser la pluralité, éviter le nombrilisme de la toute puissance ou au contraire la misanthropie régressive tout en veillant à ne pas chercher la domination totale pour d’hypothétiques raisons (naturelle, historique ou scientifique). Elle devra faire avec un imprévu complexe (la menace pesant sur l’écosystème) et concilier immanence et transcendance.
Une des fresques les plus célèbres de Raphaël qui se trouvent au Vatican représente la dite École d’Athènes. Au centre se trouvent Platon et Aristote. Le premier a le doigt qui pointe vers le haut, vers le monde des idées, nous pourrions dire vers le ciel ; le second tend la main en avant, vers celui qui regarde, vers la terre, la réalité concrète.
– Pape François, discours parlement européen (25 novembre 2014)
Il s’agit d’une relecture du concept de glocal (global et local), d’une réinterprétation du slogan « think global, act local » (penser globalement, agir localement) : penser une possibilité de vie universelle, un en-commun viable, tout en respectant les libertés, les différences, les altérités, la pluralité du local. C’est une convention (une religion) vers une nouvelle organisation, hospitalière et pacifique.
Homo pragmaticus : du matérialisme
Ce qui est créé par l’esprit est plus vivant que la matière.
– Baudelaire
Il semble difficile de pouvoir donner raison à Baudelaire, dans un temps où tout est matériel, concret, mesurable et quantifiable (et pour les domaines où l’on ne dispose pas encore d’instruments de mesure, ils seront bientôt inventés). La matière a l’air plus vivante que l’homme et ses pensées, et on lui accorde bien davantage d’égards. Le souffle (ou plutôt l’expiration) matérialiste, utilitariste, scientiste et objectiviste exhale une tiède puanteur mécanique et intoxicante d’huile, de gaz d’échappement et de particules métalliques. Dans la fabrique, des hommes de chair prennent place entre les machines-outils rutilantes de leur sueur noire. Ils tentent de servir au mieux une logique qui les dépasse mais qu’ils ont appris à vénérer comme un processus vital bienfaiteur et infini. Les chairs brutalisées et concassées sont autant de démonstrations du sacrifice, comme vertu du martyr, qui s’exhibent fièrement.
Et ces bienfaits et cette fierté sont autant individuels que collectifs, corroborés par le fait qu’eux aussi, en tant qu’éléments matériels, sont mesurables et quantifiables. Il existerait donc un horizon indépassable, et c’est, ô joie ! celui dans lequel nous serions d’ores et déjà projetés.
Le combat des idées : une rudesse hospitalière
Love will tear us apart.
– Joy Division
(ma traduction : l’amour nous déchirera)
Il vaut mieux rejeter l’autre par un amour déçu que par indifférence ou haine : cela implique au moins que l’on sache à qui l’on a affaire.
Mais l’évitement est devenu la norme, et la rencontre véritable, le combat, est une rareté fragile. Dans ces conditions, le délitement démocratique est inévitable : c’est l’espace public, la scène du politique qui disparaît.
Ethique de l’hospitalité
Déjà exprimée par Kant et renouvelée par la responsabilité illimitée envers l’autre de Levinas, je reprends à mon tour la définition d’une éthique de l’hospitalité afin de former le fondement et la raison d’être de mon utopie. Il faut rappeler, en préambule, que la liberté de circulation figure d’ores et déjà dans l’article 13 de la Déclaration universelle des droits de l’homme.
La liberté de circulation est le droit pour tout individu de se déplacer librement dans un pays, de quitter celui-ci et d’y revenir.
Mais cette vague et fébrile déclaration d’intention n’offre aucune liberté concrète d’aller et venir ni ne fonde les principes structurants du droit individuel à se mouvoir dans un monde recouvert d’Etats jaloux de leurs frontières. Entre un inefficace article de droit international (sic) et l’injonction morale à l’hospitalité, il existe un gouffre qui correspond à la différence entre de stériles palabres et la politique véritable.
Assimilation, intégration, multiculturalisme… et pluralité
Il suffit de prononcer l’un de ces trois mots pour attirer a minima des regards soupçonneux, si ce n’est l’ire épidermique des colporteurs de la bien-pensance rampante. Assimilation, intégration, et pourquoi pas identité nationale, aussi ? De là à être traité de raciste, de fasciste, voire de nazi… mais quelle mouche me pique, d’ouvrir la boîte de Pandore ?
Toujours pour la même raison : s’il y a des crétins congénitaux qui font mainmise sur des sujets sérieux et cruciaux en prenant en otage les termes du débat, et que d’autres se font leurs alliés, par paresse ou faiblesse, en n’osant plus prononcer ces mots ni respecter l’exigence démocratique du débat d’idées (puisqu’ils se contentent de prendre un air dégoûté et de se boucher le nez), il faut bien qu’il y en ait un qui se fasse tabasser entre le marteau et l’enclume. Bam ! C’est tombé sur moi ! (oh, je n’ai pas de mérite, j’adore ça !)
Altérité et pluralité
De ces hommes de jadis, d’ailleurs ou de demain, nous ne savons peut-être rien, mais nous savons au moins que ce sont des hommes comme nous, prisonniers d’un discours et d’un dispositif, et libres à moitié ; ce sont nos frères. Être curieux d’autrui, ne pas le juger, ce n’est pas de l’humanisme, ça ? Vous préféreriez plus de dogmatisme édifiant ?
– Paul Veyne, Foucault, sa pensée, sa personne
Ainsi se résume, selon Paul Veyne, l’humanisme de Foucault. Humanisme a minima, peut-être, mais humanisme amplement suffisant – nécessaire et suffisant : reconnaître chez l’autre un semblable, un frère certes différent mais pourtant contraint à la même condition humaine (subjectivité et sociabilité), et de cette différence, n’en faire ni une condamnation ni un ennemi, mais au contraire une richesse réciproque qu’il faut être avide de partager.
Liberté selon Arendt
Selon Hannah Arendt, la chose est entendue : la liberté, c’est la politique (et inversement). Elle écrit précisément :
Le sens de la politique est la liberté.
– Hannah Arendt, Qu’est-ce que la politique ? (éditions Seuil)
Ce faisant, Arendt opère un renversement par rapport à la tradition philosophique qui définit, depuis Platon ou Parménide selon elle, la politique comme « un moyen en vue d’une fin supérieure ». Elle résume ainsi ce postulat trompeur :
La politique, à ce qu’on dit, est une nécessité absolue pour la vie humaine, aussi bien pour la vie de l’individu que pour celle de la société. […] La tâche et la fin de la politique sont de garantir la sécurité de la vie au sens le plus large. Elle permet à l’individu d’atteindre ses fins dans le calme et la paix, c’est-à-dire sans être importuné par la politique – peu importe les sphères de la vie dont relèvent ces fins que la politique doit garantir, qu’il s’agisse au sens antique de permettre à un petit nombre de s’adonner à la philosophie, ou qu’il s’agisse au sens moderne de garantir au grand nombre la vie, un gagne-pain et un bonheur minimal. C’est parce que […] cette vie en commun réunit des hommes et non des anges que le souci de l’existence suppose un Etat qui détienne le monopole de la violence et qui empêche la guerre de tous contre tous.
La condition de l’homme préhistorique contemporain
J’ai toujours le sentiment de tailler le biface dans la caverne.
En quoi différons-nous de l’homme préhistorique ? Notre existence est-elle si différente ?
Nous avons ce fait nouveau, pour les plus chanceux d’entre nous : la certitude de notre subsistance, par l’octroi de droit d’un ensemble de moyens sécuritaires, alimentaires et médicaux garantis par la société dans laquelle nous vivons. Mais au profit de quoi, sinon ce profit lui-même ? Car on a fait société d’abord pour s’assurer de combler ces besoins primaires. Les projets idéologiques (« utopies » au sens commun, auquel je ne souscris pas) sont venus après, et il semble qu’ils ont tous mené à l’impasse en étant abandonnés ou trahis.
Un homme automatiquement nourri, soigné et protégé contre l’agression se retrouve face à lui-même, et ce face-à-face lui impose de se forger une colonne vertébrale idéologique, c’est-à-dire un socle de valeurs qui conditionne ses choix et son mode de vie, et institue les termes initiaux des rapports entretenus avec les individus qui ont souscrit à ce même socle idéologique.
Ce socle de valeurs évite de se sentir étranger partout, y compris à soi-même.
Mais, comme l’écrit La Boétie dans son Discours de la servitude volontaire :
On ne regrette jamais ce qu’on n’a jamais eu. Le chagrin ne vient qu’après le plaisir et toujours, à la connaissance du malheur, se joint le souvenir de quelque joie passée. La nature de l’homme est d’être libre et de vouloir l’être, mais il prend facilement un autre pli lorsque l’éducation le lui donne.
Disons donc que, si toutes choses deviennent naturelles à l’homme lorsqu’il s’y habitue, seul reste dans sa nature celui qui ne désire que les choses simples et non altérées. Ainsi la première raison de la servitude volontaire, c’est l’habitude.
L’utopie comme ligne directrice
Comme j’en arrive à la conclusion ici, l’inexistence avérée de toute objectivité morale conjuguée à la primauté de la subjectivité comme mode d’action humain oblige toute future construction intellectuelle systémique à se projeter en une utopie, c’est-à-dire :
La description concrète (par la simulation) de la situation envisagée (une organisation) qui matérialise le résultat de l’ensemble des principes subjectifs (hiérarchie de valeurs) défendus par leur(s) auteur(s)
Ce qui aura pour vertus de laisser l’idéologie au rencart, aussi bien que de démasquer les prédicateurs, les politiciens et les sophistes : tous ceux qui prônent des valeurs et des modes de conduite « pour les autres » et n’en assumeront jamais les responsabilités concrètes ; tous ceux aussi qui croient que l’addition des réformes (pour ne pas dire réformettes) font une politique d’ensemble.
Cela permet de ne plus penser « hors-sol » mais bien les mains dans le cambouis, dans la franchise et la transparence de la situation à laquelle aboutirait la réification des valeurs prônées : expérimenter, pour prouver la viabilité.